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Réchauffement climatique : comment dépasser notre amnésie antérograde ?

Réchauffement climatique : comment dépasser notre amnésie antérograde ?

Le récent épisode de canicule, dont on peut craindre qu’il soit suivi d’autres, avec son cortège de drames (incendies, sécheresse, morts…), a remis sur le devant de la scène la question des perturbations climatiques et notre action collective la concernant. On s’est rappelé alors l’urgence que représente la situation et notre impréparation : on s’est invectivé dans les arènes politiques et sur les plateaux de télévision mais bientôt, dès que l’automne sera venu, nous n’y penserons plus ou presque.

Tout cela ressemble aux bonnes résolutions que nous formulons le premier de l’an et que nous nous hâtons d’oublier dès la première tentation venue. D’une façon métaphorique, on pourrait dire que nous souffrons collectivement d’une sorte d’amnésie antérograde : un grave trouble de la mémoire qui conduit à oublier les événements à mesure qu’ils se déroulent. Le pire étant que nos décideurs politiques souffrent du même mal : ils fixent des priorités qui se réorganisent sans cesse selon les chahuts de l’actualité, comme Pénélope défaisant, la nuit, le travail de tissage qu’elle produisait le jour. Mais alors que l’épouse d’Ulysse usait de ce stratagème pour gagner du temps, le syndrome qui nous touche collectivement nous en fait perdre.

C’est là une banalité que tout le monde a constatée mais la profondeur temporelle de l’analyse et de la décision politique n’a cessé de s’amenuiser dans les dernières décennies, nous rendant incapables de convoquer une intelligence collective de long terme. La rationalité, telle qu’elle est définie par les économistes, présuppose une hiérarchie des préférences. Or, les événements de l’actualité troublent notre logique collective, instaurant une instabilité des priorités au gré des faits divers, des polémiques du moment et de la conflictualité incessante qui a saisi désormais l’espace public. La dérégulation du marché cognitif est un des paramètres majeurs de la situation en plus des intérêts économiques divergents qui enserrent la possibilité de prendre les décisions nécessaires face, par exemple, aux perturbations climatiques. Il reste que la situation pose une question essentielle de l’administration du pouvoir dans les démocraties. Comment dépasser la tyrannie du court-termisme ?

Quand il sera trop tard…

Une petite expérience peut servir de méditation à ce sujet. Deux économistes, George Loewenstein et Drazen Prelec, ont mené une étude publiée dans la Psychological Review en 1999 ; ils cherchaient à voir comment les individus ont tendance à s’acquitter de tâches dont certaines sont désirables et d’autres non. Il s’agissait de planifier cinq week-ends : trois pendant lesquels il était proposé de rester tranquillement chez soi, un durant lequel on devait rendre visite à des amis très chers dans une ville attrayante et un autre où la visite consistait à tenir compagnie à une vieille tante « mauvaise cuisinière et rustre ». On l’a compris, la dernière perspective ne mettait personne en joie mais la question était : dans quel ordre les sujets de l’expérience allaient-ils s’acquitter de ces cinq tâches ? Deux possibilités de planifications étaient offertes : programmer immédiatement le prochain week-end et les quatre suivants à la suite ou étaler les cinq week-ends sur sept mois. Les réponses des sujets de l’expérience furent bien différentes selon le cadre temporel qu’on fixait à leur décision. Dans le premier cas, la majorité a préféré se débarrasser de la tâche désagréable tout de suite, dans le second, au contraire, elle reportait le désagrément le plus loin possible dans le calendrier.

Ce n’est qu’une petite expérience et sans vouloir abuser de l’interprétation qu’on peut en faire, il me semble tout de même que la façon dont nous reportons sans cesse les douloureux sacrifices nécessaires à affronter des problèmes collectifs dépend beaucoup du cadre temporel dont nous usons pour les penser. Ceux qui promeuvent l’idée que nous avons le temps nous incitent à visiter la vieille tante plus tard… mais ne sera-t-il pas trop tard ? Comment guérir de cette amnésie antérograde qui affecte la décision politique ? Il me semble que ce devait être la tâche du Haut-commissariat au Plan dirigé par un certain François Bayrou. Déjà oublié lui aussi ?

Gérald Bronner est sociologue et professeur à la Sorbonne Université



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Author : Gérald Bronner

Publish date : 2025-07-12 14:00:00

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