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Norvège : cette ville de l’Arctique au cœur de la guerre d’espionnage avec la Russie

Norvège : cette ville de l’Arctique au cœur de la guerre d’espionnage avec la Russie


La Norvège est sur le qui-vive. « Nous sommes confrontés à la situation sécuritaire la plus grave pour la Norvège depuis la Seconde Guerre mondiale », a déclaré le 6 mars dernier Jonas Gahr Støre. Ce jour-là, le Premier ministre norvégien annonçait que son pays allait augmenter de 4,2 milliards d’euros son aide à l’Ukraine en 2025 pour atteindre 7,2 milliards. En face, la Russie voisine cherche à conforter sa puissance dans l’Arctique en y ouvrant ou modernisant de nouvelles bases militaires. En Norvège, la menace russe s’illustre particulièrement dans une petite ville portuaire : Kirkenes, à une dizaine de kilomètres de la frontière russe et à une quarantaine de kilomètres de la frontière finlandaise. Le poste frontalier voisin de Storskog, à l’extrême nord de la Norvège, est l’unique point d’entrée terrestre des Russes dans le royaume scandinave et dans l’espace Schengen.

Comme le racontent le Wall Street Journal (WSJ) et le New Yorker, Kirkenes, une petite ville de l’Arctique où L’Express est parti en reportage en mars dernier, est utilisée par la Russie comme laboratoire dans sa guerre dite hybride. Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, soit bien avant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine de 2022, Moscou teste sur cette zone des opérations de renseignement et de sabotage avant de les reproduire à travers l’Europe. La Russie a ainsi envoyé des centaines de milliers de réfugiés et de migrants venus d’Afrique et du Moyen-Orient en 2015 à Storskog, avec la bénédiction des services de renseignements russes du FSB, qui contrôle la frontière, avant de reproduire à grande échelle dans toute l’Europe ce genre d’opération, comme en novembre 2023.

Espionnage et filatures

Kirkenes, à l’origine une ville industrielle, est devenue une plaque tournante d’activités suspectes après l’invasion de l’Ukraine. Ses habitants se sentent surveillés par des inconnus, tandis que des agents du service de renseignement intérieur norvégien, le PST, patrouillent régulièrement. Les habitants de Kirkenes ont également remarqué que les pêcheurs russes étaient plus jeunes que ceux venus avant la guerre en Ukraine et qu’ils effectuaient parfois des exercices physiques sur le pont de leurs navires, rapportait The New Yorker dans un article publié en septembre 2024.

La ville de norvégienne de Kirkenes est située à la frontière avec la Russie.

De quoi alimenter la paranoïa dans cette paisible ville frontalière. Ces inquiétudes ne semblent pas infondées : une équipe du Wall Street Journal a ainsi été photographiée et suivie en ville par un véhicule suspect sans plaque d’immatriculation. La plupart des habitants recommandent de rester vigilants car, comme l’un d’eux le dit à voix basse au quotidien américain, « les Russes nous observent ».

Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, tous les navires civils – et les Russes qui les pilotent – accostant à Kirkenes sont considérés comme un risque. Les patrouilles norvégiennes ont pour mission de surveiller de près leurs homologues russes et de s’assurer qu’ils « ne prennent pas de photos de nos infrastructures militaires », explique au WSJ l’un d’entre eux, Magnus. Durant les mois d’hiver, ils scrutent avec leurs jumelles et étudient attentivement les empreintes de pas dans la neige pour tenter de repérer toute menace russe. De l’autre côté de la frontière, Moscou inspecte également régulièrement les défenses de la frontière norvégienne, patrouillée par des conscrits adolescents peu entraînés au combat.

Le PST estime qu’environ 300 personnes travaillent à la direction du FSB à Mourmansk, la grande ville russe de l’autre côté de la frontière. Nombre d’entre elles dirigent des opérations à Kirkenes et dans la campagne environnante, destinées à sonder les défenses et les infrastructures critiques norvégiennes.

