On a beaucoup spéculé sur les motivations du maître du Kremlin à refuser d’envisager un cessez-le-feu en Ukraine. Espère-t-il tirer davantage de concessions de la part de Donald Trump, qui lui a récemment imposé un ultimatum de cinquante jours pour mettre fin au conflit sous peine de sanctions économiques ? Pense-t-il obtenir plus de gains sur le terrain ? Ou serait-ce autre chose… ? Auprès de L’Express, Ian Garner, spécialiste de la culture russe, avance une autre explication. Selon ce professeur assistant au Centre d’études totalitaires de l’Institut Pilecki de Varsovie, si la Russie, « au bord » de la récession selon son ministre de l’Économie, ne peut « probablement pas mener une guerre éternelle au niveau auquel Vladimir Poutine s’est engagé », l’effort de guerre est désormais un levier central de stabilité économique et sociale pour l’autocrate russe : « Il ne peut tout simplement pas s’en passer ».
Et si le bras de fer lancé par le président américain changeait la donne ? Prudent, cet expert attend encore des preuves concrètes de sa volonté d’agir. Il pointe cependant l’une des faiblesses du régime moscovite : « Le problème du Kremlin est qu’il réagit presque toujours aux événements au lieu de les anticiper. Donc, à mesure que la situation évolue, rien ne garantit que le Kremlin sache répondre de façon adéquate aux enjeux futurs. Le plus souvent, Poutine n’est pas le stratège machiavélique qu’il prétend être ». Entretien.
L’Express : Malgré la réticence persistante de Vladimir Poutine à envisager un cessez-le-feu en Ukraine, la plupart des analystes s’accordent sur le fait que mettre en pause ce conflit serait la suite logique pour une Russie exsangue sur le plan économique et des ressources humaines. Vous pensez pourtant que le président russe n’est pas près de mettre fin à cette guerre. Pourquoi ?
Ian Garner : Votre question se place d’un point de vue occidental. Or, si nous essayons de comprendre ce conflit et la logique de Vladimir Poutine au moyen d’une analyse rationnelle coût-bénéfice, comme c’est traditionnellement le cas en Europe occidentale ou en Amérique du Nord, alors nous faisons fausse route. Cette guerre n’a pas été lancée pour des raisons rationnelles. Malgré quelques gains territoriaux, il n’y avait aucune chance que l’Etat russe parvienne à atteindre les objectifs maximalistes qu’il s’était fixés. Il faut donc tenter de comprendre la logique du Kremlin autrement afin de saisir ce qui a poussé Poutine à se lancer dans cette croisade, de même que ce qui l’incite à la poursuivre malgré l’évident épuisement de son armée.
Depuis vingt-cinq ans qu’il est au pouvoir, le président russe n’a cessé d’affirmer que les périodes de lutte, de sacrifice, de conflit en définitive, sont bénéfiques pour la Russie. Selon lui, faire la guerre serait une façon de redonner à son pays une sorte d’énergie spirituelle – une grande partie de ce récit étant fortement influencée par la relation étroite entre l’Eglise orthodoxe et Moscou. Évidemment, cela pose un problème. Car ses rêves de renaissance et de renouveau national se heurtent à la réalité. A savoir que l’État russe ne peut probablement pas mener une guerre éternelle au niveau auquel il s’est engagé. Mais il existe aussi, du point de vue du Kremlin, un inconvénient encore plus grand à se retirer rapidement de la guerre.
Quel est-il ?
Depuis deux ou trois ans, Moscou a pratiquement entièrement restructuré son économie et accéléré la militarisation de la culture, des écoles et des relations entre l’État et les entreprises privées. Dans certaines régions autrefois désolées, certains villages de province ont été équipés de nouveaux gymnases, de magasins et de cafés. Les dépenses de consommation sont en plein essor – en particulier dans les provinces économiquement défavorisées où le Kremlin pioche la plupart de ses soldats. A ce jour, environ 1,5 % du PIB russe est consacré à la conscription. Dans certaines régions, la prime accordée à ceux qui rejoignent les forces russes peut atteindre des dizaines de milliers de dollars.
Mettre subitement fin à la guerre entraînerait donc probablement un choc économique trop important. Mais aussi un choc socioculturel ! Car la promesse implicite de cette guerre est que si l’on souffre, si on lutte pour la grandeur de la Russie, tout cela en vaudra la peine car la vie s’améliorera infiniment. Pour beaucoup de ruraux, il a été très difficile de sortir de la pauvreté, au moins depuis le début des années 2010. Pendant des années, il y avait très peu d’espoir de pouvoir rejoindre un jour la classe moyenne et profiter des bénéfices de l’enrichissement rapide de la Russie du début des années 2000. Donc d’un côté, il y a le risque de mourir au front, mais de l’autre, la guerre ouvre aussi la perspective de vivre une existence que bon nombre de Russes n’auraient jamais imaginée il y a encore quatre ou cinq ans. Vladimir Poutine ne peut tout simplement pas se passer de ce levier de stabilité sociale et économique.
Le fait que le Kremlin mise sur cette guerre comme levier de stabilité économique et sociale ne trahit-il pas une absence de vision à long terme pour la société russe ?
Absolument. Dans la Russie de Poutine, la vision à long terme se résume à ce grand récit spirituel. Le problème étant, vous l’aurez compris, que cette narration enferme la Russie dans la nécessité d’une guerre sans fin. On promet que le renouveau spirituel viendra avec la lutte contre l’ennemi… Cela tient en fait d’une variation d’un mythe fasciste, ce qui montre la pauvreté de réflexion de l’appareil d’Etat russe.
Si la guerre prend fin, un soulèvement anti-Poutine de la population russe est-il plausible ?
