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« Les narcissiques ne sont pas des prédateurs » : la mise au point d’un psychiatre italien réputé

« Les narcissiques ne sont pas des prédateurs » : la mise au point d’un psychiatre italien réputé

« Voici les signes que vous avez grandi avec un parent pervers narcissique », « Comment repérer un narcissique à sa manière de faire des câlins », « Plus on est narcissiques et moins l’on fait d’enfants », « Le narcissisme pathologique de Trump »… Tapez le mot « narcissique » dans Google, c’est comme le jeu de la ficelle à la fête foraine : à tous les coups vous êtes gagnant. Sur les réseaux sociaux aussi, le mot est omniprésent. Une surenchère qui a de quoi exaspérer Giancarlo Dimaggio. Face à cette déferlante, ce psychiatre et psychothérapeute italien, expert en troubles de la personnalité, a récemment pris la parole sur les réseaux sociaux pour dénoncer ce qu’il qualifie de « pure folie ». « Aujourd’hui, toute personne qui rencontre des difficultés dans une relation amoureuse – généralement avec un homme – est étiquetée comme narcissique. Cela n’a aucun sens », déplore cet auteur de nombreuses publications scientifiques dans des revues internationales reconnues et rédacteur en chef du Journal of Clinical Psychology : In Session.

Pointant du doigt tous ceux qui font du business autour du narcissisme, ce médecin italien décrit un emballement collectif à la fois « ridicule » et « stigmatisant », qui « n’a rien à voir avec la réalité clinique d’un véritable trouble de la personnalité narcissique. Cofondateur du Centre de thérapie métacognitive interpersonnelle à Rome – une approche basée sur des recherches cliniques et cognitives scientifiquement validées –, Giancarlo Dimaggio explique à L’Express ce qu’il se passe dans la tête des personnes souffrant de ce trouble. Des sujets traversés par « des rêves de grandeur » et qui « ressentent très fréquemment un état de vide intérieur ». Bien loin du personnage psychopathe aux intentions prédatrices qu’on retrouve dans nombre de magazines… Entretien.

L’Express : « La façon dont les gens parlent du narcissisme sur les réseaux sociaux et dans les conversations de tous les jours est un non-sens », avez-vous récemment dénoncé dans un post LinkedIn. Pourquoi ?

Giancarlo Dimaggio : Cela fait longtemps que j’écris des articles scientifiques sur le narcissisme. Aujourd’hui, j’ai décidé de m’adresser à un public plus large. Car en me mettant un peu plus aux réseaux sociaux, j’ai réalisé à quel point le sujet y était mal traité. La manière dont les personnes, certains psychologues et « coachs mentaux » parlent des narcissiques est tout simplement aberrante. C’est à la fois stigmatisant et franchement ridicule.

C’est-à-dire ?

La chose frappante, c’est qu’on dépeint ces personnes comme étant uniquement motivées par le pouvoir et le contrôle, et d’une certaine manière par une sorte de nature maléfique intérieure. Comme s’ils agissaient dans le seul but de vous faire souffrir. Ce n’est pas dit explicitement, mais c’est le cœur du message : ils seraient uniquement mus par un instinct prédateur. Cela n’a rien à voir avec ce que l’on observe chez les personnes atteintes d’un trouble de la personnalité narcissique, qui est un véritable trouble de santé mentale. C’est très différent de ce que l’on voit en thérapie. Il n’y a qu’un lien très limité avec la domination ou le contrôle.

Comment expliquez-vous que le sujet du narcissisme soit aussi présent dans le discours public, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans les médias ?

Selon moi, il correspond parfaitement à une posture de victimisation, fréquemment mise en lumière sur les réseaux sociaux. Beaucoup cherchent à attribuer leurs difficultés à des causes extérieures. Qualifier quelqu’un de narcissique en fait un bouc émissaire idéal pour justifier ses propres souffrances, échecs et difficultés personnelles. C’est une manière d’extérioriser le problème.

Chez les narcissiques, l’estime de soi peut chuter très bas

Par ailleurs, avec l’essor des réseaux sociaux s’est développée une tendance marquée à se montrer sous une version idéalisée de soi, à prétendre incarner une sorte de perfection. Cela donne l’impression que nous vivons dans une société profondément narcissique. Mais en réalité, ceux qui essaient de se montrer sous leur meilleur jour sur les réseaux sociaux sont souvent des personnes en souffrance. Ils passent une bonne partie de leur temps à éprouver de la honte vis-à-vis de ce qu’ils sont réellement. Cette obsession actuelle autour des narcissiques semble résulter de la combinaison de deux dynamiques : le besoin d’être reconnu et une posture victimaire. Le problème, c’est que ce que l’on désigne à tort comme du narcissisme correspond en réalité, bien souvent, à des traits antisociaux, voire psychopathiques. Et ces personnes-là sont effectivement motivées par des intentions prédatrices. Elles peuvent faire du mal, par égoïsme, pour dominer ou contrôler, mais il s’agit là d’un tout autre profil.

Quelle est la définition scientifique ou clinique du narcissique ?

