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Loi Duplomb : « L’instrumentalisation des écologistes radicaux coûte cher à la France »

Loi Duplomb : « L’instrumentalisation des écologistes radicaux coûte cher à la France »

C’est la polémique qui a pris tout le monde par surprise, jusqu’au plus haut sommet de l’Etat. Qui aurait imaginé qu’une pétition, lancée par une étudiante de 23 ans encore inconnue du grand public il y a quelques jours, propulserait le débat sur les pesticides au cœur de l’arène nationale, en plein été ? Dans le viseur de la pétition « Non à la loi Duplomb – Pour la santé, la sécurité, l’intelligence collective » (plus de 1,8 million de signatures à ce jour) : l’acétamipride. Ce puissant pesticide néonicotinoïde, jugé indispensable par certaines filières agricoles — et utilisé dans tous les autres pays européens — a été réintroduit par une loi votée le 8 juillet, après avoir été banni pendant cinq ans. Pour ses opposants, il s’agit d’un affront sanitaire et environnemental. Parmi eux, l’écologiste Sandrine Rousseau, qui a déclaré n’en avoir « rien à péter de la rentabilité des agriculteurs ». Une controverse alimentée par l’absence de certitude scientifique sur certains points, de l’aveu même de certains chercheurs. Ce que certains détracteurs interprètent au passage – à tort – comme un la preuve d’une certitude d’un risque.

Antoine Copra, coauteur de Trop bio pour être vrai ? Manger bio est-il vraiment bon pour la santé et pour la planète ? (à paraître le 29 juillet) déplore auprès de L’Express « un sensationnalisme qui empêche tout débat intelligent ». Selon lui, « derrière la controverse scientifique, il y a en fait un débat idéologique. Une partie des écologistes radicaux défendent l’idée que le modèle capitaliste est par définition néfaste, intrinsèquement destructeur car fondé sur la recherche de rentabilité », sans être capables dans le même temps de proposer un contre-modèle viable. Entretien.

L’Express : Selon vous, le débat public autour de la loi Duplomb est gangrené par la désinformation, l’idéologie et l’émotion. Pourquoi ?

Antoine Copra : Parce qu’il y a un véritable fossé entre le contenu réel de la loi et la façon dont elle est présentée aux citoyens, dans le débat public. Pour l’instant, on est beaucoup plus sur le registre de l’émotion que sur le terrain de la rationalité. Il y a un sensationnalisme qui empêche tout débat intelligent et constructif, et qui s’incarne à travers des figures comme celle de Fleur Breteau, atteinte d’un cancer du sein, et très active sur les réseaux sociaux et au sein de l’hémicycle. Son histoire est évidemment très émouvante, mais il reste qu’aucune étude ne démontre un lien entre le cancer du sein et l’exposition à l’acétamipride. Une étude a même montré que les agricultrices, pourtant plus exposées que la moyenne, développent 18 % moins de cancers du sein que le reste de la population.

Le discours des opposants au texte est exagérément alarmiste. Ils affirment, à tort, que la loi va réautoriser massivement les pesticides et va mettre la vie des Français en danger. La réalité est bien différente. La loi ne va réintroduire qu’un seul des cinq néonicotinoïdes interdits en 2018, l’acétamipride, considéré comme étant le moins problématique car il disparaît vite de l’environnement et a une toxicité plus faible sur les abeilles que les autres néonicotinoïdes. Aucune étude scientifique ne le relie à quelconque risque cancérogène, raison pour laquelle il est autorisé par l’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) – qui a évalué ses propriétés toxicologiques -, et utilisé dans toute l’Union européenne. En revanche, le produit est effectivement suspecté d’avoir des effets endocriniens, et de pouvoir causer des retards sur le neurodéveloppement. Mais ces effets sont liés à l’exposition, et en France, les seuils réglementaires sont bien inférieurs aux niveaux auxquels ces effets pourraient apparaître. Ces mêmes seuils ont été abaissés récemment, dans l’attente d’études complémentaires, qui doivent être finalisées l’an prochain. La dose fait le poison !

