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Mouvance « incel » et haine des femmes : « C’est un danger réel qui menace de plus en plus l’Europe »

Mouvance « incel » et haine des femmes : « C’est un danger réel qui menace de plus en plus l’Europe »

C’est une première en France : le 1er juillet, le Parquet national antiterroriste (Pnat) a confirmé l’ouverture d’une information judiciaire à l’encontre de Timothy G., un jeune homme de 18 ans se revendiquant de la mouvance « incel », arrêté le vendredi 27 juin dans la région de Saint-Etienne. Armé de deux couteaux et interpellé par la DGSI devant un lycée public, il est suspecté d’avoir voulu s’attaquer à des femmes, et s’est lui-même revendiqué de ce mouvement masculiniste, dont les membres considèrent la gent féminine comme responsable de leur « célibat involontaire ». D’après l’une des sources proches du dossier, citée par l’AFP, Timothy G. aurait consulté de nombreuses vidéos masculinistes sur TikTok.

Selon le Center for Countering Digital Hate (CCDH), ONG basée à Londres qui travaille spécifiquement sur la diffusion de la haine en ligne à l’échelle mondiale, ce mouvement, notamment rendu célèbre auprès du grand public après la diffusion de la série britannique Adolescence, ne cesse de se développer sur Internet. Une étude de l’organisme publiée ce 19 mai indique ainsi que le plus grand forum incel actif en ligne a même doublé de taille depuis 2022, atteignant les 30 000 membres en 2025. Imran Ahmed, directeur général du CCDH, s’inquiète auprès de L’Express d’un phénomène de plus en plus extrême, qui touche tous les pays et toutes les classes sociales, et dont les idéologies, propulsées par les algorithmes des réseaux sociaux, peuvent désormais entraîner de réels passages à l’acte.

L’Express : Comment est né le mouvement « incel », et comment a-t-il évolué ces dernières années ?

Imran Ahmed : Presque ironiquement, le mouvement incel a commencé avec une femme uniquement connue sous le nom d' »Alana ». Dans les années 1990 au Canada, elle crée un site Web intitulé Alana’s Involuntary Celibacy Project (« projet de célibat involontaire d’Alana »). Il s’agissait d’un forum de soutien, ouvert à tous les genres, destiné aux personnes qui luttaient contre l’isolement romantique ou sexuel. A l’origine, l’idée était tout à fait positive. Mais au fil du temps, en particulier au début des années 2000, le terme « incel » [NDLR : contraction de involuntary celibacy] a été détourné par des communautés en ligne dominées par les hommes, comme 4chan, Reddit (en particulier r/Incels, aujourd’hui interdit), et même des forums créés spécifiquement pour cette mouvance. Ces espaces ont rapidement évolué vers une misogynie extrême, poussant l’idée que les femmes sont à blâmer pour le célibat des hommes, et que le fait d’avoir des relations sexuelles avec des femmes est un droit fondamental pour les hommes, au même titre que la liberté d’expression par exemple.

Leur logique est la suivante : si les femmes refusent d’avoir des relations sexuelles avec eux, il s’agit donc d’une violation de leurs droits fondamentaux. Et à ce titre, ils sont capables de prendre des mesures drastiques pour empêcher que cela ne se produise – y compris en punissant les femmes.

C’est là l’essentiel d’une idéologie qui peut ensuite être reformulée à l’envi, avec des aspects de plus en plus extrêmes : des incels vont jusqu’à penser que le corps des femmes devrait être réquisitionné par le gouvernement, qui devrait ensuite les contrôler pour les contraindre à avoir des relations sexuelles avec les hommes qui le souhaitent. D’autres revendiquent le viol des femmes comme un phénomène acceptable.

Dans une large étude de 2022 réalisée par le CCDH sur l’Incelosphere [NDLR : disponible ici], nous avons par exemple observé que les membres du plus grand forum incel au monde échangent des messages à propos du viol toutes les vingt-neuf minutes. Il faut noter que ces idéologies naissent et se développent très rapidement : quelqu’un lance un jour sur ces plateformes un « débat » autour de l’acceptabilité du viol, l’étire jusqu’à la limite du ridicule, jusqu’à toucher la frange la plus extrême et éloignée du mouvement. L’idée imprègne, jusqu’à ce qu’elle soit acceptée par la majorité.

Comment des idéologies si misogynes et extrêmes ont-elles pu rentrer, petit à petit, dans la tête de ces autoproclamés « incels » ?

