Imaginez un instant. Nous sommes dans la France de 1958. En pleine crise algérienne, les Français votent en faveur de l’ostracisation du général de Gaulle. Le héros de la Résistance, contraint à dix années d’exil. Non pas qu’il se soit rendu responsable d’une faute impardonnable. Mais par simple précaution démocratique, pour écarter l’ombre d’un pouvoir personnel, conjurer le spectre d’une dérive autoritaire, alors dénoncée par des figures politiques comme le communiste Maurice Thorez ou le radical Pierre Mendès France.
Un tel scénario paraît absurde, inconcevable. Et pourtant, aux yeux d’un Athénien du Ve siècle av. J.-C., rien de plus banal. L’ostracisme – l’exclusion temporaire d’un citoyen de la cité, votée par l’Ecclésia – était considéré comme un garde-fou salutaire contre la tyrannie.
Pour Périclès, un régime aussi centralisé ne saurait se dire démocratique…
Imaginez maintenant Périclès, illustre homme d’Etat athénien né vers 495 av. J.-C., projeté dans la France d’Emmanuel Macron. Que penserait-il de notre démocratie ? « Il serait déconcerté, incapable de comprendre notre système », estime Josiah Ober, historien à Stanford. « Pour lui, un régime aussi centralisé ne saurait se dire démocratique, car le peuple n’y exerce pas directement sa souveraineté. » Christophe Pébarthe, maître de conférences à Bordeaux-Montaigne abonde : « Périclès serait frappé par l’importance des pouvoirs du président et la faiblesse délibérative du Parlement. »
Pour s’en faire une idée plus claire, le voilà qui pénètre dans l’Assemblée nationale, convaincu d’y retrouver une version moderne de l’Ecclésia, cœur battant de la démocratie directe athénienne. Quelle ne serait pas sa surprise, en découvrant que 577 députés représentent à eux seuls l’ensemble du peuple français. Et sa déconvenue, en assistant aux débats dans l’hémicycle, de voir que les votes de ces députés sont davantage déterminés par les logiques partisanes que par la qualité des arguments. Car pour un citoyen d’Athènes, la démocratie est indissociable de l’art oratoire et de la délibération collective. Ce que le tragédien Euripide ramassait en une formule puissante : « contraindre le peuple avec sa langue ». Bien vite, Périclès découvrirait avec effroi l’hyperprésidentialisme à la française. Il constaterait, médusé, que la politique française vit au rythme d’une seule élection, ayant lieu tous les cinq ans, moment de polarisation intense mettant en scène l’affrontement d’une poignée de personnalités prétendant incarner « l’homme providentiel ».
Deux conceptions très différentes
Que l’un des pères de la démocratie ne reconnaisse pas la Ve République comme démocratique interroge. D’autant que le cinquième siècle athénien reste, dans l’imaginaire collectif, le modèle d’une démocratie pure : la souveraineté du peuple, par le peuple, pour le peuple. Difficile, face à un tel « idéal », de ne pas voir en notre démocratie libérale une régression.
Pourtant, la leçon de cet exercice de pensée est ailleurs. Il illustre avec beaucoup de force une évidence trop souvent oubliée : un monde sépare la conception péricléenne de la démocratie du modèle de démocratie libérale qui a émergé à la fin du XVIIIe siècle. Alors que la démocratie athénienne se fonde sur l’idéal de souveraineté populaire et voit dans l’individu un simple rouage au service du collectif, la démocratie libérale s’est établie sur la limitation du pouvoir par le droit au nom d’une certaine conception de l’individu.
C’est ce qu’expliquait déjà en 1819, Benjamin Constant, dans son célèbre discours De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. Pour l’écrivain d’origine suisse, la « liberté des Modernes » consiste à « n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus ». Rien à voir, selon lui, avec la « liberté des Anciens », entendue comme la capacité « d’exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière », mais qui admet « comme compatible avec cette liberté collective l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble ».
C’est cette différence de conception qui explique pourquoi, en 1958, même les plus farouches opposants à de Gaulle n’auraient jamais songé à le bannir du pays. Tandis que Périclès – dont le propre père, Xanthippe, fut ostracisé en 485 Av. J.-C. – y aurait vu un geste démocratique parfaitement légitime.
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Author : Baptiste Gauthey
Publish date : 2025-07-08 17:15:00
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