Un vaste soulèvement paraît très improbable. L’opposition russe, si tant est qu’on puisse encore parler d’opposition, est tellement fragmentée qu’elle n’a ni les moyens structurels, communicationnels et organisationnels de s’opposer au Kremlin. De plus, le grand public ne manifeste en réalité pas de désir majeur de changement de cap. Cependant, un point d’interrogation majeur concerne les vétérans, qui sont aujourd’hui très nombreux : 30 000 Russes partent chaque mois au front depuis plusieurs années, cela représente au minimum un million de soldats.
S’ils estiment avoir été floués, si l’argent promis par le Kremlin ne leur revient pas ou ne leur permet pas d’avoir cette nouvelle vie à laquelle ils aspirent, on pourrait assister à des vagues de violences, telle que la Russie des années 1990 les a déjà expérimentées. Plutôt qu’un soulèvement général, nous verrions plutôt des heurts localisés et un renforcement de la répression policière. Mais, finalement, l’État récupérerait sans doute certains de ses militaires pour asseoir sa supériorité et accroître ses démonstrations de violence.
Le jour où la guerre en Ukraine s’arrêtera, l’assise du pouvoir de Vladimir Poutine ne s’en trouvera-t-elle pas compromise ?
Je ne pense pas que la victoire ou la défaite – sauf si elle est absolument catastrophique, puisse avoir une véritable incidence sur le pouvoir de Poutine. A aucun moment pendant cette guerre, il n’a véritablement été mis en difficulté de façon profonde ou systémique. Certains commentateurs aiment spéculer sur le fait qu’une défaite lui ferait perdre sa légitimité.
Mais Poutine se fabriquerait simplement une autre justification, fondée sur l’idée de revanche, comme l’ont fait d’autres figures historiques très puissantes dans les années 1920 en Allemagne. D’ailleurs, Poutine a déjà recouru à cette mythologie du « coup de poignard dans le dos » depuis la fin des années 1990. Donc même si la guerre s’arrête, Poutine trouvera le moyen de justifier la nécessité de mener une guerre encore plus grande, d’abord dirigée contre les soi-disant traîtres de l’intérieur, avant de potentiellement s’étendre à l’extérieur. Tout simplement parce qu’il ne peut pas se passer de l’état de guerre pour maintenir son règne.
En Russie, la vente de pétrole à des pays comme la Chine et l’Inde maintient à flot une bonne partie de l’économie. Avec l’ultimatum de 50 jours posé par Donald Trump, et notamment le volet des « sanctions secondaires » visant les alliés de Moscou – dont Pékin et New Delhi – Poutine ne pourrait-il être mis au pied du mur et accepter un cessez-le-feu dans un avenir proche ?
Si Trump tient bon, cela pourrait vraiment faire la différence. Mais le président américain est, comme nous l’avons déjà vu par le passé, susceptible de changer d’avis toutes les semaines. Tout est tellement dépendant de sa volonté que nous ne pourrons spéculer sur le sens ou la portée de ses nouvelles promesses que lorsqu’il les mettra en œuvre, s’il le fait. Mais si cela se produit, alors nous pourrions assister à une conjonction de circonstances – par exemple si, coup sur coup, les Européens financent plus d’armes pour Kiev, l’économie russe s’effondre plus vite que prévu et que la Chine commence à prendre ses distances – susceptibles d’exercer une pression sur Poutine et de conduire à un gel du conflit. Mais nous n’avons pas la preuve que Trump tiendra parole…
Pour l’heure, en tout cas, il y a très peu de signaux indiquant que l’Etat russe soit sur le point d’envisager un cessez-le-feu. En effet, le Kremlin continue d’affirmer publiquement sa volonté de prendre le contrôle total de l’Ukraine. Les « causes profondes » invoquées par Moscou, soi-disant responsables de ce conflit, n’ont pas disparu dans l’esprit de Vladimir Poutine. Qui plus est, Poutine est traditionnellement un négociateur très dur. Il pratique généralement le bras de fer jusqu’au dernier moment. Alors est-ce que tout pourrait changer dans un futur proche ? Je l’espère. Mais à ce jour, très peu de signes vont dans ce sens.
Les récents développements dans cette guerre regorgent d’erreurs tactiques et politiques de la part du Kremlin. Vladimir Poutine maîtrise-t-il toujours la situation ou navigue-t-il à vue ?
Le problème du Kremlin est qu’il réagit presque toujours aux événements au lieu de les anticiper. Sa décision d’envahir et de tenter de soumettre l’Ukraine en trois jours en 2022 était clairement très mal évaluée. Moscou n’était pas préparé pour une guerre longue, et a été surpris tant par la difficulté à recruter dans l’armée que par la réactivité de l’Ukraine et ses progrès militaires. Le président russe a aussi été très pris de court par le récent revirement de Trump à son égard.
En réalité, Poutine improvise presque toujours, en s’appuyant avant tout sur les ressources humaines et matérielles immenses du pays. Tout ce qu’il fait, c’est s’adapter et améliorer ses tactiques sur le tas. Sa grande réussite étant d’avoir réussi à réunir la somme nécessaire pour motiver les Russes pour la conscription. Mais rien de tout cela n’était planifié. Donc, à mesure que la situation évolue, rien ne garantit que le Kremlin sache répondre de façon adéquate aux enjeux futurs. Le plus souvent, Poutine n’est pas le stratège machiavélique qu’il prétend être : lui et l’ensemble du Kremlin essaient juste de s’accrocher au pouvoir. Pour le moment, ils ont trouvé un levier qui fonctionne. A voir comment les choses évolueront à l’avenir.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-07-23 16:00:00
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