Mort de Jean-Marie Le Pen ; victoire de Karol Nawrocki, le candidat du PiS proche de Trump, en Pologne ; score historique de l’AfD en Allemagne ; poussée du parti Chega, au Portugal… L’actualité de ces six derniers mois a été largement animée par les droites populistes. Auteur de Populocracy. The Tyranny of Authenticity and the Rise of Populism (Agenda Publishing, 2019), l’analyste politique franco-britannique Catherine Fieschi est l’une des meilleures spécialistes européennes du populisme. Cette chercheuse associée à l’institut universitaire européen de Florence analyse pour L’Express l’évolution de ces forces politiques et évalue les différentes stratégies des partis gouvernementaux pour les contrer.
L’Express : Dès le début des années 1990, vous vous êtes intéressée au populisme. Vos recherches de doctorat portaient sur le Front national (FN) et Jean-Marie Le Pen. Pourquoi ce choix ?
Catherine Fieschi : Si je suis partie de la France et du Front national, c’est parce que le FN était l’une des premières manifestations d’une extrême droite (politique, et pas seulement « intellectuelle ») résurgente ; mais aussi parce qu’il me semblait que les institutions de la Ve République constituaient une occasion en or pour le populisme en France. L’imaginaire républicain et son citoyen en rapport direct avec la chose publique, allié au système présidentiel ultrapersonnalisé de la Ve, encourageraient l’extrême droite à se convertir à un populisme qui saurait exploiter la frustration née du décalage entre la promesse d’une relation politique privilégiée et directe et la réalité d’une relation vécue comme confisquée par une élite technocrate distante. J’ai donc effectivement interviewé Jean-Marie Le Pen une bonne douzaine de fois entre 1994 et 2000 à Bruxelles, chez lui à Montretout, ou au siège du FN. Une fois la première porte ouverte, il parlait sans retenue, même lorsque je l’enregistrais !
Etiez-vous toujours en contact avec Le Pen ? Avez-vous pu poursuivre votre travail en l’interrogeant ?
Je lui ai assez régulièrement envoyé mes analyses au fil des années. Cela me semblait de bonne guerre ! Mais je n’étais pas vraiment en contact avec lui. Pourtant, au-delà de ma thèse, ces entretiens ont profondément forgé ma compréhension du populisme. Jean-Marie Le Pen était un homme physiquement imposant, même à près de 70 ans : par sa carrure, mais aussi par son « jeu physique » ; il se mouvait vite et avec précision alors qu’il était grand et lourd, gravissant les escaliers deux par deux. Dans son bureau de verre du Parlement européen à Strasbourg, il donnait l’impression, comme on dit en anglais, d’un taureau dans un magasin de porcelaine.
Ce flot de paroles, d’histoires, de vignettes, de mensonges, de rancunes, d’insultes, d’intuitions (parfois assez justes) campait son décor politique. Ces entretiens m’ont très tôt appris à mesurer deux aspects clés du populisme : d’abord, le désir de déstabiliser son interlocuteur en explosant les normes démocratiques traditionnelles. Dire la vérité, respecter son interlocuteur… Non seulement Le Pen s’en fichait, mais il revendiquait de s’en ficher ; renverser ces normes était pour lui un principe d’action politique. Deuxième réalisation incontournable : la puissance d’une politique qui s’incarne. Bien sûr, cela est ancré dans nos traditions judéo-chrétiennes, mais le populisme repose directement sur cette incarnation, puisqu’il se définit d’une part par son rejet d’une élite considérée comme désincarnée, et d’autre part par la relation privilégiée entre un dirigeant et son peuple.
Quelle a été son influence politique en Europe ?
Jean-Marie Le Pen et le FN ont d’abord été influents parce qu’ils ont essuyé les plâtres du paysage politique de l’après-guerre. Le Pen marche d’abord dans les pas de Pierre Poujade, puis il fédère dès 1972 tout un petit monde disparate, catholiques, déçus de l’Algérie française, monarchistes, pétainistes, antirépublicains… Il y parvient d’abord lentement, en brisant certains tabous, notamment en matière d’antisémitisme, puis en ciblant avec soin certains sujets alors émergents – l’insécurité, l’immigration.
