Pourquoi y a-t-il eu tant d’écrits sur une supposée homosexualité d’Hitler ne reposant sur aucun fait historique ? Comment Mao a-t-il pu à ce point abuser de jeunes femmes tout en imposant le puritanisme aux Chinois ? De Catherine II à Vladimir Poutine en passant par Bachar el-Assad, L’Express se penche cet été sur la vie sexuelle des dictateurs, et montre comme celle-ci a pu influencer leurs décisions politiques, tout en étant l’objet de nombreux fantasmes.
Automne 1905. Les feuilles mortes crissent sous les pas d’Adolf Hitler et August Kubizek, qui errent dans les ruelles pavées du centre de Linz, en Autriche. Les deux amis d’enfance sont en pleine conversation, quand surgit la silhouette élancée d’une jeune femme blonde, le bras enlacé à celui de sa mère. Le temps suspend sa course, et il faut quelques secondes avant que Hitler, qui n’a pas encore 18 ans, retrouve ses esprits. Suffisamment pour balbutier quelques mots : « Tu dois savoir, je suis amoureux d’elle. » Stefanie n’en saura jamais rien, et ne restera pour le futur maître du IIIe Reich qu’une figure fantasmée, un « idéal » à « admirer de loin ».
L’anecdote, racontée par le chef d’orchestre Kubizek dans son livre The Young Hitler I Knew, paru en 1955, est l’un des rares témoignages fiables dont disposent les historiens sur la vie intime, sentimentale et sexuelle du dictateur allemand. Il faut dire que Hitler prenait soin d’entretenir le mystère. « Marié à l’Allemagne », il se plaisait à cultiver l’image d’un célibataire incarnant une virilité ascétique, répétant à qui voulait l’entendre qu’il n’y avait pas de place pour une femme dans sa vie.
A première vue, donc, la vie sexuelle de Hitler présente tous les signes de la banalité. Et pourtant, peu de sujets ont suscité autant de fantasmes. On ne compte plus les théories et spéculations, plus farfelues les unes que les autres, selon lesquelles le Führer aurait eu une vie sexuelle cachée marquée par la « déviance ». En 1998, le psychohistorien Robert Waite, dans son livre Kaiser and Führer, ira jusqu’à avancer, sans aucune preuve sérieuse, qu’Adolf Hitler aimait se faire uriner et déféquer sur le visage par des jeunes femmes…
Le mythe des nazis homosexuels et le cas Röhm
Parmi cette flopée de théories fumeuses, celle d’une supposée homosexualité se distingue par sa capacité à traverser les décennies. Elle a pris racine dans les années 1930. « A cette époque, les accusations de ‘déviances sexuelles’ étaient fréquemment utilisées dans l’arène politique pour discréditer des adversaires », explique Laurie Marhoefer, spécialiste de l’histoire sociale de l’Allemagne nazie et de l’histoire des mouvements LGBTQ. C’est en utilisant cette arme politique que la propagande antinazie a forgé le mythe selon lequel le mouvement serait contrôlé par des homosexuels.
Le cas d’Ernst Röhm, fondateur et chef des SA (Sturmabteilung), groupe paramilitaire du parti nazi, est peut-être le plus emblématique. Röhm avait réussi, malgré des rumeurs, à garder secrète son homosexualité (avérée). Mais en 1932, les sociaux-démocrates, acculés par l’irrésistible montée en puissance du nazisme, n’ont pas hésité à rendre publiques des lettres très explicites sur sa vie intime et sexuelle. S’il fut d’abord épargné par Hitler, Röhm ne survécut pas à la célèbre Nuit des longs couteaux, en 1934. « Parmi les justifications avancées par le régime à cette purge, précise l’historien du nazisme Richard Evans, il y avait l’homosexualité de Röhm et de plusieurs hauts responsables des SA. » En réalité, avec ces assassinats, Hitler poursuivait des objectifs purement politiques, dont la nécessité de reprendre la main sur les SA et de rassurer les milieux d’affaires effrayés par la violence de rue des troupes de Röhm. Mais l’idée selon laquelle il existerait un lien intrinsèque entre homosexualité et nazisme bénéficiait ici d’une preuve irréfutable. Hitler lui-même, du fait d’une discrétion sur sa vie privée propice à tous les fantasmes, n’a pas été épargné par les rumeurs.