C’est la raison pour laquelle une porte-parole de la Commission européenne a déclaré récemment que « l’acétamipride ne pose pas de problème pour la santé humaine et pour l’environnement, s’il est utilisé conformément à la réglementation ». Enfin, la loi encadre de manière très stricte sa réintroduction, seulement dans des situations d’urgence, via décret préfectoral. On voit bien qu’on est très loin des discours de certains militants qui accusent la loi de « favoriser le cancer des Français ».

On ne peut pas légiférer sur des hypothèses, il faut se fonder sur l’état actuel de nos connaissances scientifiques

Pourtant, certains scientifiques dénoncent l’impact sanitaire et environnemental de l’acétamipride, comme l’Institut d’écologie et d’environnement du CNRS, qui a déclaré « regretter profondément l’adoption de cette loi à la vision court-termiste et ses conséquences graves sur l’environnement, qui méprise santé et bien-être de la population, ainsi que le rôle des espèces sauvages dans la production agricole »…

L’acétamipride est, comme tous les pesticides, un produit actif, qui par définition, a un impact sur l’environnement et les insectes. C’est pour cette raison que l’on encadre son usage. Comme je l’ai dit, s’il est suspecté, à forte dose, d’être un perturbateur endocrinien, à ce jour, aucun effet n’a été démontré sur les risques de cancer.

Cela ne veut évidemment pas dire qu’aucune étude, dans le futur, ne révélera un risque non prouvé. Mais on ne peut pas légiférer sur des hypothèses, il faut se fonder sur l’état actuel de nos connaissances scientifiques.

Un citoyen non expert du sujet peut vite se sentir déboussolé, tant les deux camps citent études et figures d’autorité, se prévalent d’avoir la science de leur côté, et accusent leurs adversaires de nier le consensus scientifique…

D’abord, nous sommes à l’aube d’une ère de complexification du monde, qui n’a aucun précédent dans l’histoire. Il est donc normal qu’il y ait des controverses scientifiques. Il est même sain que les scientifiques s’engagent dans le débat public. Ce dont il faut se méfier, en revanche, c’est du mythe de la solution parfaite. Pour le dire clairement, aucun modèle agricole ne peut fonctionner sans produit phytosanitaire.

L’agriculture biologique elle-même repose sur des intrants, à la seule différence qu’ils ne sont pas issus de la chimie de synthèse. La bouillie bordelaise [NDLR : un fongicide, mélange de sulfate de cuivre et de chaux, utilisé en agriculture biologique] est par exemple très controversée parce qu’on suspecte des effets sur le développement des enfants. Le spinosad, autre pesticide utilisé en bio, a un effet dévastateur sur les pollinisateurs. Aujourd’hui, aucun agriculteur en France ne cultive efficacement, à prix accessible et avec un modèle économiquement viable sans produits phytosanitaires. Ils sont indispensables pour assurer des rendements suffisants et des prix supportables pour les consommateurs.

Heureusement, les choses évoluent. Depuis le début du siècle, tous les pesticides classés CMR1, c’est-à-dire les plus fortement suspectés d’être cancérogènes, ne sont quasiment plus utilisés en France. Et de nouvelles techniques émergent. L’intelligence artificielle permet des progrès spectaculaires. L’entreprise Carbon Robotics a vendu récemment six désherbeurs laser en France, capables d’analyser plusieurs millions d’images par minute pour cibler les mauvaises herbes et les détruire par laser, et donc de se passer d’herbicides.

Que faire, en attendant que ces solutions se développent et se déploient ?

C’est toute la question, et c’est pourquoi derrière la controverse scientifique, il y a en fait un débat idéologique. Une partie des écologistes radicaux défendent l’idée que le modèle capitaliste est par définition néfaste, intrinsèquement destructeur car fondé sur la recherche de rentabilité et de profit. Sandrine Rousseau en est la parfaite illustration lorsqu’elle affirme n’en avoir « rien à péter de la rentabilité » des agriculteurs.

