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Le grand biologiste David Liu (Harvard) : « L’humanité pourra bientôt agir sur son destin génétique »

Le grand biologiste David Liu (Harvard) : « L’humanité pourra bientôt agir sur son destin génétique »

Le sourire du bébé KJ, ses grands yeux bleus ouverts sur le monde, ses bonnes joues, avaient illuminé l’actualité voilà quelques semaines. Tellement mignon, malgré son petit pansement sur le visage. Tellement vivant, lui qui souffrait d’une maladie hépatique ultra-rare dont les deux seules issues sont normalement la greffe de foie ou le décès. Un petit miracle, rendu possible par une nouvelle technique de thérapie génique qui a pu corriger la mutation en cause dans sa pathologie – une seule lettre mal écrite, parmi les milliards que compte l’ADN humain.

Le scientifique à l’origine de cette prouesse s’appelle David Liu. Chimiste et biologiste moléculaire, ce professeur au Broad Institute (MIT – Harvard) est sans conteste l’un des chercheurs les plus en vue du moment. Auteur de 275 articles scientifiques, détenteur de 110 brevets, cofondateur de plusieurs start-up, il a aussi reçu au printemps le prestigieux Breakthrough Prize, considéré comme l’antichambre du Nobel. Et pour cause : ses inventions ont révolutionné les technologies de modification du génome – et permis aux médecins de KJ de le soigner.

Là où Crispr-Cas9 avait ouvert la voie, en permettant de couper l’ADN pour effacer des erreurs, les outils imaginés par David Liu offrent la possibilité de littéralement le réécrire, à la façon d’un traitement de texte. C’est grâce à ces avancées que les applications médicales de l’édition génétique deviennent véritablement possibles – la première génération d’outils, plus proches des ciseaux que du crayon, était souvent trop imprécise pour cela. Plusieurs essais cliniques sont déjà en cours un peu partout dans le monde.

Même s’il reste bien sûr encore des défis à surmonter, cette capacité inédite à remodeler nos gènes à volonté ouvre des perspectives immenses, y compris dans des pathologies plus courantes, comme les cancers ou les pathologies cardiovasculaires – mais aussi des défis nouveaux. Entretien.

L’Express : Vous avez considérablement amélioré la technologie d’édition du génome connue sous le nom de Crispr-Cas9. Pouvez-vous nous expliquer ce que vos travaux ont permis d’accomplir ?

David Liu : Crispr-Cas9, tel qu’il existe dans la nature, est une paire de ciseaux qui coupe l’ADN. Il s’agit à l’origine d’un système de défense bactérien, un moyen pour les bactéries de perturber les gènes des virus en les coupant. Mais pour la plupart des maladies génétiques, se contenter de couper le gène anormal ne suffit pas à aider le patient. Il faut plutôt corriger précisément la mutation responsable de la maladie.

Notre génome est constitué de 6 milliards de nucléotides, ou bases. Il en existe quatre types : A, C, G et T (pour adénine, cytosine, guanine et thymine). Ce sont comme des lettres qui, ensemble, forment un livre. Mais parfois, il peut y avoir des fautes d’orthographe, des mots manquants, en trop, ou mal placés. Par exemple, la suppression de trois lettres – CTT – dans un gène appelé CFTR, à la position F508 de ce gène, est la cause la plus fréquente de la mucoviscidose. Et une faute de frappe qui remplace un C par un T à la position 1824 du gène LMNA provoque la progéria, une maladie grave qui fait vieillir les enfants très rapidement, avec une espérance de vie moyenne d’environ 14 ou 15 ans.

Dans la plupart des cas, pour aider les patients, il faut réinsérer les lettres manquantes, ou corriger celles mal orthographiées. Si Crispr est une paire de ciseaux, alors les outils d’édition de bases et de « prime editing » que notre équipe a développés permettent de corriger les erreurs et de réécrire l’ADN. L’édition de bases est comme un crayon qui peut remplacer une lettre par une autre de notre choix. Le « prime editing » agit comme un traitement de texte qui permet une véritable édition de type « rechercher et remplacer », en remplaçant la séquence à l’origine de la maladie par une séquence saine.

Plus précisément, comment cela fonctionne-t-il ?

Ces éditeurs n’existent pas dans la nature : ce sont des machines moléculaires conçues en laboratoire pour repérer la séquence d’ADN à corriger à l’aide du magnifique mécanisme de ciblage par ARN programmé de Crispr. Pour l’édition de bases, nous avons ajouté des composants protéiques qui réorganisent les atomes de la lettre d’ADN ciblée pour la transformer en une autre lettre. L’édition de bases est donc de la chimie appliquée aux bases d’ADN ciblées. Le « prime editing » fonctionne différemment : il génère un nouveau segment de lettres d’ADN de notre choix au niveau du site cible, puis remplace la séquence d’ADN originale par cette nouvelle séquence.