Il fait la démonstration qu’il faut préserver le socle ultranationaliste, mais aussi être capable de jouer les caméléons et de conjuguer le nationalisme selon l’air du temps et les tendances d’opinion. Surtout, il montre qu’en matière de communication politique, la polémique – énormités, « dérapages », gaffes – a un coût, mais que cela reste le meilleur moyen de capter l’attention de médias réticents (dans les années 1980-1990, le « complot médiatique » obsède le FN) et celle d’électeurs qui ne se retrouvent pas dans les discours policés du mainstream. Cette libération de la parole fait rapidement des émules ; le « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas » de Le Pen débride un Jörg Haider (FPÖ) en Autriche, puis viennent Pim Fortuyn et Geert Wilders aux Pays-Bas : refus de la langue progressiste du compromis et du multiculturalisme. Ces acteurs s’inspirent ensuite évidemment les uns des autres.
Et puis, Le Pen comprend rapidement que même des institutions que l’on méprise, telles celles de l’Union européenne, peuvent être utiles. Il les déteste mais c’est aux élections européennes de 1984 qu’il obtient l’un de ses premiers succès politiques. Cela lui confère une légitimité et lui permet de forger des alliances avec d’autres partis nationalistes européens – qui, eux aussi, découvrent à cette occasion la perméabilité du Parlement européen. Cette idée a fait florès : depuis des années, nous y observons Viktor Orbán, qui ne cache pas son mépris pour l’Europe, pratiquer le blocage – et le chantage – tout en œuvrant paisiblement, déclarant vouloir transformer l’Europe de l’intérieur.
Jean-Marie Le Pen a-t-il des héritiers aujourd’hui ailleurs qu’en France ?
Les populistes européens ont tiré toutes les conséquences des leçons que j’esquissais. Mais l’héritage de Le Pen passe aussi par son héritière directe, Marine. C’est elle qui décide de poursuivre la dédiabolisation, dissimulant le visage du FN, puis du Rassemblement national (RN), sous celui du populisme : un visage qui permet de s’afficher avec le « vrai peuple » et de laisser derrière soi les oripeaux encombrants d’une extrême droite française traditionnellement hiérarchique, catholique et au nationalisme plus bourgeois et lettré. Cela permet de diversifier l’électorat et de partir à la conquête d’une France plus populaire et ouvrière ; s’y ajoute un tournant dans le discours, où les accusations visent essentiellement les élites politiques et culturelles parisiennes. Ce virage protectionniste est redoutablement efficace, puisqu’il concurrence les promesses de partis de gauche affaiblis dont les électeurs se sentent délaissés. Dès lors, lorsque les immigrés sont dans le viseur, c’est avant tout comme symptôme d’une classe politique et d’une élite – de droite comme de gauche, résumé par la formule « UMPS » – accusées d’être hors-sol.
En 2025, l’ADN lepéniste se retrouve chez Orbán en Hongrie, dont le discours – antisémitisme compris – reste proche de celui de Le Pen père. L’influence de Marine Le Pen et de son tournant vers un protectionnisme des classes populaires a marqué des partis comme les Démocrates de Suède ou le Parti du peuple danois, encouragés dans leur conjugaison du « welfarisme » propre aux pays nordiques et du rejet de l’immigration. Mais on le retrouve aussi chez Chega au Portugal, dont le fonds de commerce est avant tout la protection contre le coût du logement. Au-delà d’évolutions propres à leurs contextes respectifs, certains restent sur un lepénisme du père, d’autres adoptent plutôt les postures de la fille !
Le Pen père était libéral en économie, contrairement à sa fille. Où se situe économiquement la droite populiste européenne ?
