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« Ils veulent intimider les gens » : les inquiétantes dérives de l’ICE, la police de l’immigration de Donald Trump

« Ils veulent intimider les gens » : les inquiétantes dérives de l’ICE, la police de l’immigration de Donald Trump

La vidéo fait froid dans le dos. On y voit Rumeysa Ozturk, une étudiante turque de l’université Tufts, en train de marcher en plein après-midi dans une rue d’une banlieue de Boston. Soudain, un individu masqué avec une capuche lui bloque le passage. Il lui saisit les poignets et confisque son téléphone avant d’être rejoint par cinq autres acolytes, également en civil et masqués. « Nous sommes la police », déclare l’un d’eux en la menottant. Puis ils traînent la jeune femme vers un gros 4X4 noir banalisé. Il s’agit en fait de membres de l’Immigration and Customs Enforcement (ICE), la police de l’immigration. L’étudiante en thèse a pourtant un visa en règle. Pendant vingt-quatre heures, nul ne sait, même l’ambassade de Turquie, où elle se trouve. Un juge interdit qu’elle soit transférée hors du Massachusetts. Trop tard ! Rumeysa Ozturk est envoyée dans un centre de détention en Louisiane à 2500 kilomètres de son domicile.

Le Département de la sécurité intérieure (DHS), qui chapeaute ICE, finit par annoncer que son visa est révoqué car elle a « été impliquée dans des activités de soutien au Hamas ». Sa seule « activité » est d’avoir cosigné, un an plus tôt, une tribune dans le journal de Tufts qui critiquait l’université pour ne pas avoir, entre autres, reconnu « le génocide palestinien ». Le 9 mai, plus d’un mois après son arrestation, la jeune femme est libérée pendant que son cas continue à être examiné.

Ils ont des « tactiques militaires »

Rumeysa Ozturk n’est pas la seule à avoir eu affaire à la police de l’immigration sous l’ère Trump. Depuis le retour au pouvoir du républicain à la Maison-Blanche, ICE est devenue une force particulièrement visible qui multiplie les interpellations dans la rue, les magasins, les restaurants… Créée après les attentats du 11-Septembre pour améliorer l’appareil de sécurité nationale, l’agence compte 20 000 employés répartis en plusieurs divisions, dont une chargée d’arrêter les personnes en situation irrégulière. Ses agents jouissent de pouvoirs importants, bien plus étendus que les autres polices. Contrairement à ces dernières, ils peuvent porter un masque, ne sont pas tenus de s’identifier, ni d’être en uniforme, ou d’avoir le mandat d’un juge…

Donald Trump, qui a fait de la lutte contre l’immigration une priorité, leur a accordé encore davantage de prérogatives. Ces policiers ont désormais le droit de procéder à des arrestations dans des écoles, des hôpitaux, des lieux de culte… Ils ont aussi « l’entière autorisation » de se défendre contre les manifestants jugés violents, par « tous les moyens à disposition ». « Nous assistons à la montée d’une police secrète : masquée, sans identification, portant même des treillis et s’emparant de gens qu’elle fait disparaître », a posté sur X, Scott Wiener, un sénateur démocrate du Congrès local de Californie. Beaucoup sont en effet embarqués sans avoir la possibilité d’informer leurs proches et leur avocat, et cela prend souvent un certain temps avant de les localiser. Un petit air de régime à la Pinochet ou à la Xi Jinping…

« ICE a changé. [Ses agents] exercent leur pouvoir de manière bien plus agressive et plus hardie que dans le passé avec des tactiques militaires », résume Austin Kocher, spécialiste de l’immigration à l’université de Syracuse (New York). Début juin, une vingtaine d’agents armés a fait irruption dans un restaurant populaire de San Diego en lançant des gaz lacrymogènes pour appréhender des serveurs et des cuisiniers sans-papiers.

Dans le Massachusetts, Juan Francisco Mendez, demandeur d’asile guatémaltèque, se rendait en voiture chez le dentiste avec sa femme lorsque des policiers d’ICE l’ont arrêté et ont brisé la vitre avec une masse pour le sortir du véhicule. En fait, ils s’étaient trompés d’individu. Mendez a cependant passé des semaines en centre de détention. Et dans certains cas, les agents se montrent violents. Dans une vidéo qui a beaucoup choqué aux Etats-Unis, plusieurs policiers plaquent au sol Narciso Barranco et le frappent à la tête. Ce jardinier mexicain installé depuis des années aux Etats-Unis et dont les trois fils servent dans l’armée américaine était simplement en train de couper le gazon d’un restaurant. Il a essayé de s’enfuir lorsque ces policiers ont cherché à l’interpeller.