Combien de temps vous a-t-il fallu pour obtenir ces résultats ?

Nous avons commencé à travailler sur le premier éditeur de bases en 2013 et l’avons publié en 2016. Il pouvait remplacer les C par des T, et les G par des A. Nous avons publié le second éditeur de bases en 2017 pour faire l’inverse : remplacer les T par des C, et les A par des G. Ces deux outils peuvent corriger environ 30 % des mutations connues responsables de maladies, mais ils ne peuvent pas ajouter des lettres manquantes, supprimer des lettres en trop, ni effectuer certaines substitutions comme convertir un T en A.

C’est pourquoi en 2019 nous avons développé le « prime editing », qui peut réaliser toutes ces modifications : remplacer n’importe quelle lettre par une autre, insérer des lettres manquantes, supprimer des lettres en excès, ou toute combinaison de ces changements. La force de cet outil réside dans sa polyvalence incroyable, d’autant qu’il peut remplacer plus de 100 lettres d’ADN en une seule fois. Presque toutes les mutations pathogènes sont beaucoup plus petites que 100 lettres.

Vos outils pourraient donc guérir n’importe quelle maladie génétique ?

C’est une question importante, et la réponse doit être bien comprise. En théorie, notre technologie de « prime editing » pourrait corriger plus de 90 % des mutations connues pour causer des maladies. Mais en plus de développer un éditeur adapté à chaque pathologie, nous devons aussi trouver un moyen d’introduire ces machines moléculaires au bon endroit dans le corps, dans les cellules dont le génome doit être corrigé. Parfois c’est facile, parfois non. Il reste encore beaucoup à faire avant de pouvoir acheminer ces machines vers n’importe quel tissu du corps.

Pour l’instant, les efforts se concentrent sur les tissus les plus accessibles : cellules souches sanguines (modifiables en dehors du corps puis réimplantées), foie, certains muscles, rétine, etc. Des équipes travaillant sur le tissu pulmonaire semblent proches du but. Certains virus peuvent aussi transporter nos éditeurs jusque dans le cerveau, mais la livraison à bien d’autres tissus reste difficile. Ainsi, bien que ces technologies puissent théoriquement corriger presque toutes les mutations pathogènes connues, plusieurs autres éléments doivent se combiner pour réussir à traiter une maladie génétique. Et dans la plupart des cas, il faut du temps avant de savoir si un traitement est une véritable « guérison », mais les résultats de nombreux essais sont très prometteurs.

Quelles applications ont déjà été testées chez l’homme ?

Au moins 19 essais cliniques se trouvent en cours, avec des dizaines de patients déjà traités aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Nouvelle-Zélande, au Canada et en Chine. Des résultats ont déjà été annoncés pour au moins sept de ces essais. Jusqu’à présent, tous montrent que l’édition semble sûre et efficace. Les seuls effets secondaires observés ne sont pas liés à l’édition génétique elle-même, mais à d’autres aspects des essais. Aucun effet délétère causé par une modification hors cible [NDLR : non voulue] n’a été rapporté jusqu’à présent, ni de réaction immunitaire grave.

La toute première utilisation d’un éditeur de bases chez l’humain remonte à 2022. Une jeune fille de 13 ans, Alyssa Tapley, a été traitée avec trois éditeurs de bases pour sa leucémie. Dans le cas du bébé KJ Muldoon, qui a fait l’objet d’une large couverture médiatique il y a quelques semaines, il s’agissait du sixième essai clinique à rapporter des résultats. KJ souffrait d’une maladie hépatique mortelle. Il se porte maintenant très bien, ce qui n’aurait pas été possible sans ce traitement. Bien sûr, il faudra du temps avant de parler de « guérison », mais ces résultats sont encourageants. Il en va de même pour Brandon Baptiste, qui a reçu un traitement par édition de bases pour sa drépanocytose, une maladie du sang.

D’autres essais concernent la myopathie de Duchenne, diverses formes de leucémie, et des maladies génétiques rares affectant les poumons, le cerveau ou le foie. Récemment, un jeune homme de 18 ans a bénéficié pour la première fois de la technologie de « prime editing ». Il s’agissait de traiter une déficience immunitaire, et ce patient semble avoir retrouvé l’activité enzymatique manquante après édition de ses cellules souches sanguines.

