Parfois, rien n’est plus efficace qu’une bonne grosse colère. Ce 12 juillet, vers 5 heures du matin, Adolphe Digoué, membre du gouvernement de Nouvelle-Calédonie, entre en trombe dans le patio d’un hôtel à Bougival, dans les Yvelines. Devant une partie de la délégation indépendantiste – dont il fait partie – l’homme s’emporte. « Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? tonne-t-il. Vous allez passer à côté d’un accord historique ! ».
Depuis dix jours, les forces politiques calédoniennes sont enfermées à Bougival pour discuter de l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. Ces négociations ont débouché sur un projet d’accord, terminé la veille à 18 heures. Mais une partie de la coalition indépendantiste (FLNKS) a des doutes. Au cœur de la nuit, elle est même partie échanger en visioconférence avec ses représentants restés sur l’archipel. La colère de Digoué les sort de leur torpeur. « Si l’on m’avait dit que j’allais me faire secouer par mon cousin !, sourit Roch Wamytan, ancien président du Congrès de Nouvelle-Calédonie. Mais aujourd’hui, les caisses sont vides. Le territoire est à reconstruire. Il fallait que l’on fasse quelque chose, même si le projet ne ressemble pas à ce que nous voulions au départ. »
Milakulo Tukumuli, président de l’Eveil océanien – le parti créé pour défendre les intérêts de la communauté wallisienne et futunienne, souvent perçu comme une troisième voie sur l’archipel – achève de les convaincre de revenir à la table des négociations. « L’absence d’accord aurait été catastrophique pour le pays », glisse ce dernier.
« Forte cohésion »
Le texte est finalement signé quelques minutes plus tard, alors qu’apparaissent les premières lueurs de l’aube. Il ouvre la voie à une reconnaissance de la Nouvelle – Calédonie à l’international, pour l’instant sans indépendance. Afin d’éviter un nouvel embrasement de l’archipel, le gouvernement, les indépendantistes et les non-indépendantistes ont créé un ovni juridique : « l’Etat de la Nouvelle-Calédonie ».
Rien n’est encore acquis. « Les délégations calédoniennes ont eu beaucoup de courage en signant ce texte historique, a indiqué ce 12 juillet Manuel Valls, le ministre des Outre-mer, lors d’une rencontre avec la presse en présence d’Eric Thiers, conseiller Outre-mer de Matignon, et Rémi Bastille, préfet du Doubs, fin connaisseur de la Nouvelle-Calédonie. Mais il faut rester lucide : cela va être rude. » Le texte signé n’est en effet pas un accord mais un engagement politique, qui doit être présenté sur l’archipel avant d’être validé.
Il est le résultat d’intenses négociations. Arrêtées en mai, à Deva, en Nouvelle-Calédonie, elles ont repris le 2 juillet, à l’initiative du chef de l’Etat, avec l’ouverture d’un nouveau sommet à Paris. « Le président de la République a décidé de prendre une initiative en convoquant un sommet que nous avons préparé ensemble à l’Elysée avec l’idée de poursuivre la négociation politique, et de traiter les conditions économiques et sociales », a détaillé le ministre.
Un pacte de réformes économiques évoquant notamment le nickel, principale ressource minière de l’archipel, en fait partie. Au ministère des Outre-mer, on insiste : il ne s’agit pas d’une aventure solitaire. L’identité des négociateurs présents à Bougival en serait la preuve : Patrice Faure, directeur de cabinet d’Emmanuel Macron à l’Elysée, et Eric Thiers, pour Matignon. Le ministre des Outre-mer a d’ailleurs présenté le projet vendredi soir, devant le Premier ministre et plusieurs membres du gouvernement (Justice, Intérieur, Education, Affaires étrangères). « Il y a une forte cohésion du gouvernement sur le sujet », assure-t-il. Après les rumeurs de disgrâce, à la suite de l’échec du « conclave » de Deva, il savoure sa victoire d’étape.
Mais il sait combien ce projet d’accord est un exercice d’équilibriste. Ce texte est conçu pour satisfaire des indépendantistes et non-indépendantistes aux objectifs par essence contradictoires. Les négociateurs ont acté la création d’un Etat, qui devra « être reconnu par la communauté internationale ». Certaines compétences régaliennes pourront être transférées vers son Congrès local. Mais l’Etat calédonien reste « au sein de l’ensemble national », indique le projet d’accord. L’acquisition de la nationalité calédonienne est indissociable de la française : perdre l’une, c’est renoncer à l’autre.