Des étudiants propalestiniens arrêtés

Dans certains cas, la police de l’immigration ne tient pas compte des décisions de justice. En mars, elle a fait monter dans deux avions 250 Vénézuéliens accusés d’être membres d’un gang pour les expulser vers une prison au Salvador. Un juge avait interdit leur départ mais les appareils ont quand même décollé. Encore plus grave, ICE s’attaque aussi à des gens en situation légale. Outre Rumeysa Ozturk, des dizaines d’étudiants ont été arrêtés pour leurs vues propalestiniennes, sous prétexte de combattre l’antisémitisme. Mahmoud Khalil, un ancien étudiant de l’université de Columbia, très engagé dans les manifestations anti-Israël sur le campus, a été appréhendé alors qu’il possède une carte de résident. Après cent quatre jours de détention, il a fini par être relâché sans être inculpé. « Cibler des gens pour leur idéologie politique est très inquiétant, observe Austin Kocher. J’ai peur qu’ils ne s’en tiennent pas qu’aux migrants et visent ensuite des citoyens américains. » Avant de se transformer en bras armé de l’exécutif.

Tout cela dans une quasi-impunité. « Le plus troublant peut-être, c’est l’attitude de défi de l’administration face à l’éventualité d’une supervision du Congrès. ICE a refusé l’accès aux centres de détention à de multiples élus désireux de vérifier les conditions des détenus », alors que c’est leur prérogative, note le Brennan Center.

Pour une police secrète, elle communique beaucoup. « C’est différent du FBI qui opérait dans l’ombre pour arrêter les communistes et les activistes dans les années 1950 et 1960. Les agents d’ICE, eux, se vantent de leurs actions », commente Stuart Schrader, professeur d’histoire à l’université John-Hopkins (New York) et auteur d’un livre sur la militarisation de la police. Le ministère de la Sécurité intérieure (DHS) poste tous les jours des photos de migrants criminels arrêtés. Lorsque deux véhicules d’ICE ont percuté exprès, en plein Los Angeles, la voiture d’un sans-papiers dans laquelle se trouvaient sa femme et deux petits enfants, le DHS s’est félicité : « C’est une arrestation ciblée d’un manifestant violent. » Quant à la ministre Kristi Noem, elle a filmé un clip en gilet pare-balles, avec la mention : « 7 heures du matin à New York. En train d’expulser la racaille des rues. » Le DHS fait même de l’humour d’un goût douteux. Lorsque Donald Trump est allé, inaugurer en grande pompe, « Alligator Alcatraz », un nouveau centre de détention en Floride isolé dans un coin marécageux infesté de moustiques, de pythons et d’alligators, il a publié une photo où l’on voit une rangée de crocodiles coiffés d’une casquette ICE.

Dissuader les nouveaux arrivants

Si la police de l’immigration a pris une telle ampleur, c’est parce que Donald Trump s’est fait élire sur la promesse de stopper les arrivées de migrants en pleine expansion sous Joe Biden. Il a signé une multitude de décrets qui visent à suspendre les demandes d’asile, interdire l’entrée du territoire aux ressortissants de 19 pays, mettre en place une procédure expéditive d’expulsion… L’objectif est de dissuader de nouveaux arrivants. Et ça marche ! Seuls 6000 migrants ont été appréhendés à la frontière mexicaine en juin, le taux le plus bas jamais enregistré. Du temps de son prédécesseur, le chiffre était monté à plus de 6000 par jour pendant une période. ICE est aussi très actif car le président lui met une pression folle, promettant la « plus grande opération d’expulsion de l’histoire américaine ». On estime à 11,7 millions le nombre de sans-papiers, dont beaucoup sont installés de longue date, travaillent et paient leurs impôts.

En janvier, ces forces de l’ordre avaient reçu pour mission de procéder à 1500 arrestations par jour en se focalisant sur les repris de justice. Mais ces quotas n’ont pas été atteints compte tenu du manque de ressources. Au grand dam de Stephen Miller. Lors d’une réunion houleuse fin mai, l’architecte de la politique d’immigration à la Maison-Blanche a exigé d’accélérer la cadence à 3000 interpellations quotidiennes. Début juin, on en était plutôt autour de 1100, mais les chiffres augmentent. Car les agents ont élargi leurs cibles aux clandestins sans casier judiciaire. Un tiers des personnes arrêtées début juin n’a jamais fait l’objet de poursuites péanles. Parmi les lieux de prédilection d’ICE figurent les tribunaux qui traitent les demandeurs d’asile. Rosa Hernandez-Wilcox, une Hondurienne mariée à un Américain, s’est présentée normalement à sa convocation prévue de longue date. Quand elle est arrivée, elle a été séparée de son mari et de ses trois enfants et incarcérée. Fin juin, plus de 57 000 individus s’entassaient dans des centres de détention, limités à 41 000 lits, dans des conditions pénibles. Un Cubain de 75 ans est mort récemment alors qu’il attendait son expulsion. C’est le 13e à décéder aux mains de la police de l’immigration sur l’année fiscale, un record.