Les mouvements de haine et les idéologies numériques modernes sont souvent un mélange de ce que les algorithmes vous montrent sur les réseaux sociaux – les utilisateurs les assemblent ensuite pour former une sorte de système de croyance. Si vous prenez, par exemple, la théorie de la « grande réinitialisation » pendant le Covid, c’était un mélange de « nouvel ordre mondial », d’antivax, de théorie du « grand remplacement », de contrôle de l’élite, de QAnon… Tout était mélangé et transformé en une seule histoire, à partir de petits bouts de données tronquées.

Le mouvement incel a fait exactement la même chose, en créant une sorte de catalogue de mèmes [NDLR : idées, images, phrases ou comportements qui se propagent de manière virale sur Internet, via le plus souvent de courtes vidéos humoristiques] qui ont été développés et diffusés par Instagram, TikTok ou d’autres plateformes et forums depuis le début des années 2000-2010. Ces vidéos et ces idéologies ont nourri en boucle les masculinistes, entre autres courants de pensée.

Avec le CCDH, nous avons par exemple réalisé une étude appelée « Malgorithm » [publiée en mars 2021, disponible ici], qui a montré que si vous suivez QAnon ou des pages antisémites sur Instagram, le réseau social vous donnera à voir des contenus négationnistes ou antivax. Si vous étudiez les antivax, il vous donnera de l’antisémitisme ou du QAnon, et ainsi de suite jusqu’à obtenir des contenus masculinistes. Le croisement des extrémismes sur les plateformes de médias sociaux, sous l’impulsion de l’algorithme, conduit donc à l’hybridation du système de croyances, puis à la création de nouvelles idéologies temporaires pour les expliquer et les justifier, comme dans un cercle vicieux… Le masculinisme est ainsi intégré dans une histoire cohérente, qui pourra convaincre une partie des utilisateurs.

Comment le mouvement incel se radicalise-t-il ?

On assiste tout d’abord à une croissance impressionnante du mouvement en ligne. Depuis 2022, le plus grand forum incel du monde dont nous parlions tout à l’heure a presque doublé en taille, pour atteindre 30 000 membres en 2025. Il a par ailleurs attiré plus de 2,7 millions de visites au cours du premier trimestre de cette année 2025, ce qui représente un pic global par rapport à la dernière activité que nous avions étudiée.

Nous avons également analysé le fonctionnement et l’évolution des convictions de cette communauté, en téléchargeant plus de 1,2 million de messages sur ce forum l’année dernière. Nous avons par exemple découvert qu’ils avaient eu un grand débat interne sur la question de savoir s’il était acceptable ou non de violer des enfants. Au cours de l’année écoulée, ils ont décidé que c’était le cas. Ils ont donc modifié les règles de leur forum, qui interdisait jusqu’à maintenant la sexualisation des mineurs, pour ne plus interdire que la sexualisation des mineurs prépubères.

Dès notre étude de 2022, nous avions pu observer que 53 % des posts sur les forums incels étaient ainsi favorables à la pédophilie. Des discussions évoquaient par exemple la pédophilie comme un moyen de « s’élever », c’est-à-dire de perdre sa virginité et de sortir « du célibat involontaire ». L’étude montrait également que les messages mensuels mentionnant ou faisant référence aux tueurs de masse incels ont augmenté de 59 % entre 2021 et 2022, par exemple grâce à des références codées à Elliot Rodger, l’homme responsable de la fusillade d’Isla Vista en 2014, en Californie [NDLR : six personnes avaient été tuées et 14 autres blessées par cet homme de 22 ans, prônant la haine des femmes].

Jusqu’à présent, ces attaques ont été plus fréquentes en Amérique du Nord, notamment au Canada et aux Etats-Unis, comme la tuerie d’Isla Vista et l’attaque à la camionnette perpétrée en 2018 à Toronto par Alek Minassian, qui a explicitement fait référence au mouvement incel. Mais l’Europe est de plus en plus préoccupée par cette forme de violence misogyne. En Allemagne, en 2020, un homme a tué neuf personnes à Hanau : sur son site Web personnel, il a publié un manifeste raciste et des vidéos montrant ses convictions politiques et misogynes. Au Royaume-Uni, un homme a tué cinq personnes à Plymouth en 2021 : il avait téléchargé des vidéos sur YouTube faisant référence à « l’inceldom », nom donné à la communauté incel. La différence, cependant, est que ces attaques ou projets d’attaques en Europe n’avaient pas été officiellement qualifiées de terroristes – jusqu’à la semaine dernière en France.

Peut-on aujourd’hui identifier le profil de ces incels, que ce soit en termes d’âge, de catégorie socioprofessionnelle ou de situation géographique ?