La première chose à comprendre, c’est qu’il s’agit d’un trouble. C’est une condition médicale. Le véritable problème concerne avant tout la personne qui en est atteinte, bien plus que son entourage, car ce trouble génère une grande souffrance et de nombreuses difficultés. Une petite proportion de personnes avec ce profil dispose aussi d’une intelligence et de compétences qui peuvent les conduire à une certaine réussite. Mais dans la plupart des cas, vivre avec ce trouble signifie une forme de déclin : la seconde moitié de la vie se dégrade fortement, car on finit par saboter ses relations interpersonnelles, et on se condamne ainsi à une existence remplie de déceptions et de frustrations.

Connaît-on la proportion de personnes souffrant de ce trouble ?

Concernant la prévalence dans la population, très grossièrement, une estimation approximative serait d’environ 1 %. Mais si l’on regarde parmi les personnes qui consultent, probablement que 5 à 6 % des personnes qui entrent en thérapie présentent des problèmes liés au narcissisme – à des niveaux divers ou sous forme complète -, un certain degré de narcissisme pathologique ou un trouble de la personnalité narcissique. Et c’est important de le souligner, car il existe cette idée reçue selon laquelle les personnes narcissiques ne vont pas en thérapie, qu’elles y envoient les autres. Or, c’est faux. Elles consultent.

En quoi le narcissisme diffère-t-il du trouble de la personnalité narcissique ?

En réalité, lorsqu’on se penche sur le monde intérieur des personnes souffrant de ce trouble, ce n’est pas un endroit agréable à habiter. Elles aspirent à la grandeur. Parfois, elles en font l’expérience ; certaines sont un peu plus capables de rester dans un état de grandeur pendant un certain temps. Mais en général, la grandiosité est un état très momentané. La plupart du temps, ces personnes ressentent un mélange de frustration, de colère, de déception, de baisse de moral et d’inquiétude pour l’avenir. Leur estime de soi peut chuter très bas. Elles ressentent très fréquemment un état de vide intérieur. Donc, pour résumer, si elles ne font rien pour activer un certain niveau d’excitation, elles se sentent plates, dévitalisées. Et la vie n’a plus de sens. Donc vous voyez, on est loin de l’image du monstre.

Sont-ils sujets à dépression ?

Oui, en particulier dans la seconde moitié de leur vie, lorsque les rêves de grandeur ne peuvent plus être maintenus, parce qu’ils regardent leur vie en arrière et réalisent qu’ils perdent des opportunités. Alors le moral s’effondre. Ils peuvent alors devenir suicidaires. Cependant, la prévalence du suicide et des tentatives de suicide dans cette population n’est pas encore clairement établie.

La personnalité narcissique se forme-t-elle dès l’enfance ?

Il existe peu d’études longitudinales sur le développement du trouble, mais ce que l’on observe en clinique permet de dégager certaines constantes. L’une des plus typiques repose à la fois sur une attention parentale excessive, centrée sur les qualités perçues comme « spéciales » : l’enfant-roi, en quelque sorte et un manque d’attention émotionnelle. Autrement dit : on valorise son enfant pour ce qui te rend exceptionnel, mais on ne se soucie pas de ses vulnérabilités, ses peurs, ses désirs profonds ou simplement ce qu’il ressent. Le message implicite devient alors : tu es un dieu mais seulement tant que tu le restes. Dès que tu montres une faille, tu redeviens imparfait et donc indigne d’être aimé.

En règle générale, les narcissiques ne font pas de bons managers mais

Un autre chemin, très différent, s’inscrit plutôt comme une réaction à des difficultés psychiques ou sociales au sein de la famille. Je me souviens d’un de mes patients qui, après neuf mois de thérapie m’a confié : « Docteur… peut-être que je devrais vous dire quelque chose. Je sais, je ne l’ai pas mentionné, parce que, vous savez, c’est le genre de choses auxquelles vous, les psychologues, faites attention, mais je ne suis pas sûr que ça ait vraiment de l’importance. » Je lui dis : « Je vous écoute. » Il me répond : « Bon, d’accord, je vais vous le dire. Vous savez, quand j’étais enfant, vers l’âge de neuf ans, eh bien, ma mère nous courait après, mon petit frère et moi, pour essayer de nous frapper. » Je lui dis : « D’accord… mais comment ça ? » Il ajoute : « En fait, elle nous poursuivait avec un couteau, parce qu’elle était convaincue que nous étions possédés par des extraterrestres. » Donc, en somme, ce patient avait une mère atteinte de schizophrénie paranoïde, et il avait dû se construire une armure autour de lui, une armure narcissique, pour se protéger de la peur. Et il reconnaissait à peine que cela pouvait être lié à ses problèmes actuels. C’est très typique : ils souffrent, mais ils perdent le lien avec l’origine de cette souffrance.

Existe-t-il plusieurs types de troubles de la personnalité narcissique ?

