L’Express ouvre exceptionnellement ses colonnes à Emile Cavaleri, Mathilde Doucerain et Augustin Rigollot, des contributeurs issus du programme Médecine Humanités* de l’Ecole normale supérieure (ENS). Sous la direction du sociologue Emmanuel Didier, et du doctorant Valentin Maynier, ces étudiants sont allés enquêter sur les difficultés de l’Organisation mondiale de la santé, acculée par des années de crises multiples et l’effondrement du multilatéralisme.
4,2 milliards pour gérer la santé mondiale : tel sera le nouveau budget de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) après le retrait des États-Unis. L’instance internationale, garante de la coopération mondiale en matière de santé, devrait ainsi perdre 22 % de son budget, de quoi sérieusement endommager sa capacité à œuvrer à travers le monde. A titre de comparaison, les Hôpitaux universitaires de Genève, non loin des locaux de l’institution, consacrent entre 2 et 3 milliards à la santé d’un bassin de vie de moins d’un million d’habitants.
Ces quelques chiffres résument l’ampleur du défi que devra relever l’OMS pour espérer tenir son rôle dans les années à venir. Ils marquent aussi, et un peu plus, la perte de vitesse de l’institution, dont les difficultés n’ont pas débuté avec la réélection de Donald Trump. Depuis plusieurs décennies, l’organisation, mise à mal par la pandémie de Covid-19, enchaîne les crises et accumule les critiques, qu’elles portent sur sa gestion des épidémies, sur ses relations diplomatiques, ou sur les moyens humains et financiers à mettre à sa disposition.
Que reste-t-il de l’esprit de 1948, année de naissance de l’organisation, éclose dans un élan de reconstruction d’un monde dévasté par la Seconde Guerre mondiale, et dans une volonté d’éviter de futures catastrophes humanitaires ? A ses débuts, sous la présidence du psychiatre canadien Brock Chisholm (1896-1971), l’OMS se dote d’une constitution. Y figure une définition de la santé, qui, selon ces experts, « ne consiste pas seulement en l’absence de maladie, mais en un état de complet bien-être physique, mental et social ». Une approche visionnaire.
La santé globale, raison d’être de l’OMS
A l’époque, la santé était constituée de silos. Pendant son mandat à l’OMS (1948-1953) Brock Chisholm abat les murs, pour en faire un sujet transdisciplinaire et mondial, et élargit les couloirs pour offrir, entre autres, une pleine place à la santé mentale. Il donne aussi vie à plusieurs programmes de lutte contre les maladies infectieuses, et initie même le travail sur la santé maternelle et infantile. « Cette influence a été durable et est encore incarnée dans le slogan philosophique de l’OMS : ‘Promouvoir l’accès équitable à la santé pour tous' », rappelle avec enthousiasme Andreas Reiss, co-directeur du département d’éthique de l’OMS.
Une effervescence contrastant avec l’ambiance actuelle qui règne au sein de l’organisation. Certains salariés font désormais état d’un « sentiment de perte de mission ». Dans l’immédiat après-guerre, les médecins qui travaillaient à l’OMS avaient pour la majorité une expérience de terrain : ils contribuaient à la lutte contre le paludisme, la tuberculose ou d’autres épidémies, s’engageaient dans des missions humanitaires, ou pour la paix. Aujourd’hui, le lien à la réalité empirique n’est plus si net, et le glissement vers un certain confort bureaucratique et la qualité de vie genevoise semblent affadir la passion et les convictions d’hier.
Avant même la crise planétaire de la Covid-19, des failles étaient déjà présentes dès 2007, année de l’élaboration d’un consensus autour de la notion d’égalité de genre, et son implication dans les questions d’accès à l’avortement et à la contraception, ou dans les violences conjugales. Que l’OMS s’empare de ces sujets était une priorité pour certains Etats. D’autres y voyaient une forme d’ingérence culturelle ou politique : « On butait sur des interprétations de certains concepts anglais, comme ‘gender responsive’, ‘gender sensitive’, qui n’ont pas d’équivalent dans d’autres langues, et qui ne faisaient pas forcément écho dans les différentes cultures des Etats-membres », illustre une diplomate auprès de l’OMS.
Le genre, épineuse question culturelle
A force de diplomatie et grâce à une forte proximité avec des ONG locales et internationales spécialisées dans les problématiques liées au genre tel que ONU Femmes, ces tensions ont été en partie dépassées. La devise « Gender, Equity and Human Rights » (GEHR), qui a finalement pu être adoptée en 2012, signe de la volonté d’intégrer systématiquement la dimension du genre dans toutes les politiques et programmes de santé de l’OMS. Mais ces dissensions ont laissé des traces dans la capacité de faire dialoguer les différents Etats membres.