Un ovni juridique
Ce samedi 12 juillet, à la lecture du texte, nombre de juristes sont restés interloqués. Pour apaiser un territoire ravagé par les émeutes du 13 mai 2024, l’Etat et les délégations politiques calédoniennes ont choisi une voie inédite. « Il a fallu être créatif », concède Eric Thiers. D’un côté, la Nouvelle-Calédonie reste un territoire « inscrit dans la Constitution française ». Cela permet de respecter le résultat des trois référendums d’autodétermination intervenus entre 2018 et 2021, tous conclus par un « non » à l’indépendance. De l’autre, le « Caillou » se dote de presque tous les symboles d’un Etat à part entière. Une « loi fondamentale » votée par le Congrès calédonien pourra modifier nom, drapeau, hymne et devise du pays. Les relations internationales et diplomatiques deviennent aussi une compétence calédonienne, « dans le respect des engagements internationaux et des intérêts fondamentaux de la France ».
Alors, indépendance, ou pas indépendance ? Est-ce une indépendance tout en restant dans la France ? Ces questions sont urticantes au sommet de l’Etat comme chez les délégations calédoniennes. Dans un contexte politique hautement inflammable, personne ne veut qualifier clairement ce que sera demain la Nouvelle-Calédonie par rapport à la France.
Résultat : les signataires ont décidé de créer un statut sui generis, c’est-à-dire « de son propre genre », sur mesure, pour la Nouvelle-Calédonie. Le « Caillou » est au droit constitutionnel ce que le chat de Schrödinger – à la fois mort et vivant – est à la physique quantique. « Vous n’arriverez pas à expliciter quelque chose qui n’existe pas », philosophe Jean-Jacques Urvoas, ancien ministre de la Justice et ex-rapporteur de la mission d’information parlementaire sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, proche du ministre Manuel Valls : « Un pas supplémentaire a été fait dans l’adaptation de la loi pour un territoire qui est dans la République. Dit différemment : les Calédoniens restent français. La Calédonie est calédonienne. »
L’indépendantiste Christian Tein sollicité
Ce délicat équilibre a été permis par d’importants compromis de chaque délégation. En amont du sommet de Bougival, en mai, le FLNKS avait fait une concession « historique », selon les mots d’un proche de Manuel Valls. Ils ont renoncé à une « indépendance sèche », c’est-à-dire à un divorce immédiat avec la France. Dans le compromis final, il n’y a pas non plus de calendrier précis pour l’indépendance. « C’est la grande différence avec les accords de Matignon de 1988, puis de Nouméa en 1998 : on ne trouve pas de date pour les référendums d’autodétermination », observe Jean-Jacques Urvoas.
Les émeutes qui avaient résulté, en 2024, du référendum de 2021 – contesté par les indépendantistes –, ont changé la donne. Pour éviter le divorce avec leur base, les élus indépendantistes ont multiplié les visioconférences avec l’archipel ces derniers jours. Christian Tein, président du FLNKS, l’un des anciens leaders de la CCAT – l’organisation à l’origine des émeutes – était un absent très présent. Toujours mis en examen pour son rôle en mai 2024, il a reçu de fréquentes visites des négociateurs indépendantistes ces dix derniers jours. « Il n’était pas pour ce projet au départ, mais Emmanuel Tjibaou [NDLR : député indépendantiste d’origine kanak] est parvenu peu à peu à le convaincre », raconte Roch Wamytan. Ils font le pari que l’accord de Tein pourra apaiser les militants quand le temps viendra.
Les non-indépendantistes, qui s’étaient montrés inflexibles lors du conclave de Deva en mai, ont aussi accepté des compromis. Poussés, notamment, par le cadre posé le 2 juillet par Emmanuel Macron au début du sommet. « Dans son allocution d’ouverture, le président est allé plus loin que Manuel Valls en évoquant le concept d’Etat associé. La formule a mis le feu aux poudres, mais a été révélatrice pour les loyalistes : ils ont compris que Macron voulait bien un accord », analyse Jean-Jacques Urvoas.
Transfert de compétences
Sonia Backès, présidente loyaliste de l’assemblée de la province Sud, plutôt proche du chef de l’Etat, s’est donc ouverte à la négociation. Nicolas Metzdorf, député Ensemble (loyaliste) de Nouvelle-Calédonie semble avoir joué un rôle particulier. L’élu, d’origine caldoche – ce qui signifie qu’il fait partie de la communauté européenne de l’île, arrivée au XIXe siècle –, a développé un « lien » avec le député indépendantiste Emmanuel Tjibaou, affirme l’un des participants aux négociations. « Ils parlent le même langage », poursuit ce dernier. Ainsi, alors que les discussions étaient au point mort lundi 7 juillet, les loyalistes ont accepté d’évoquer la création d’un nouveau statut pour le territoire, jusqu’à envisager la création d’un Etat calédonien, puis d’une nationalité propre. Ils ont même accepté des concessions sur les compétences régaliennes, ligne rouge déclarée indépassable avant le début des négociations.