Le tournant psychanalytique
La psychanalyse, alors dominante, a largement contribué à donner un vernis de légitimité à la thèse d’une homosexualité cachée du leader nazi. Deux rapports réalisés sous le patronage de l’Office of Strategic Services (OSS) en 1943, mais publiés des décennies plus tard, ont notamment joué un rôle clé. The Mind of Adolf Hitler du psychanalyste Walter Charles Langer, et Analysis of the Personality of Adolf Hitler par le professeur de psychologie et psychanalyste Henry A. Murray, ont été déclassifiés dans les années 1970. Cherchant à brosser le portrait psychologique de Hitler, les deux études ont recours à tous les poncifs de la psychanalyse pour expliquer les « déviances » du dictateur. Langer défend ainsi que « son extrême sentimentalité, son émotivité, sa douceur occasionnelle et ses pleurs […] peuvent être considérés comme les manifestations d’un schéma fondamentalement féminin, qui trouve sans doute son origine dans sa relation avec sa mère ».
S’il précise certes qu’il « n’existe aucune preuve fiable qu’il ait réellement entretenu » des relations homosexuelles, cela ne l’empêche pas d’écrire que Hitler « tire un plaisir sexuel à regarder le corps des hommes et à fréquenter des homosexuels ». Chez Murray, l’hypothèse d’une homosexualité supposée est encore plus caricaturale. Ainsi peut-on lire que l’ »identification à la mère sur un plan érotique corporel implique de supposer chez Hitler une part de féminité, associée à une tendance à l’homosexualité passive », ou que sa peur de se prendre un coup de couteau dans le dos serait en fait… un fantasme refoulé de pénétration homosexuelle.
Mais c’est The Hidden Hitler, publié en 2001 par l’historien allemand Lothar Machtan, qui a connu le succès médiatique le plus important. L’ouvrage défend la thèse d’une « double vie » et évoque des relations possibles avec Röhm et d’autres cadres du parti nazi. « Là encore, il s’agit d’un amalgame de rumeurs et de commérages, car les témoins que Machtan mobilise sont notoirement peu fiables. Aucun crédit ne peut être accordé à ce livre », tacle l’historien Richard Evans. Malgré l’évidence de la supercherie, ce Hitler caché a été un véritable best-seller et de nombreux médias, comme le Guardian, ont couvert sa sortie avec une certaine complaisance.
Une vie sexuelle classique…
Il existe pourtant, chez les historiens, un consensus sur la vie intime du Führer. Ian Kershaw, l’un des plus éminents biographes de Hitler, écrit que ce dernier avait un rapport complexe à la sexualité. Hitler pouvait autant faire preuve d’une forme de pudibonderie maladive que d’une fascination pour le sexe. S’il évitait les contacts avec les femmes, se disait horrifié par la prostitution et condamnait la masturbation, cela ne l’empêchait pas de traîner son ami Kubizek dans le « quartier rouge » et de faire preuve d’un voyeurisme évident.
Il reste que pour Laurie Marhoefer, sa vie sexuelle était « très banale, voire inexistante ». « On peut dire qu’il avait une libido assez faible », ajoute Richard Evans. Ses quelques relations suffisent à prouver que Hitler n’avait rien de l’amant idéal. Il a entretenu un amour passionnel, possessif et malsain avec sa demi-nièce Geli Raubal entre 1929 et 1931, et il lui arrivait d’humilier publiquement Eva Braun, la compagne avec laquelle il est resté le plus longtemps. Mais rien de tout cela ne recoupe la « perversion » et les « déviances » rapportées par Langer, Machtan et d’autres.
Pathologiser le totalitarisme
Pour Richard Evans, le succès de ces thèses sans fondement scientifique s’explique par « une tendance à vouloir faire des dictateurs des monstres totaux, tant sur le plan sexuel, psychologique, que moral ». S’il peut être séduisant et confortable d’expliquer le phénomène totalitaire en le pathologisant, la démarche n’a rien d’historique. « Même si Hitler avait été homosexuel, en quoi cela expliquerait quoi que ce soit ? Beaucoup d’hommes ont refoulé leur homosexualité ou n’ont qu’un testicule, ça ne les pousse pas à perpétrer un génocide… Ce besoin d’expliquer le nazisme par des ‘perversions sexuelles’ trahit juste une profonde méconnaissance historique », complète Laurie Marhoefer.
Dans un article publié dans le Washington Post en 2001, l’historien Geoffrey J. Giles s’inquiétait déjà du fait que ces thèses contribuent à « rejeter la responsabilité de la Shoah sur l’homosexualité présumée de Hitler », soulignant que « certains groupes extrémistes et fondamentalistes » instrumentalisent ces théories pour mieux justifier leur homophobie. Un comble, quand on sait que le régime nazi est certainement l’un des plus répressifs de l’Histoire à l’égard de l’homosexualité…
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Author : Baptiste Gauthey
Publish date : 2025-07-13 16:00:00
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