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Les « tracances », nouveau luxe ou piège doré des cadres ?, par Caroline Diard

Les « tracances », nouveau luxe ou piège doré des cadres ?, par Caroline Diard

Alors que les congés payés (institués en France en 1936) semblent un acquis social auquel les Français sont attachés – ce qu’illustre l’histoire du droit social –, en pleines vacances d’été pour les juillettistes, une tendance émergente questionne. La consultation des mails professionnels ou la réponse à quelques messages depuis son lieu de vacances n’est plus uniquement le fait de quelques chefs d’entreprise, cadres dirigeants débordés, pionniers des « tracances ». Ce terme – contraction de « travail » et « vacances » – s’est imposé récemment pour désigner un phénomène nouveau, analysé dès 2024 dans la littérature académique (étude Mahéo & Marinos, 2024). Une nouvelle tendance facilitée par l’hybridation de l’organisation du travail qui a produit à la fois une imbrication des lieux et temps de travail, avec l’usage croissant des outils numériques. Travailler n’importe quand depuis une salle d’attente, un train, dans le métro, ou même depuis une location de vacances devient banal. Cette ubiquité brouille les frontières entre sphère professionnelle et personnelle et questionne sur les enjeux.

Car nous sommes face à un paradoxe pour le moins troublant : d’un côté, les discours médiatiques, politiques et scientifiques se font l’écho d’une crise du sens au travail et de la « valeur travail », crise accompagnée d’un moindre investissement des salariés (Ponge et al., 2024). Une mesure de l’engagement en 2025 avec « l’Employee Net Promoter Score » révèle d’ailleurs un désengagement qualifié de « préoccupant ». Et pourtant, si l’on part en vacances pour se ressourcer, on continue malgré tout une activité professionnelle. Alors que l’hybridation du travail fait partie des pratiques professionnelles pérennes – 75 % des cadres adaptent leurs jours de télétravail à leurs missions – (étude APEC, mars 2025), les « tracances » correspondent à une forte demande des salariés – 24 % des personnes ayant l’intention de partir en congés envisageaient de travailler depuis un lieu différent de leur lieu habituel – (Ipsos, 7 mai 2025).

Or, ce néologisme peut décrire deux situations différentes. La première correspond au collaborateur qui part dans un lieu de villégiature sans prendre de congés, sans forcément avoir prévenu son employeur et qui télétravaille ; la seconde, où le collaborateur est officiellement en congés payés (donc tout travail est théoriquement prohibé pendant cette période) et qui poursuit son activité, officieusement (le fait de travailler en congés sans en informer l’employeur, échappe à toute régulation, et reste potentiellement sanctionnable). Au-delà des risques juridiques induits par ces deux situations, il convient de s’interroger sur les raisons qui inciteraient un salarié à travailler pendant ses congés, mobilisant les outils numériques à sa disposition et brouillant volontairement les frontières avec sa vie privée.

Rester visible à tout prix

Certains collaborateurs peuvent mettre en scène un engagement constant grâce à une nouvelle forme de présentéisme numérique, souhaitant mettre en valeur leur motivation. Rester connecté, c’est aussi garder la maîtrise d’une situation, ne pas se couper des informations et se rendre indispensable.

Autre prisme d’analyse : par peur d’être perçus comme désengagés, ou simplement par volonté de « rester utiles », de nombreux salariés tombent dans le piège de l’hyper-connectivité. Ce syndrome du « bon élève » alimente une spirale où le droit à la déconnexion parait facultatif (31 % des salariés sont exposés à l’hyperconnection d’après l’Observatoire de l’Infobésité et de la Collaboration Numérique (OICN) et se traduit par une forme d’autodiscipline.

Loin du contrôle hiérarchique traditionnel, ancré dans l’espace physique des entreprises, l’autodiscipline et l’autocontrôle inhérents aux « tracances » s’ajoutent à la surveillance électronique potentielle, assimilable à une forme de panoptique. Cette métaphore décrit un mécanisme d’intériorisation de la surveillance : s’imaginant potentiellement surveillé à tout moment, un télétravailleur est tenté de se conformer aux attentes et règles du groupe.

Les outils technologiques facilitent la surveillance potentielle : smartphones, ordinateurs portables, messageries instantanées, visioconférences enregistrées… même la caméra intégrée de l’ordinateur suit le collaborateur jusque dans son lieu de villégiature devenant parfois intrusive. En vacances, ne risque-t-on pas de recréer une nouvelle forme d’aliénation au travail par l’intermédiaire des technologies ?

Managers : montrez l’exemple

Le rôle des managers est fondamental. Il s’agit en effet de poser un cadre formel, rappeler les règles de déconnexion, et surtout montrer l’exemple. Un manager qui répond à ses mails depuis la plage, ou à toute heure de la journée, envoie un message négatif. À l’inverse, instaurer une culture de la déconnexion — mails bloqués, horaires respectés, relais internes organisés – ; déléguer et faire confiance, redonne de la liberté et de l’autonomie aux collaborateurs. Un management responsable suppose d’être vigilant en ce qui concerne le télétravail pendant les congés. En effet, travailler en vacances n’est pas sans conséquences sur la santé : fatigue, stress, incapacité à récupérer pleinement…

Les congés doivent pouvoir rester une vraie coupure, même courte, indispensable à la récupération. En dépit du lien de subordination qui unit le télétravailleur à son employeur, ils ne doivent pas reproduire la surveillance liée à la culture du présentiel, sous forme de « laisse électronique ».

En définitive, les tracances questionnent notre rapport au travail. Pourquoi est-il si difficile de s’en détacher ? Par engagement ? Par injonction sociale ? Par peur de perdre pied dans un flot continu d’informations ? Ces questions méritent d’être posées, pour éviter que la flexibilité permise par l’hybridation du travail ne se transforme en piège doré. Redéfinir des frontières claires, contribue à une vision du travail plus saine, plus responsable, plus durable. Cet été, osons appuyer sur « pause » — vraiment.

*Caroline Diard est Professeur en Droit des Affaires & Management des Ressources Humaines à TBS Education.



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Publish date : 2025-07-20 14:00:00

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