Oui, Marine Le Pen a troqué le libéralisme paternel contre un Etat protecteur des classes populaires. Mais, à travers l’Europe, les droites populistes ne parlent pas d’une seule voix en matière d’économie : certaines défendent une « protection sociale nationale » financée par davantage d’Etat et un scepticisme commercial ; d’autres prônent des baisses d’impôts, la dérégulation et un Etat plus léger. L’axe central oppose donc protectionnisme/welfarisme chauvin et national-libéralisme ou néo-libéralisme – avec, entre les deux, des hybrides qui combinent sélection des bénéficiaires et orthodoxie budgétaire. Le cadre économique sert à réconcilier deux promesses populistes : protéger « le peuple » contre la mondialisation et redonner aux Etats une souveraineté économique que Bruxelles ou les élites financières leur auraient volée. La fracture entre protectionnistes et libéraux crée des coalitions instables au Parlement européen : le RN veut assouplir les règles de déficit, l’AfD exige la fin du budget commun et le FPÖ refuse tout nouvel endettement mutualisé. Cette hétérogénéité limite pour l’instant la possibilité d’une « internationale populiste ».
Comment situez-vous le RN dans cette galaxie populiste de droite ?
Le RN occupe dans la nébuleuse populiste européenne une position charnière – même si Meloni a su se rendre plus indispensable depuis 2022. Le RN reste le champion de la priorité nationale. Mais il a suffisamment « dédiabolisé » son image pour dialoguer tant avec les droites néolibérales nordiques qu’avec la droite « souverainiste de gouvernement » incarnée par Giorgia Meloni. Cette double faculté – radicale sur l’immigration, plus souple qu’auparavant sur l’économie et sur la Russie – fait du RN un parti pivot du camp populiste au Parlement européen ; Jordan Bardella y préside le groupe des Patriotes pour l’Europe, qui rassemble les poids lourds de l’extrême droite européenne… sauf les Fratelli d’Italia de Meloni et le parti polonais PiS, qui font partie des Conservateurs et réformistes (CER), plus marqués par un certain atlantisme et une idéologie national-conservatrice moins en rupture avec les institutions. L’on voit se dessiner en filigrane des différences d’attitude (à propos des Etats-Unis et de la Russie) mais aussi une certaine compétition : le CER, plus proche du centre-droit du Parti populaire européen (PPE), jouit d’une influence que les Patriotes (et donc le RN) n’ont pas. De plus, les déboires judiciaires de Marine Le Pen et de son parti les rendent toxiques pour les melonistes.
Giorgia Meloni est-elle la Jean-Marie Le Pen d’aujourd’hui ?
Non, je ne pense pas. Nous avons affaire à des figures politiques dont les modes d’action et les principes sont très différents. D’abord, Meloni n’a pas le mépris qu’avait Le Pen pour les institutions – mépris que partage largement sa fille, même si elle le dissimule mieux. Surtout, Jean-Marie Le Pen avait choisi d’instrumentaliser ces institutions sans jamais se réconcilier avec elles – c’était en partie la source de son désaccord avec Bruno Mégret, qui provoqua la scission de 1999. Cela illustre une différence fondamentale : Le Pen est toujours resté un « outsider », alors que Meloni est on ne peut plus « inside », et depuis longtemps. A part quelques passages éclair à l’Assemblée nationale dans les années 1950 et au milieu des années 1980, Jean-Marie Le Pen n’a jamais fait partie de l’establishment politique français. Meloni, elle, fut conseillère régionale, est députée depuis 2006 et a été ministre sous Berlusconi de 2008 à 2011.