Dans le discours scientifique, il existe deux types de narcissisme pathologique qui ont de nombreux traits communs. Selon les préférences, on les appelle soit narcissisme manifeste et narcissisme caché, soit narcissisme grandiose et narcissisme vulnérable. La différence, c’est que les personnes présentant des traits grandioses ont tendance à se montrer vantardes ou arrogantes, avec une estime de soi un peu plus solide. Mais elles traversent des moments de souffrance, elles s’effondrent, elles commettent des erreurs.

Les personnes avec un narcissisme vulnérable, elles, oscillent entre le désir d’être grandioses et reconnues par les autres, mais leur estime d’elles-mêmes est plus instable, plus fragile, et elles sont très sensibles au fait de se sentir blessées, offensées ou non reconnues par autrui. C’est ce que j’appelle le syndrome du génie non reconnu : « je suis un génie, mais le monde ne le sait pas. ». En réalité, les personnes narcissiques à tendance grandiose agissent dans la société, elles provoquent parfois le chaos, mais elles passent à l’action. Les narcissiques vulnérables, en revanche, ont tendance à être plus dans le contrôle excessif et la passivité. Et certains sont paranoïaques parce qu’ils sont enclins à se sentir blessés, ils sont rancuniers, ils nourrissent des fantasmes de revanche.

Existent-ils des études montrant que le trouble de la personnalité narcissique peut être traité avec succès ?

La littérature scientifique reste lacunaire sur ce point. Mais manière pragmatique, peut-on traiter avec succès le trouble de la personnalité narcissique ? Oui, absolument, notamment grâce à la thérapie interpersonnelle métacognitive. Cela ne signifie pas que l’on guérit tout le monde, ni qu’ils se rétablissent complètement, mais on peut les traiter avec efficacité. Ils peuvent améliorer leurs relations, leur adaptation au travail et dans la société, leur humeur, réduire leur anxiété et leur colère. Ce qui paraît sans doute le plus difficile à transformer, c’est tout ce qui touche à la sphère des relations amoureuses. Parce que lorsqu’ils forment des liens intimes, ces individus ont encore très facilement tendance à se sentir limités, contrôlés ou accusés. Et leur stratégie de protection préférée, c’est la fuite, s’éloigner. Donc, ce n’est pas exactement le partenaire idéal pour se marier, si l’on peut dire les choses ainsi…

Comment abordez-vous les personnalités narcissiques en thérapie ?

D’abord, il ne faut pas être dans le jugement. Il ne faut pas chercher à réduire leur estime de soi. C’est très dangereux, car si vous attaquez la partie grandiose, ils s’effondrent. Pour eux, ce n’est pas comme passer d’une haute estime de soi à une estime normale. C’est comme passer du paradis à l’enfer. De même, mieux vaut éviter de montrer de l’empathie pour leur entourage, car ils le perçoivent comme un reproche. Vous devez comprendre leur lutte intérieure. Il faut valider, d’une certaine manière, leur besoin de grandeur et les amener à découvrir que poursuivre sans cesse la grandiosité est épuisant. On ne peut pas vivre sa vie en plaçant sans cesse la barre plus haut. L’un des grands objectifs du traitement, c’est de les aider à entrer en contact avec d’autres désirs : des désirs de liberté, de légèreté, de jeu, une curiosité pour le monde, au lieu de se mesurer en permanence à des standards souvent inatteignables.

Le « pervers narcissique » fait l’objet de nombreux articles de presse. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Et pourquoi un tel engouement autour de ce sujet ?

En réalité, je suis un peu surpris par ce qui me semble être un phénomène un peu français [Rires]. Cela tient peut-être, si vous me permettez de le dire, à une sorte de tragédie nationale : l’héritage de Jacques Lacan, dont l’influence reste marquante en France, et que, personnellement, je n’apprécie pas du tout. Ce courant psychanalytique est aujourd’hui très peu utilisé ailleurs, et d’un point de vue scientifique, il faut être clair : le « pervers narcissique » n’existe pas. Ce concept appartient à un discours idéologique, propre à ceux qui adhèrent encore à ce modèle — ce qui n’est pas mon cas. Si l’on veut être rigoureux, ce terme recouvre plutôt une combinaison d’asocialité, de psychopathie, et une forme de sadisme, ce qui, en revanche, existe bel et bien.

Peut-on être atteint du trouble de la personnalité narcissique et faire un bon manager ?

Eh bien, pas vraiment. En général, tout trait narcissique pose problème : pour la personne elle-même, et, pour ceux qui l’entourent. Cela ne favorise ni la connexion ni la coopération. Ce en quoi ils peuvent vraiment exceller, c’est dans le rôle de figure charismatique d’un groupe. Donc si vous les placez dans une fonction où ils représentent quelque chose, ils peuvent être parfaits. Mais il faut quelqu’un d’autre pour appuyer sur les boutons. En résumé, ce ne sont pas de bons managers mais ils peuvent être excellents pour donner une bonne image de l’entreprise à l’extérieur. Donc, si vous leur trouvez le bon créneau social, ils peuvent être utiles dans un environnement professionnel.



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Author : Laurent Berbon

Publish date : 2025-07-14 15:00:00

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