Les moyens sont à la hauteur des faits reprochés à Abdelkader Bouguettaia. C’est par avion militaire et escorté par des agents du GIGN que ce narcotrafiquant de 38 ans a rejoint le territoire français, jeudi 19 juin, après six ans de cavale à Dubaï (Emirats arabes unis). Dès le lendemain, le Franco-Algérien, surnommé « Bibi » dans le milieu de la criminalité organisée, a été mis en examen par le tribunal judiciaire de Paris pour « importation de stupéfiants en bande organisée, participation à une association de malfaiteurs en vue de commettre un crime et trafic de stupéfiants », le tout en récidive. La « prise » est de taille : ce Havrais était considéré par les policiers spécialisés de l’Office anti-stupéfiants (Ofast) comme une cible prioritaire, faisait l’objet de deux mandats d’arrêt nationaux et européens émis successivement en 2021 puis 2023 pour trafic de stupéfiants, et a déjà été condamné trois fois en son absence à des peines de neuf à quinze ans de prison par le tribunal de Lille, pour des affaires d’importation de cocaïne.
« Monsieur Bouguettaia conteste les faits qui lui sont reprochés », commente auprès de L’Express son avocat, Me Philippe Ohayon, qui n’a pas souhaité s’exprimer davantage. Les affaires dans lesquelles le nom de son client apparaît sont loin d’être anodines : on y parle d’importation de centaines de kilos, voire de tonnes de cocaïne, de réseaux internationaux, de criminalité organisée, de violences, de menaces, de corruption. Dans l’une d’elles, prise en charge par la juridiction interrégionale spécialisée de Lille et jugée en 2023, « Bibi » est par exemple accusé d’avoir participé à l’acheminement au Havre, en 2021, d’un conteneur rempli de près de 600 kilos de cocaïne en provenance d’Amérique latine, transitant par les ports de Rotterdam (Pays-Bas) et d’Anvers (Belgique). En tout, six personnes ont été condamnées pour ces faits, dont Abdelkader Bouguettaia – en fuite à Dubaï au moment du procès – et l’un de ses frères, Bobdellah, lui bien présent, qui a écopé de huit ans de prison et 100 000 euros d’amende.
Le parquet de Paris et la juridiction de lutte contre la criminalité organisée le considèrent par ailleurs comme « l’organisateur de l’importation et de la logistique » d’un conteneur de sucre hébergeant 2,5 tonnes de cocaïne, parti de Colombie en juillet 2020 avec pour destination le port du Havre. Surveillé par les policiers colombiens, qui ont pris soin d’extraire la drogue avant le départ du bateau, le conteneur se révélera vide à l’arrivée. Les investigations ont permis, dans cette affaire, la mise en examen de quatre personnes entre 2021 et 2022, dont un chauffeur routier et deux dockers du Havre. Le témoignage de certains d’entre eux illustre la violence et la pression subies par ceux qui s’approchent de trop près du réseau présumé de « Bibi ».
Menaces et corruption
« Vous savez, ce n’est pas un milieu facile, le narcotrafic. Ils vous lâchent pas, les mecs », résume Quentin* au téléphone, d’une voix étouffée. Cet ancien docker du port du Havre n’en dira pas plus – il a déjà payé le prix fort de ses relations avec les trafiquants. Après avoir tenté de refuser de participer à cette fameuse extraction de cocaïne en juillet 2020, il aurait été fortement menacé par les commanditaires, selon le récit de son avocat, Me Romain Boulet. Deux mois après cet « échec », en septembre 2020, il « est enlevé, tabassé, menotté », raconte son avocat. Deux balles lui sont tirées dans les jambes, puis l’homme est abandonné au bord d’une falaise. Il s’en sort, mais est interpellé par la police en mars 2021 : placé en détention provisoire, il sera vite repéré et menacé par d’autres détenus, au point d’être mis à l’isolement par l’administration pénitentiaire.
En décembre 2022, Me Boulet réussit à le faire libérer sous contrôle judiciaire, « en raison de sa situation carcérale ». Dans cette affaire, aucun agresseur n’a pour le moment été retrouvé, rappelle Me Boulet, qui espère que l’arrestation d’Abdelkader Bouguettaia permettra « une accélération de la procédure » de son client.
Quentin n’est pas le seul à avoir fait les frais de ce type de méthode. En mars 2021, les aveux d’un ancien associé de Bibi ont ainsi largement permis à la police d’obtenir des détails sur le fonctionnement du réseau, qui œuvre selon ce témoignage, révélé par Le Nouvel Obs, avec la complicité « de dockers, de gens de la sécurité portuaire, de syndicats, d’un mec des douanes qui serait bien placé », et même de « surveillants de prison ».
Ce « repenti », qui a également participé à la sortie du conteneur de juillet 2020, a bien tenté de s’extraire de ces mauvaises relations. Mais après deux ans de « services » rendus entre le Maroc, la France ou les Emirats arabes unis, il a croisé trop de visages, assisté à trop de scènes compromettantes – comme cette rencontre dans un bar à chicha de Tanger entre Bibi et « le H. », un Maroco-Néerlandais qui, selon Abdelkader Bouguettaia lui-même, serait « le mec qui pèse le plus de sous en Europe ». Lorsqu’il tente de couper le contact avec le clan, la « petite main » est vite rattrapée : sur le téléphone qui le relie au réseau, il reçoit une photo de sa mère en train de se balader au marché. « Fais ce que je te dis ou t’es mort », est-il précisé.