Lorsqu’elle cofonde Fratelli d’Italia (Frères d’Italie) en 2014 sur les ruines du MSI néo-fasciste et de l’Alleanza Nazionale post-fasciste, c’est pour refonder un parti aux racines fascistes et en faire le grand parti de la droite italienne nationale et conservatrice. Sans renier les origines du parti, elle ne garde aucune nostalgie pour le côté « mouvement » du fascisme – alors que l’idée du mouvement était au cœur du projet de Jean-Marie Le Pen, qui n’avait que faire de diriger un « parti comme les autres », un autre point de friction avec Bruno Mégret, partisan de l’alliance des droites. Soucieuse des contraintes du pouvoir, Meloni ne fait donc pas d’esclandre et, finalement, assez peu de polémique.
Meloni a le pragmatisme de l’expérience : elle s’est tenue à l’écart du gouvernement Draghi (2021-2022) pour des raisons de stratégie électorale, mais n’a pas dévié de la ligne Draghi en matière européenne et économique lorsqu’elle est arrivée au pouvoir en 2022, sachant qu’elle devait rassurer ses partenaires internationaux. Elle sert d’ailleurs d’ »interface » entre la droite classique et le camp identitaire au Parlement européen. On l’a vu dans la mise en scène de sa relation avec la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et, au-delà, dans ses relations avec Trump et Musk.
La droite nationaliste était plutôt anti-américaine, en France, en tout cas. Avec la réélection de Trump, n’a-t-elle pas versé dans une américanophilie béate ?
La droite populiste européenne ajuste encore sa relation au trumpisme. J’imaginais que l’arrivée de Donald Trump l’embarrasserait rapidement : l’anti-américanisme traditionnel du RN, la dépendance de l’Italie à une Otan que Trump juge sous-financée, ou les menaces douanières visant l’UE semblaient autant d’obstacles. Et puis pour Meloni, l’entente avec Biden était parfaite : atlantisme assumé et défense de l’Ukraine ; idem pour les Polonais du PiS. Or, la déferlante MAGA (« Make America great again »), loin de les diviser, suscite plutôt une fascination.
Cette admiration porte moins sur l’Amérique que sur la méthode : la capacité de Trump à bafouer règles et usages des démocraties avancées réjouit les populistes, qu’ils partagent ou non son programme. Reste à voir leur réaction lorsque ses transgressions toucheront à leur propre souveraineté.
Le camp MAGA nouera-t-il une alliance durable avec ces partis ? Rien n’est certain. Pour l’heure, ils se retrouvent dans une même entreprise de déstabilisation de l’Union européenne et dans une haine partagée d’un complot « wokiste » largement fantasmé.
En quoi le populisme de droite diffère-t-il de celui de gauche ?
Les deux partagent l’idée fondatrice du populisme : une élite politique et culturelle illégitime (et incompétente) bafoue la souveraineté du peuple et son bon sens ; ainsi que certaines tactiques – la polémique pour favoriser la polarisation, l’affection pour certains instruments comme le référendum, présenté comme le seul moyen de gouverner pour le peuple et par le peuple, sans entraves. Mais il existe des différences majeures. D’abord, les élites visées ne sont pas les mêmes : pour les populistes de gauche, ce sont plutôt l’oligarchie financière, les multinationales, et, certes, les gouvernements centristes et la « gauche molle » de la social-démocratie. Pour les populistes de droite, ce sont toutes les élites confondues – y compris l’élite intellectuelle, les médias, les universités – et évidemment les « hors groupes » : l’UE, les immigrés, les minorités. Deuxième différence : les populistes de gauche ne font pas de nativisme.
S’ils ne sont pas de grands défenseurs de l’immigration, qu’ils considèrent nuisible pour les droits des classes populaires (salaires tirés vers le bas, pression sur les services publics), il n’y a pas de rejet de l’Autre par principe. Mais ne nous leurrons pas : il n’y a pas de « bon populisme ». La polémique permanente, la simplification à outrance pour polariser nos sociétés et déstabiliser les institutions, la tentation d’une démocratie ultramajoritaire qui méprise les voix minoritaires (même si celles-ci sont définies différemment selon les bords) dessinent une société oppressante et liberticide. Dans la vision populiste, il n’y a pas la moindre trace de libéralisme (au sens le plus noble, c’est-à-dire le respect de l’individu) ou de pluralisme.