Pas vraiment, en premier lieu parce que les adeptes du mouvement restent presque toujours anonymes. Par une analyse du langage utilisé dans les forums et de l’endroit d’où les utilisateurs se connectent, nous avons en revanche pu montrer, en 2022, que le plus grand forum d’incels au monde est en majorité (43,8 %) fréquenté par des Américains, puis des Britanniques (7,5 %). Mais bien que le forum soit en langue anglaise, 40 % du trafic Web provenait de pays où l’anglais n’est pas une langue officielle, parmi lesquels on retrouve la Pologne (classée troisième), puis l’Equateur, les Philippines, la Suède, l’Inde, l’Allemagne, l’Espagne… La France arrive en 20e position.

Comment cette haine en ligne, qui se diffuse donc un peu partout dans le monde, peut-elle finalement se transformer en actes de violence, voire tentatives de meurtre ?

Une partie de la réponse, c’est que les réseaux sociaux sont désormais le principal endroit où les incels se socialisent, partagent des informations, fixent leurs mœurs sociales, leurs normes d’attitude et de comportement, négocient leurs valeurs. Et pour les jeunes embrigadés dans le mouvement incel, en particulier, qui ont vécu une vie entièrement numérique, ou qui pendant la pandémie ont été en ligne non-stop pendant pratiquement deux ans, ces communautés, ces espaces et ces algorithmes sont devenus leurs seuls systèmes de valeur.

Ils sont en ce sens particulièrement vulnérables à la radicalisation dans ces espaces extrêmes, auxquels ils ont accès depuis qu’ils sont tout petits – on sait par exemple grâce à différents travaux du CCDH que les jeunes de 14 à 17 ans ont une prévalence plus élevée aux croyances conspirationnistes, ce qui est vraiment inquiétant. Par un événement ou un autre, cela peut finalement se répercuter dans la vie « hors ligne », et permettre un passage à l’acte.

Comment réagissent les plateformes face à ce fléau ?

Elles ont été incroyablement mauvaises pour gérer la haine misogyne en ligne. Les comptes les plus connus de masculinistes, comme celui de l’influenceur Andrew Tate, sont toujours présents sur des plateformes comme X, par exemple. Les règles de ces plateformes sur le sujet ne sont pas claires. Et tous les patrons de réseaux sociaux, tant X que Meta et plus récemment YouTube, ont clairement indiqué ces derniers mois, qu’ils prévoyaient de réduire la modération. Ce qui soulève la question suivante : comment les plateformes vont-elles se conformer à des lois telles que le Digital Service Act [NDLR : DSA, règlement européen sur les services numériques] ? Ont-elles même l’intention de s’y conformer ? Ou espèrent-elles que Bruxelles ne sera pas efficace dans la mise en œuvre de ses lois ?

Dans un tel contexte, comment agir selon vous pour réduire la présence de ce mouvement incel en ligne ?

D’abord, en tant que parent, je pense qu’il est primordial d’avoir avec nos enfants des conversations ouvertes et sans honte sur ce qu’ils voient sur les médias sociaux. Il faut ensuite les aider à contextualiser, puis repérer certains signes avant-coureurs d’un comportement extrémiste, comme la dépression ou des propos inappropriés sur les femmes.

La deuxième chose, c’est le rôle des associations ou ONG comme la nôtre : c’est notre rôle de tirer la sonnette d’alarme, de montrer qu’il s’agit d’un danger réel, clair et actuel, notamment pour la sécurité des plus jeunes. Parce qu’on enseigne aujourd’hui clairement aux jeunes hommes, sur les réseaux sociaux, qu’il n’y a pas de mal à blesser les femmes. Au Royaume-Uni, le chef de la Metropolitan Police avec lequel je me suis entretenu m’a indiqué que la plus forte croissance de la violence, y compris sexuelle, à l’égard des femmes et des jeunes filles vient aujourd’hui d’adolescents de leur âge.

Le troisième levier, c’est évidemment la politique. Nos politiciens ont fait ce qu’il fallait en Europe, y compris au Royaume-Uni avec l’adoption de la loi sur les services numériques et de la loi sur la sécurité en ligne, ou en France, qui a été à l’avant-garde du DSA. Mais nous devons désormais nous assurer que l’UE a toutes les ressources dont elle a besoin pour agir, et montrer que le respect de ces règles n’est pas une option. Il est temps que Bruxelles agisse en ce sens.



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Author : Céline Delbecque

Publish date : 2025-07-18 14:00:00

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