Dans le document, la Nouvelle-Calédonie confie encore quatre de ses compétences à la France : la défense, la sécurité, la monnaie et la justice. Mais le texte prévoit la possibilité de les transférer petit à petit, par des résolutions du Congrès calédonien. « Mais pour cela, il faut que plus des trois cinquièmes du Congrès s’accordent. Ensuite, un groupe de travail commun à l’Etat se met en place pour analyser la viabilité d’un tel transfert. Enfin, il faut consulter les Calédoniens sur cette compétence », détaille Virginie Ruffenach, vice-présidente LR (loyaliste) du Congrès de Nouvelle-Calédonie. Autant d’étapes rendant difficile un transfert et donc une indépendance définitive… espèrent les loyalistes.
Les indépendantistes ne voient pas les choses de la même manière. « On a accepté la fin de l’indépendance votée par référendum pour opter pour une indépendance plus progressive. Il faudra que nous trouvions les majorités nécessaires à chaque fois pour enclencher le processus », fait valoir Roch Wamytan. Un mouvement qui n’est pas garanti, et n’a pas de calendrier. Mais l’ex-président du Congrès calédonien a déjà son idée : « On pourrait récupérer une compétence par mandat. Une fois que toutes les compétences auront été transférées, l’Etat calédonien sera indépendant de fait. »
Discussions hypothétiques
Ces discussions restent pour l’instant très hypothétiques. Elles sont autant d’arguments que les négociateurs présenteront à leur base à leur retour en Nouvelle-Calédonie. Chacun va s’attacher à mettre en valeur ce que le projet d’accord donne à « son » camp. Le FLNKS fera valoir les attributs de l’indépendance obtenus à Bougival. Les non-indépendantistes insisteront probablement sur un point attendu de longue date. Les négociations de ces derniers ont permis de trouver un accord sur le corps électoral. En Nouvelle-Calédonie, une concession historique aux indépendantistes a abouti à ce que seuls les citoyens inscrits sur les listes électorales depuis 1998 et leurs descendants puissent voter aux élections provinciales. En mai 2024, un projet de réforme constitutionnelle visant à dégeler le corps électoral calédonien avait signé le début des émeutes.
Cette fois, les négociateurs sont tombés d’accord : en 2026, les natifs qui n’étaient pas encore inscrits pourront désormais voter – soit 12 000 personnes –, ainsi que les personnes résidant depuis plus de quinze ans en Nouvelle-Calédonie. Les loyalistes ont aussi obtenu un renforcement du pouvoir des provinces. Une disposition bienvenue pour les non-indépendantistes, qui administrent, avec Sonia Backès, la province Sud, territoire plus peuplé de Nouvelle-Calédonie. En complément, Virginie Ruffenach et Alcide Ponga, président (LR) du gouvernement de Nouvelle-Calédonie, iront voir Bruno Retailleau lundi pour réclamer le maintien des escadrons de gendarmes mobiles présents en Nouvelle-Calédonie.
Tout faire pour satisfaire les militants, et les persuader du bien-fondé de l’accord. « Il va falloir convaincre. C’est très dur, pour les indépendantistes comme pour nous », admettait Virginie Ruffenach, faisant allusion aux premiers retours de l’archipel sur le texte. « N’oubliez pas que précédemment, il y a eu des morts », souligne Roch Wamytan. En 1989, l’indépendantiste Jean-Marie Tjibaou (père du député Emmanuel Tjibaou) avait été assassiné un an après avoir signé les accords de Matignon.
Selon le calendrier inscrit dans le projet, les élus ont sept mois pour convaincre. Entre-temps, une révision de la Constitution française à l’automne doit avoir lieu – si le gouvernement Bayrou ne chute pas entre-temps. Les Néo-Calédoniens seront ensuite consultés en février 2026 sur l’accord politique. Au printemps, une loi organique spéciale sera votée pour mettre en œuvre le texte. Deux élections doivent avoir lieu dans le même temps : les municipales en mars, et les provinciales entre mai et juin 2026. Le nouveau corps électoral sera mis à l’épreuve lors de ce scrutin. Et donnera peut-être un visage inédit à l’Etat calédonien.
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Author : Alexandra Saviana
Publish date : 2025-07-17 10:08:00
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