L’un et l’autre ont-ils la même fascination pour les régimes autoritaires ?
Les populistes de droite sont attirés par les régimes autoritaires et les hommes forts – l’admiration pour Poutine, ainsi que celle que j’évoquais pour la poigne de Trump, en sont les illustrations les plus récentes. Les populistes de gauche sont plus ambivalents – il y a eu une fascination vénézuélienne ou sandiniste chez certains, et une indulgence vis-à-vis de la Russie. Cette ambivalence s’explique : l’ordre et l’autorité sont des valeurs de droite, et l’autoritarisme est au cœur du populisme de droite. Il n’y a aucune ambiguïté : dans le populisme de droite, le rôle d’un chef autoritaire est non seulement admis, mais convoqué. Cela s’inscrit dans une vision d’une société ordonnée selon des lois et des hiérarchies naturelles qu’il ne faut pas ébranler, ce qui explique évidemment le rejet des valeurs progressistes, du féminisme à l’anticolonialisme. Pour les populistes de gauche, la relation à l’autorité est infiniment plus ambivalente et compliquée : bien que dominés par le clivage peuple/élite, ils sont aussi animés par un souci d’égalité et de justice sociale. Ainsi, le rôle du chef – primus inter pares – est-il forcément plus ambigu. On voit bien les tendances autoritaires d’un Mélenchon, mais il ne pourra jamais les revendiquer ni s’en vanter, contrairement à un Donald Trump qui annonçait qu’il serait « un dictateur dès le premier jour ».
Et vis-à-vis de l’Ukraine, comment leur position a-t-elle évolué ?
Depuis 2022, les droites populistes ont troqué leur soutien sans ambages à Moscou pour une posture d’ »équilibrisme » : elles évitent de voter des sanctions trop coûteuses ou des livraisons d’armes lourdes, tout en continuant de célébrer Poutine comme modèle de chef souverain et conservateur. Le RN illustre ce double jeu : après avoir contracté un prêt de 9,4 millions d’euros auprès d’une banque russe en 2014 – résultat d’une longue proximité idéologique entre Marine Le Pen et Poutine – il s’est abstenu le 12 mars 2024 lors du vote parlementaire sur l’accord franco-ukrainien, préférant ni condamner Moscou ni financer Kiev. En Allemagne, l’AfD vante toujours la Russie comme partenaire stratégique : son porte-parole Markus Frohnmaier réclame « un gel du conflit » et une conférence de paix plutôt que des armes occidentales. La Lega italienne a bien dénoncé son protocole de 2017 avec Russie unie après l’invasion, mais Salvini affiche encore son soutien à Poutine. Orbán bloque régulièrement le renouvellement des sanctions avant de lever son veto à la dernière minute pour préserver son accès aux fonds européens. Au-delà du calcul électoral sur le prix de l’énergie, l’admiration pour le Kremlin reste un marqueur identitaire pour beaucoup de ces partis. La gauche radicale n’affiche pas davantage d’unité : certains prônent un pacifisme strict, d’autres appuient la défense de Kiev mais contestent l’escalade militaire. En France, les députés de La France insoumise (LFI) ont voté contre l’accord franco-ukrainien, dénonçant « l’otanisation » du conflit.
Existe-t-il d’autres Jean-Luc Mélenchon en Europe ?
Je ne suis pas sûre qu’il en existe à l’heure actuelle. Mais il y a de vraies ressemblances avec Beppe Grillo, fondateur du Mouvement 5 Etoiles en Italie, et avec Pablo Iglesias, fondateur de Podemos. Comme Grillo, Mélenchon a mis sur pied un parti politique qui se veut un mouvement démocratique – et qui est tout sauf démocratique dans son fonctionnement. Comme Grillo, il a su tirer un parti maximum d’une présence ultra-organisée sur les réseaux sociaux. Enfin, ces deux hommes ont saisi l’importance du théâtre politique, de la mise en scène du mouvement : qu’il s’agisse du côté tribun intello de Mélenchon ou des fêtes, disons plus paillardes, du « vafanculismo » de Grillo, les deux mettent en scène la révolte et, par-là, l’impuissance du pouvoir.