Etes-vous directement impliqué dans tous ces essais cliniques ?

Mon laboratoire ne mène pas ses propres essais cliniques. Mais deux des entreprises que j’ai cofondées, Beam Therapeutics et Prime Medicine, mènent plusieurs essais cliniques d’édition de bases et « prime editing », y compris certains de ceux évoqués ici. Nous partageons aussi librement nos résultats avec le reste de la communauté scientifique. Cela signifie que d’autres laboratoires académiques et groupes à but non lucratif peuvent également utiliser nos technologies à des fins non commerciales pour développer et tester de nouveaux traitements.

De nombreux groupes nous ont contactés pour collaborer avec notre laboratoire. Tant qu’ils disposent de bons modèles cellulaires et animaux, et d’une bonne compréhension biologique du lien entre la séquence d’ADN et la maladie, j’essaie d’accepter autant de collaborations que possible, car elles sont des étapes cruciales pour atteindre les patients. Nous avons déjà noué des dizaines de collaborations comme celles-ci dans le monde. Si l’édition de bases ou l’édition prime aboutit à une utilisation commerciale, les participants peuvent conclure un accord avec Beam Therapeutics ou Prime Medicine, qui détiennent les droits exclusifs sur les médicaments d’édition de bases et de « prime editing ».

Quelles autres maladies pourraient être bientôt ciblées ?

Nous espérons lancer un essai clinique pour la progéria, en partenariat avec le National Institut of Health [NDLR : Institut national de santé, l’équivalent de l’Inserm en France]. Nous travaillons aussi sur l’amyotrophie spinale, la mucoviscidose, l’hémiplégie alternante de l’enfance (AHC) ou encore l’ataxie de Friedreich, entre autres pathologies.

En dehors de certains cancers, que vous avez déjà évoqués, des maladies plus courantes pourraient-elles aussi être concernées ?

L’un des essais cliniques en cours avec l’édition de bases concerne l’hypercholestérolémie, qui touche de nombreuses personnes. Ces patients ont des niveaux très élevés de « mauvais » cholestérol (LDL) et courent un risque important d’infarctus ou d’AVC. Le médicament, développé par la société de biotechnologie Verve Therapeutics, cible un gène appelé PCSK9. Dans ce cas précis, il ne s’agit pas de corriger une mutation, mais d’en créer une, en remplaçant un A par un G dans ce gène. On sait que les personnes porteuses de mutations similaires dans PCSK9 ont un taux très bas de cholestérol LDL et semblent protégées contre les maladies cardiovasculaires.

Une douzaine de patients atteints d’hypercholestérolémie familiale ont été traités avec succès. Leur taux de LDL a chuté jusqu’à 60 % après l’injection de l’éditeur de bases, selon les dernières données disponibles. Certains estiment que ce médicament pourrait bénéficier à beaucoup plus de personnes, car une grande partie de la population se trouve à risque de maladies cardiaques à cause de sa mauvaise alimentation. Le laboratoire Eli Lilly vient d’ailleurs d’acquérir Verve Therapeutics pour plus de 1 milliard de dollars. Il faudra certes encore du temps pour démontrer les bénéfices à long terme de ce traitement, mais ce produit pourrait devenir l’une des premières thérapies d’édition génétique à grande échelle in vivo, et transformer profondément la prise en charge et la prévention des maladies cardiovasculaires.

A quoi pourrait ressembler la médecine du futur si votre technologie tient ses promesses ?

J’espère qu’un avenir pas trop lointain verra la fin de la perception des erreurs dans notre ADN comme des condamnations à mort ou des tragédies sans remède. J’espère surtout que notre travail permettra à l’humanité d’avoir son mot à dire sur son avenir génétique, de pouvoir le changer. Pour moi, ce serait l’illustration de ce que le travail et la créativité humaine peuvent offrir de meilleur. En attendant, je reçois chaque jour des courriels de familles dont les enfants souffrent de maladies terribles, et qui me demandent de l’aide. Je dois leur expliquer que même si nous pouvons développer un système d’édition capable de corriger leur mutation, beaucoup restent à faire avant de pouvoir le tester cliniquement, et que ces efforts prennent souvent des années et peuvent coûter des millions de dollars.

Le coût des thérapies géniques est un enjeu majeur. Quelle est votre position à ce sujet ?