Une fragilité que le Covid-19 est venu renforcer : si la crise sanitaire a montré l’importance de l’existence d’institutions comme l’OMS, elle en a également révélé les faiblesses. En 2020, l’organisation a mis en place un panel indépendant, chargé d’évaluer ce qui a été fait, et de préparer la lutte contre les futures épidémies. Ses conclusions n’ont été que peu élogieuses : selon ces spécialistes, l’OMS n’avait pas su convaincre les États membres de bien aux risques pandémiques. Par ailleurs, le système d’alerte menant à la déclaration d’une urgence de santé publique de portée internationale (USPPI) a été jugé trop lent pour ce type de virus respiratoire. Enfin, toujours selon ces experts, l’OMS a manqué de poids politique : une fois déclarée l’USPPI, le 30 janvier 2020, il a fallu attendre mars pour que la plupart des États se décident à agir. A ces difficultés, il faut aussi ajouter les problèmes liés au partage des informations et des vaccins entre les différentes nations.
Afin que la réponse politique internationale soit plus rapide et plus ample, le Panel indépendant a suggéré la création d’un conseil mondial des menaces sanitaires réunissant des responsables politiques de très haut niveau. « L’idée était qu’en cas de crise on aurait tout de suite ce Conseil permettant de mettre en contact les chefs d’Etat », explique une spécialiste des relations internationales auprès de l’OMS. Il avait même été suggéré que ce Conseil soit créé à New York. « Cela a été un échec total : personne ne s’est montré capable de produire une vision à laquelle tous les acteurs pouvaient adhérer », poursuit cette experte. Car, avec la pandémie, a aussi émergé au sein de l’organisation internationale une méfiance généralisée et des tensions permanentes, érodant la culture du consensus qui était au fondement de l’institution.
« Plusieurs semaines sur une virgule »
Après quatre ans de négociations, l’Assemblée mondiale de la santé a finalement trouvé un compromis. Le 20 mai 2025, l’Accord mondial sur les pandémies a été signé. Les États signataires se sont finalement engagés à développer des capacités minimales de prévention des pandémies. Une avancée dans la douleur : « Nous avons mis plusieurs semaines à nous accorder sur une virgule », soupire un diplomate.
L’accord doit garantir une meilleure coopération. Car, et cela a mis à mal la réputation de l’OMS, pendant le Covid, « les pays du Nord ont récupéré l’ensemble des capacités de production de tests diagnostiques et de vaccins », précise Jérôme Salomon, directeur général de la santé en France durant la crise sanitaire, et actuellement sous-directeur de l’OMS en charge des maladies infectieuses, chroniques et des maladies mentales ainsi que de la couverture santé universelle (CSU).
Le texte insiste sur le partage d’information et le transfert de technologie. Il promeut le développement de ces capacités dans les pays qui en manquent aujourd’hui. Il établit aussi dans une de ses annexes une « plateforme d’accès aux pathogènes et de partage des bénéfices » à travers laquelle les industriels signataires ont obligation de mettre une partie de leur production à disposition des pays les plus démunis, gratuitement ou à faible prix. Une avancée indéniable, et un regain d’espoir pour le multilatéralisme. Mais, au sein de l’OMS, on reconnaît aussi qu’il ne faut pas se réjouir trop vite : il n’y a en effet dans cet accord rien de véritablement contraignant ; les points les plus cruciaux sont relégués en annexe et sont encore en discussion.
« Nous sommes aujourd’hui à la fin d’un cycle », constate Jérôme Salomon. De fait, en plus de ces difficultés, le contexte général est incertain, peu enclin aux grandes organisations internationales. L’esprit empreint d’universalisme et de multilatéralisme des débuts semble depuis déjà plusieurs années menacé par le risque de voir réapparaître des logiques de bilatéralisme, une reconstitution des empires et une montée en puissance du protectionnisme. Les Etats sont de plus en plus tentés de négocier un à un les traités sanitaires, plutôt qu’au sein de l’OMS.
Un retrait prévisible ?
Dans ce cadre, le retrait des Etats-Unis avec le retour au pouvoir de Donald Trump était à la fois prévisible, et en partie anticipé : les Etats-Unis étaient les seuls à pouvoir partir ; ses dirigeants avaient négocié la possibilité de le faire lors de la rédaction de la constitution de l’OMS de 1948. Si ce retrait s’ajoute aux difficultés déjà existantes de l’organisation, il ne représente donc pas pour autant un séisme. Pour Jérôme Salomon, c’est surtout le retrait des Etats-Unis de nombreux autres programmes d’aides multilatéraux, par exemple contre la tuberculose ou le VIH, et la difficulté d’accès désormais à la recherche et aux données américaines, qui auront un impact majeur. « Il n’y aura pas de protection des enfants contre le paludisme : ce qui signifie qu’on attend malheureusement autour de 110 000 morts dès cette saison parmi les enfants de moins de cinq ans en Afrique par défaut de protection, du fait de l’effondrement de l’aide internationale », déplore-t-il.