Il en va de même pour Podemos qui, comme LFI, se présentait comme un « mouvement » plus qu’un parti : ils reposent sur des plateformes participatives (Plaza Podemos, puis Unidas ; Action populaire, puis Avenir en commun) et une forte présence sur YouTube ou Twitch. Iglesias et Mélenchon y apparaissent en direct pour contourner les médias « systémiques ». Cette stratégie de désintermédiation digitale est l’un des marqueurs du populisme de gauche ; elle explique en partie leur malaise vis-à-vis du culte du chef – même si celui-ci, dans tous les cas, restait le grand manitou.
Votre livre Populocracy, paru en 2019, a pour sous-titre : « la tyrannie de l’authenticité ». Comment interpréter ce mot ?
L’authenticité, valeur cardinale des Lumières chez Rousseau, visait à rendre le pouvoir transparent et comptable. Les populistes en proposent aujourd’hui une caricature : ce qui « sonne vrai » devient la preuve même de sa vérité, parce qu’il paraît jaillir d’un instinct partagé. Sous ce régime, l’expérience immédiate supplante la démonstration, l’émotion remplace la raison et le doute, indispensable à la science comme à la démocratie, est rejeté comme marque d’élitisme.
Erigée en norme politique, cette authenticité factice oblige le leader à parler sans notes pour paraître « naturel » et spontané et invite l’électeur à ressentir avant de réfléchir. Même la contre-vérité grossière ou la gaffe renforcent alors le charisme : elles certifient une humanité « sans fard ». Toute procédure, tout compromis – qu’il s’agisse des parlements, des tribunaux ou du journalisme – passe pour une manœuvre de caste visant à filtrer la voix du « vrai » peuple.
Les réseaux sociaux offrent l’infrastructure idéale à ce détournement : messages courts, émotionnels et manichéens se répercutent en boucles fermées où le « bon sens » se voit sans cesse confirmé, tandis que la contradiction est taxée de malveillance. Ainsi s’installe une suspicion permanente envers l’expertise et une promotion de l’intuition comme unique juge du réel.
Quand l’intuition devient l’unique étalon, la démocratie se grippe : la négociation paraît trahir la volonté authentique, le savoir se fragmente faute de critères communs, la désinformation prospère et s’installe une fatigue civique faite d’emballements, de déceptions puis de nouvelles flambées populistes.
Face à l’irrésistible ascension de ces mouvements, la droite et la gauche traditionnelles cherchent la parade. Qui est le plus avancé dans sa réponse ?
Face à la poussée de l’extrême droite, les partis de droite traditionnels oscillent entre érection de digues et pragmatismes à géométrie variable. En Allemagne, la CDU/CSU réaffirme sa Brandmauer – aucun accord national ou fédéral avec l’AfD – même si cette muraille se fissure çà et là dans les Länder de l’Est ; le nouveau chancelier Friedrich Merz s’y est tenu. Aux Pays-Bas, le VVD a longtemps brandi le même barrage avant d’admettre qu’un soutien ponctuel aux projets de Geert Wilders restait envisageable, puis de tenter un gouvernement de coalition, dont la chute a précipité des élections anticipées en octobre prochain. Ailleurs, l’heure est aux coalitions ouvertes : en Espagne, le Parti populaire gouverne plusieurs communautés autonomes grâce au concours de Vox, malgré les soubresauts récurrents de cette alliance ; en Autriche, l’ÖVP a rompu puis relancé des négociations avec le FPÖ avant que les pourparlers ne s’effondrent sur la question migratoire, preuve qu’un tel compagnonnage reste instable.