Il y a deux problèmes. La fabrication, qui doit être rationalisée et constamment améliorée. Et surtout, les questions réglementaires. Bien qu’environ 300 millions de personnes dans le monde souffrent d’une maladie génétique, le fait qu’il y ait environ 10 000 pathologies génétiques différentes signifie que chacune touche seulement quelques milliers de patients, voire beaucoup moins. Parfois, comme dans le cas du bébé KJ, une mutation peut être propre à ce patient et n’avoir jamais été observée auparavant. Aujourd’hui, il faut recréer un modèle cellulaire, puis un modèle animal, puis effectuer de nombreuses études de toxicité longues et coûteuses avant de démarrer un essai clinique. Tout cela est très onéreux, même si la plupart du temps, nous ne faisons que modifier les lettres ciblées par l’éditeur.

Pour accélérer le processus et le rendre économiquement viable, nous devons tirer parti des leçons apprises lors du développement de chaque traitement pour simplifier les procédures du suivant. Nous avons engagé de telles discussions avec les agences réglementaires ; les récents succès, dont celui du bébé KJ, ont permis d’enclencher la conversation nationale nécessaire sur ce sujet. Les patients sont dans une situation d’urgence, et nous devons aider autant d’entre eux que possible, aussi rapidement que possible.

Craignez-vous que vos outils puissent être détournés ou utilisés de manière non éthique ?

La technologie que nous avons développée est très puissante. J’espère que la communauté scientifique continuera d’agir avec bon sens en réservant son utilisation aux cas justifiés du point de vue du rapport bénéfice-risque. Heureusement, je n’ai connaissance d’aucune tentative crédible de détournement, mais comme l’a rappelé le scandale des bébés Crispr [NDLR : lorsqu’un chercheur chinois avait modifié le génome d’embryons pour les rendre « résistants » au VIH], nous devons rester vigilants.

Justement, beaucoup redoutent la création de « bébés sur mesure« . Cela vous paraît-il réaliste ?

Je ne crois pas à ces scénarios dystopiques, du moins pour l’instant, pour des raisons scientifiques. L’intelligence, les capacités physiques, et même la taille ne dépendent pas d’un seul gène. Ils sont liés à un grand nombre de variations génétiques réparties dans tout le génome, combinées à des influences environnementales. Nous pouvons changer une ou deux lettres d’ADN et sauver la vie d’un bébé condamné par une maladie génétique terrible, mais à l’heure actuelle, nous ne connaissons aucun moyen pour qu’un tel changement confère une intelligence supérieure à un enfant à naître. Ce scénario ne me préoccupe donc pas, contrairement à l’urgence de relier toute cette science aux patients atteints de maladies génétiques, qui ont désespérément besoin de ces traitements.

Vous êtes affilié à l’université Harvard, particulièrement ciblée par l’administration Trump. Votre laboratoire a-t-il été affecté par les nouvelles politiques du gouvernement américain ?

Malheureusement oui, comme beaucoup d’autres à travers le pays. Nos doctorants ayant obtenu des bourses très compétitives de la National Science Foundation ont vu leur financement supprimé, tout comme certaines subventions fédérales pour nos programmes de formation et de recherche. Ces coupes nous affectent, mais elles pénalisent aussi de nombreux chercheurs à travers le monde, car ces financements sont souvent attribués à des consortiums de recherche internationaux.

Je ne pense pas que le grand public comprenne bien comment fonctionne la science. Lorsque nous recevons des financements pour nos laboratoires, ils servent à payer les fournitures et équipements nécessaires aux recherches, et à soutenir les étudiants, postdoctorants et jeunes chercheurs qui mènent les expériences. Ces jeunes très talentueux pourraient tous gagner beaucoup mieux leur vie, en travaillant bien moins, s’ils choisissaient une autre voie que celle de la recherche pour le bien commun de l’humanité. Mais aujourd’hui, aux Etats-Unis et dans bien d’autres pays où la science reste sous-financée, ce sont précisément ces jeunes qui souffrent le plus. Nous devrions au contraire tout faire pour les soutenir.

Rêvons un peu : si vous aviez des ressources financières illimitées, quelles grandes questions scientifiques non résolues aimeriez-vous aborder ?

Je créerais immédiatement un institut de génétique interventionnelle pour appliquer les technologies les plus avancées d’édition du génome à autant de maladies que possible, sans avoir à me soucier du coût. C’est mon rêve : rendre ces traitements accessibles aux millions de patients qui en ont un besoin urgent, et qui n’ont actuellement aucune option thérapeutique. Et il ne faut pas oublier que les familles de ces patients souffrent énormément elles aussi.



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Author : Stéphanie Benz

Publish date : 2025-07-06 15:00:00

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