Cyberguerre et photos de « touristes »

Ces dernières années, relève The New Yorker, le nord de la Norvège a été la cible d’attaques constantes et de faible intensité. Des pirates informatiques russes ont ainsi ciblé des petites municipalités et des ports avec des escroqueries par hameçonnage, des rançongiciels et d’autres formes de cyberguerre. En outre, des « touristes » ont été surpris en train de photographier des infrastructures de défense et de communication sensibles. Le recours à des « agents itinérants », appelés marshrutniki, est l’une des vieilles tactiques du KGB, remise au goût du jour ces dernières années. Ces personnes ne sont pas vraiment des espions, mais des civils recrutés pour accomplir une mission de renseignement spécifique. Nombre de marshrutniki ont la double nationalité et n’ont pas besoin de comprendre l’importance de leur mission, qu’ils doivent simplement accomplir.

Le PST a mis en garde contre la menace de sabotages des lignes ferroviaires norvégiennes et des installations gazières qui alimentent une grande partie de l’Europe en énergie. En 2024, un câble de communication vital reliant une base aérienne norvégienne a été sectionné. « Nous avons assisté à ce que nous pensons être une cartographie continue de nos infrastructures critiques », a confié à The New Yorker Johan Roaldsnes, chef régional du PST en activité dans la ville de Kirkenes. « Je vois cela comme une préparation de guerre continue », a déclaré ce responsable, qui organise occasionnellement des réunions pour les agents de renseignement, anciens et actuels, dans un commissariat de police abandonné face à la Russie.

La plupart des attaques sont délibérément obscures et difficiles à attribuer. Il s’agit donc d’actes de guerre hybride, conçus pour soumettre l’ennemi sans combattre. La stratégie semble consister à repousser les limites de ce que la Russie peut faire impunément – subversion, sabotage, piratage, déstabilisation, incitation à la peur – et à paralyser les gouvernements occidentaux en évoquant des tactiques encore plus agressives, rappelle le magazine américain.

« Grand Nord, tensions faibles »

Par ailleurs, Kirkenes se trouve dans l’une des régions les plus stratégiques de la planète. De l’autre côté de la frontière se trouve en effet la péninsule russe de Kola, qui regorge de villes et d’aérodromes militaires fermés, d’installations de stockage d’armes nucléaires et de ports de sous-marins nucléaires. « La péninsule de Kola représente leur sécurité stratégique face à l’Occident « , explique Johan Roaldsnes. « Le plan russe est le suivant : si les tensions avec l’Otan s’enveniment, ils doivent créer une zone tampon » afin de préserver leur capacité à mener des frappes nucléaires. « Cela implique la capacité de contrôler leur territoire voisin le plus proche » – la région qui comprend Kirkenes – « et de contrôler l’accès aux eaux, afin d’empêcher quiconque de s’approcher. » L’objectif est de « pouvoir interdire l’accès à la mer de Barents » afin de protéger la flotte du Nord.

Le contrôle du territoire n’est pas seulement une question militaire, poursuit le magazine américain : c’est aussi une question de personnes. A Kirkenes, il semble que le Kremlin mène discrètement une bataille parallèle pour gagner l’opinion publique dans cette petite ville de pêcheurs. Le jour de l’invasion de l’Ukraine, rapporte The New Yorker, le maire de Kirkenes a pleuré. Les Russes et leurs familles représentent en effet entre 5 et 10 % de la population, et jusqu’à récemment, la ville dépendait du commerce transfrontalier. Des licenciements se sont produits à l’usine de réparation navale, l’un des plus gros employeurs de la ville, après que les sanctions de l’UE ont empêché le travail sur les chalutiers russes. Des enseignants, des entraîneurs sportifs ou responsables politiques locaux ont passé les trois dernières décennies à tisser des liens avec leurs homologues russes. Nombre d’entre eux étaient en effet convaincus que la coopération régionale arctique avait quelque chose d’unique et de presque sans frontières. Dans cette région, la devise était « Grand Nord, tensions faibles ». Mais le sentiment a commencé à changer. Comme si, quand le récit changeait à Kirkenes, le comportement des nations changeait également.



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Author : Julien Chabrout

Publish date : 2025-07-12 15:21:00

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