Un « petit » devenu grand
« La pression sur les dockers, les chauffeurs et tous ceux qui pourraient servir au trafic ne fait que s’accentuer », regrette Me Myria Le Petit, avocate havraise depuis vingt ans, qui a notamment défendu la famille d’Allan Affagard. En 2020, le corps sans vie de ce docker de 39 ans avait été retrouvé dans la cour d’une école – il avait été séquestré puis battu à mort. Comme « la plupart de [ses] collègues du Havre », l’avocate connaît Bibi « de nom », tant il est identifié dans le réseau criminel local, connu des services de police dès l’âge de 14 ans pour consommation de stupéfiants, avant d’être mis en cause dans des affaires d’importation à 16 ans. « Comme d’autres, c’est un ‘petit’ devenu grand, sans que l’on sache vraiment comment il est passé du trafic local à ce personnage emblématique du narcotrafic international », analyse-t-elle.
Peu d’indices permettent actuellement d’expliquer une telle mue. Certaines sources judiciaires interrogées évoquent son entourage familial, mouillé depuis longtemps dans le trafic havrais. Pour le reste, la ville « offre un écosystème très favorable » au développement des trafiquants locaux, poursuit l’une de ces sources. « Les individus de ce type ont grandi là, connaissent le port par cœur, sont allés à l’école avec de futurs dockers et entrepreneurs du coin, qui tiennent désormais des entrepôts, mettent à disposition des appartements, des badges, du matériel, des armes », dit-elle.
Jérémie Dumont, chef du service interdépartemental de la police judiciaire de Rouen, rappelle que le port du Havre est un complexe industriel immense, « avec des méthodes spécifiques sur la sécurisation de l’accès, des services de surveillance internes, des polices portuaires spécifiques ». Selon lui, la force de ces réseaux réside dans leur connaissance parfaite du terrain… et dans un certain sens du timing. « Ils ont su se positionner très vite, dès le début des années 2010, comme des intermédiaires incontournables pour les trafiquants d’échelons supérieurs. Et ont ainsi créé une situation oligopolistique », souligne-t-il.
Alors que le kilo de cocaïne vaut désormais entre 25 000 et 30 000 euros une fois sorti du port du Havre, le bénéfice pour ces « logisticiens » peut atteindre des sommes vertigineuses. Dans certains dossiers, une source judiciaire évoque « des coopérations et synergies » entre bandes rivales, avec des « échanges de bons procédés » pour sortir telle ou telle cargaison du port. Mais dans d’autres cas, les enjeux financiers peuvent aussi attiser la haine et les jalousies. Après être devenu « un maillon assez indispensable au Havre pour les sorties portuaires », selon une autre source judiciaire proche du dossier Bouguettaia, Bibi a ainsi préféré s’exiler à Dubaï, soucieux d’échapper à d’éventuels interrogatoires des autorités françaises. Et à de potentiels concurrents.
Comme le rapporte Le Monde, le trafiquant a été victime, au début de l’année 2019, d’une tentative de kidnapping. Dans l’après-midi du 7 janvier, il est retrouvé par des policiers de la BAC du Val-de-Marne, pendu en sous-vêtements au balcon du deuxième étage d’un immeuble, ruban adhésif autour du cou. Il racontera aux policiers « avoir été enlevé la veille au soir au Havre par trois hommes cagoulés […], pour être séquestré et torturé à la perceuse », puis avoir réussi à s’enfuir sur le balcon d’une voisine. Bibi est finalement relâché, puis disparaît. Tout juste a-t-il le temps de rapporter aux enquêteurs quelques indications sur son enlèvement, qui permettront de faire identifier ses ravisseurs. Dont un probable « concurrent », considéré à l’époque comme l’une des cibles prioritaires de l’Ofast.
Vie de luxe à Dubaï
Face à la justice française, le 23 juin dernier, Bibi a justement déclaré n’avoir quitté la France pour Dubaï en 2019 qu’en raison de ce kidnapping. Dans l’intervalle, il a mené dans l’émirat le train de vie fastueux de ceux qui ont réussi, occupant avec sa compagne deux appartements dans les étages élevés d’un immeuble cossu de la marina, à quelques centaines de mètres de l’île de Palm Jumeirah, selon un extrait d’interrogatoire d’un ancien proche consulté par l’AFP. Propriétaire de voitures de luxe, habitué des bars à chicha, des palaces ou des restaurants cossus, il est surtout suspecté d’avoir continué à piloter son trafic depuis l’émirat. Et a même réussi à échapper une première fois à une extradition vers la France.
En octobre 2023, arrêté à Dubaï par la police émirienne, le narcotrafiquant a malgré lui bénéficié de la complexité de la coopération judiciaire entre l’Hexagone et les Emirats, à l’époque très limitée. Placé en détention, il ressort libre quarante jours plus tard, faute d’une demande d’extradition « dans les formes » de la part de la France, selon les autorités émiriennes. Après de nombreux échanges diplomatiques entre les deux pays, l’installation d’un magistrat de liaison dans l’émirat au printemps 2024 et plusieurs visites du ministre de la Justice Gérald Darmanin sur le territoire, il est finalement interpellé une seconde fois.
« Le dossier a été considéré comme complet, et Monsieur Bouguettaia est resté détenu jusqu’à épuisement de ses voies de recours. Il a ensuite été remis assez rapidement à la justice française, ce qui souligne une vraie réussite dans la coopération entre les Emirats arabes unis et la France », estime la source judiciaire proche du dossier parisien, qui estime que cette affaire « donne de l’espoir » pour les potentielles extraditions d’autres trafiquants réfugiés dans l’émirat. Selon le cabinet de Gérald Darmanin, six individus particulièrement recherchés par la justice française ont récemment été extradés depuis Dubaï vers la France.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/justice/des-docks-du-havre-a-dubai-lascension-et-la-chute-de-bibi-lun-des-plus-gros-narcotrafiquants-LAHDW44D5FAS5GDXI5WGBX4TOA/
Author : Céline Delbecque
Publish date : 2025-07-21 16:00:00
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