L’administration a en tout cas réussi à semer la panique dans les communautés immigrées. Et pas seulement chez les sans-papiers. Même les naturalisés sont terrifiés à l’idée d’être pris lors des rafles. A Los Angeles, des quartiers latinos entiers sont désertés, les magasins fermés. Les gens n’osent plus sortir de chez eux, aller travailler, envoyer les enfants à l’école, ou même assister à la messe. Une descente d’ICE dans un entrepôt textile le 6 juin a déclenché des manifestations d’une ampleur limitée. En représailles, Donald Trump a déployé la Garde nationale et les Marines qui sont toujours présents, même si le calme est revenu depuis.

Quoi qu’il en soit, les opérations d’expulsion de masse vont s’amplifier. ICE se fait déjà aider par les polices locales des Etats et devrait avoir bientôt le soutien de 700 militaires. Surtout, la loi fiscale, votée le 3 juillet, va octroyer aux différentes agences chargées de l’immigration 170 milliards de dollars sur les quatre ans à venir. Un budget colossal. Cette force va ainsi devenir la plus grosse police du pays. Elle a aussi obtenu 45 milliards pour ouvrir de nouveaux centres de détention ce qui devrait permettre de doubler le nombre de places, auxquels s’ajoutent 30 milliards pour le fonctionnement et le recrutement de 10 000 agents supplémentaires. Par comparaison, le budget actuel total d’ICE s’élevait à 8 milliards de dollars. Todd Lyons, son patron, doit être aux anges. Son rêve, déclarait-il en avril, était de mettre en place une logistique pour les expulsions aussi performante que celle d’Amazon.; Mais pour Nayna Gupta, de l’American Immigration Council, cette loi « renforce encore les politiques punitives, qui ne font rien pour résoudre les vrais problèmes de notre système d’immigration : des tribunaux surchargés, un manque de voie légale vers la citoyenneté et un système défaillant du droit d’asile ».

Arracher des mères à leurs bébés ou menotter des jardiniers ne fait toutefois guère de publicité à ICE. Selon un sondage récent, 54% des Américains estiment qu’elle va « trop loin ». De multiples actions en justice ont été lancées. Mahmoud Khalil, l’ex-étudiant de Columbia, vient d’intenter un procès contre l’administration et demande 20 millions de dollars de dommages et intérêts pour sa détention inconstitutionnelle. « Ils abusent de leur pouvoir car ils se sentent intouchables, a-t-il dit dans une interview. A moins qu’ils ne se sentent obligés de rendre des comptes, ils vont continuer sans frein. » Mais la Cour suprême, à majorité républicaine, semble jusqu’ici plutôt encline à donner raison à l’administration. Elle a ainsi autorisé celle-ci à expulser huit sans-papiers – dont un Birman, un Laotien et un Mexicain – au Soudan du Sud, un pays encore marqué par la guerre. Et tant que le Congrès n’impose pas de règles de contrôle et de transparence, il y a peu de chances qu’ICE tempère ses actions.

Certains élus poussent pour instaurer des garde-fous, comme ce projet de loi pour interdire le port du masque. Les agents y sont opposés pour une question de sécurité. Les gens postent sur Internet leurs photos, disent-ils, ce qui leur vaut des menaces. « C’est un argument exagéré. La police opère depuis toujours sans masque. ICE essaie juste d’intimider les gens », remarque Stuart Schrader. Selon lui, « le contre-pouvoir le plus important va venir de l’opinion publique ». Les organisations de défense des migrants se sont mises à filmer les arrestations et diffusent les images sur les réseaux, où elles ont un fort retentissement. Récemment, un marchand de glaces ambulant très populaire a été appréhendé pendant sa tournée près de Los Angeles. La photo de son chariot abandonné dans la rue est devenue virale. Et les dons à la famille ont atteint près de 60 000 dollars.



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Author : Hélène Vissière

Publish date : 2025-07-16 05:30:00

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