La gauche gouvernementale, quant à elle, oscille entre front républicain et refonte de son offre sociale. Au Danemark, la sociale-démocrate Mette Frederiksen a neutralisé l’extrême droite en adoptant elle-même une ligne sur le droit d’asile très restrictive, méthode désormais scrutée dans toute l’Europe du Nord. Les sociaux-démocrates nordiques combinent hausses salariales et politique migratoire stricte pour tenter la reconquête. En France, la vague RN aux législatives de 2024 a déclenché plus de 200 désistements croisés entre PS, écologistes, macronistes et LFI pour contenir l’extrême droite – un front aussi large qu’inédit sous la Ve République. Ces trajectoires montrent qu’aucune formule n’est stable : le cordon sanitaire se relâche souvent sous la pression électorale, la récupération normalise les thèmes identitaires et la coalition risque de banaliser les radicaux ; mais partout, droite et gauche s’adaptent dans l’urgence à un paysage où la frontière entre camp « mainstream » et droite extrême s’effrite de plus en plus.
L’immigration demeure-t-elle un tabou pour la droite et la gauche traditionnelles ?
Non, le thème de l’immigration n’est plus tabou ; il est devenu un terrain de concurrence généralisée, comme l’ont montré les récents Conseils européens et les décisions qui s’y sont prises.
Le populisme est souvent associé à la dépolitisation. N’exprime-t-il pas au contraire un besoin de puissance publique ?
Si on l’associe souvent à la dépolitisation, c’est parce que l’on sait que le vote populiste a longtemps été un vote non pas d’adhésion, mais de dernier recours : les électeurs se tournaient vers les populistes soit après avoir « tout essayé », soit après avoir cessé de voter pendant un moment… et souvent les deux. Pourtant, la montée du populisme indique deux choses : d’abord, une demande de protection par la puissance publique – protection à tout prix, surtout au prix de l’exclusion de ceux qui ne sont pas « authentiquement » du peuple. Ensuite, le populisme traduit un besoin de politique tout court : le besoin de remettre les rapports de force au cœur du dispositif politique. Le reproche que le populisme fait à une certaine forme de démocratie, c’est de n’être plus que de la gestion, et de laisser de côté les vrais conflits en restant procédurale.
Y a-t-il une sociologie du vote populiste en Europe ?
Le vote d’extrême droite s’appuie partout sur la même matrice – jeunes hommes, classes populaires ou moyennes déclassées, campagnes et petites villes – mais chaque pays la décline à sa façon. Les hommes de moins de 30 ans restent le noyau dur : 34 % des jeunes Allemands choisissent l’AfD, 26 % des 18-24 ans votent RN en France, et Vox domine en Espagne jusqu’à 44 ans. Le fossé hommes-femmes se resserre toutefois : les électrices du RN ont gagné dix points depuis 2019 et Chega séduit de jeunes Portugaises via TikTok, alors que le FPÖ autrichien et les Finns finlandais demeurent très masculins.
Le clivage centre-périphérie est tout aussi tenace : « France péri-périphérique », Länder de l’Est allemands ou « ceinture forestière » suédoise offrent les meilleurs scores à ces partis, tandis que l’Italie montre qu’ils peuvent aussi s’ancrer dans des métropoles moyennes. Ouvriers, employés et cadres anxieux forment le cœur socioprofessionnel de cet électorat.
Ainsi, la combinaison « jeunes hommes + périphérie rurale ou périurbaine + classes populaires précaires » irrigue l’Europe, mais se rééquilibre sans cesse : vers les seniors quand l’Etat-providence recule, vers les femmes quand émergent des figures féminines, et vers d’autres territoires au gré des crises industrielles ou migratoires.
Source link : https://www.lexpress.fr/monde/catherine-fieschi-en-europe-la-frontiere-entre-camp-mainstream-et-extreme-droite-seffrite-VMHPXV3F7RDM3LSKMYH6OI77PA/
Author : Sébastien Le Fol
Publish date : 2025-07-10 16:58:00
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