Paradoxalement, le retrait américain représente aussi une opportunité pour l’OMS de faire aussi bien avec moins, et de dégager des gains d’efficience. En permettant à l’ensemble des acteurs de prendre conscience de leur dépendance à l’aide américaine, il oblige aussi à réorganiser les circuits d’aides et de soutien sanitaire dans une optique plus soutenable et durable, en diversifiant les sources de financement. « On peut probablement faire mieux avec moins, grâce à l’innovation managériale, à l’innovation technologique et à l’intelligence artificielle, mais aussi grâce aux nouveaux diagnostics et traitements moins chers », indique Jérôme Salomon.
Au-delà d’une difficile rationalisation des dépenses, avec notamment une diminution des postes, y compris de direction (qui pourraient toucher Jérôme Salomon lui-même), et d’une priorisation de certaines missions, l’organisation doit aussi diversifier ses sources de financement. Ces dernières années, de nombreux acteurs privés ont ainsi pris une place croissante dans son budget. La fondation Bill and Melinda Gates a par exemple contribué à hauteur de 751 millions de dollars en 2020-2021. « Les intérêts de ces organismes privés sont parfaitement alignés avec ceux de l’organisation elle-même, donc cela ne pose aucun problème », assure le Professeur Salomon. Aujourd’hui, les versements obligatoires des Etats membres représentent environ 23 % du budget. Le solde est composé de contributions volontaires, dont 80 % sont fléchés : les donateurs, États ou acteurs privés, peuvent orienter leurs dons vers une ou des missions particulières de l’OMS, mais aussi vers une zone géographique ou même un pays donné.
L’argent, nerf de la guerre
Ce sont ces contributions volontaires fléchées qui peuvent concentrer les éventuelles critiques. Cette situation « pose une difficulté, en donnant du poids aux bailleurs qui décident des priorités de l’organisation », indique un diplomate. « Il y a un glissement d’une assemblée mondiale de 194 Etats qui décident ensemble d’un programme quadriennal, d’un budget biennal avec des priorités, à une logique de projet des bailleurs, qui décident ce qu’ils veulent en fonction de leur part de financement », poursuit-il. Pour y pallier, l’OMS souhaite, dans son plan financier pour 2030, atteindre 50 % de contribution fixées obligatoires des Etats membres, afin, notamment, de donner de la visibilité budgétaire à l’organisation. Un défi, dans un contexte budgétaire contraint pour de nombreux Etats. Le retrait américain ne fait que complexifier cette équation, alors que d’autres pays, au premier rang desquels la Chine, y verraient volontiers une opportunité pour renforcer leur soft-power sanitaire mondial.
L’OMS se trouve donc aujourd’hui à la croisée des chemins. Sur le plan politique et diplomatique, elle est une institution du multilatéralisme et du consensus, dans un monde traversé par les reviviscences du bilatéralisme et de l’autoritarisme. Sur le plan financier, elle affronte une baisse de son budget et le risque d’un contrôle accru par les bailleurs de fonds, alors que l’urgence épidémique dans les pays du Sud, les maladies chroniques dans les pays du Nord et la santé environnementale à l’échelle planétaire exigent des investissements toujours plus lourds. Sur le plan humain enfin, elle affronte à la fois le risque d’incarner une forme de néocolonialisme vis-à-vis des pays du Sud et la revendication de plus d’indépendance et d’une approche plus horizontale, tout en devant assurer une meilleure prise en compte des voix de la société civile et des communautés, notamment à travers les ONG.
Pourtant, malgré les divergences, une certitude prédomine : à la question de savoir si l’OMS existera encore dans trente ans, tous répondent que non seulement elle existera toujours, mais aussi qu’elle sera sans doute plus nécessaire que jamais, à condition de savoir se réformer en profondeur, voire de repartir d’une « page blanche » d’après Jérôme Salomon. Comme le résume un diplomate avec lucidité mais non sans ironie, l’OMS incarne la possibilité de réaliser « ce souhait de la vaste majorité des États de coopérer, parce qu’ils ont conscience que le système vaut ce qu’il vaut, mais qu’il est en définitive le seul système à notre disposition qui nous permette, collectivement, de nous en sortir ».
*Le programme Médecine Humanités est une formation ouverte aux étudiants en médecine qui souhaitent cumuler avec un master dans l’une des sciences humaines et sociales de leur choix.
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Author : Antoine Beau
Publish date : 2025-07-11 05:30:00
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