Mais pour moi, ceux qui proposent de tout arrêter du jour au lendemain font preuve d’une démagogie sans limite. Il est très facile de dénoncer les imperfections d’un modèle en place, beaucoup plus difficile de proposer un contre-modèle viable. Les slogans comme « un autre monde est possible » sont séduisants, mais ils dépassent rarement le cadre théorique et abstrait. Je demande toujours de voir les preuves qu’un modèle sans pesticides, sans intrants, pourrait être viable et nourrir huit milliards de personnes.

Ces professionnels de l’indignation refusent d’affronter une réalité : si demain on interdisait les engrais de synthèse à l’échelle mondiale, on ne pourrait nourrir que la moitié de la planète. Si on généralisait le bio, il faudrait déforester massivement pour compenser la baisse des rendements.

Il n’existe donc pas d’alternatives ?

Ce qui est certain, c’est que si on interdit aujourd’hui tous les produits phytosanitaires, l’agriculture française est condamnée : les rendements s’effondreront, les coûts exploseront pour les consommateurs, et nos filières ne seront plus compétitives face à leurs concurrents européens. La filière noisette, par exemple, a perdu 30 % de sa production l’an dernier à cause de conditions difficiles – une année très humide, et une forte pression des punaises – parce qu’elle ne pouvait pas justement avoir recours à l’acétamipride.

Après l’interdiction des néonicotinoïdes en 2018, la directrice de l’AOP Cerises de France déclarait en 2023, auprès de vos confrères de L’Opinion, avoir perdu 30 % de sa récolte de cerises AOP. Résultat : les cerises françaises se vendent autour de 30 euros le kilo. Alors certes, le modèle actuel est imparfait, mais il reste que la réalité est têtue et qu’il n’existe pas d’alternative satisfaisante à l’acétamipride pour l’instant. Et soyons réalistes, si on décidait d’interdire totalement ces produits en France, on importerait des fruits et des légumes traités aux mêmes substances dans d’autres pays européens. Ou bien l’on verra les consommateurs les plus modestes se détourner de ces produits, devenus trop chers, pour se rabattre sur de la malbouffe.

Rappelons enfin que la première cause de cancer en France, ce ne sont pas les pesticides, qui représentent environ 0,1 % des cancers parmi les adultes de 30 ans et plus, mais le tabac, l’alcool, l’alimentation et le surpoids. Cette simple remarque pour montrer qu’on ne peut pas débattre de la loi Duplomb dans des termes binaires, en regardant seulement une partie du problème. Il faut évaluer les bénéfices, les risques, et envisager l’ensemble du tableau pour chacun des « modèles » agricoles et économiques proposés. De la même manière, on ne peut pas balayer d’un revers de main les bénéfices évidents apportés par ce modèle productiviste tant décrié. The Economist titrait, la semaine dernière, que le monde est en passe d’éliminer le cancer. La prise en compte des progrès de la médecine n’est absolument pas un élément marginal du débat.

« Productiviste » et « intensif » n’ont rien d’un gros mot

On a l’impression que ce qui se joue, en creux, c’est l’affrontement entre deux visions de l’agriculture que tout oppose…

Oui. D’un côté, il y a le modèle porté par les opposants à la loi Duplomb, de l’agriculture dite « paysanne », qui renvoie à une image idéalisée de petites exploitations familiales faiblement mécanisées, avec beaucoup de main-d’œuvre et peu d’intrants. De l’autre, une agriculture qualifiée de « productiviste » ou « intensive ». Mais pour moi, ces deux adjectifs n’ont absolument rien d’un gros mot. Ils désignent simplement un modèle qui cherche à produire davantage sur une surface réduite.

Alors c’est certain, entre un hectare en bio et un hectare en conventionnel, la biodiversité sera sans doute meilleure sur la parcelle bio. Mais cet hectare produira en moyenne 20 à 30 % de nourriture en moins, jusqu’à 60 % pour les céréales. Dit plus simplement, pour obtenir la même quantité de denrées, il faudra une surface de culture plus grande, donc moins d’espaces naturels préservés. Raison pour laquelle le Giec ou l’IPBES – qui est en quelque sorte le Giec de la biodiversité – ne considèrent pas l’agriculture biologique comme une solution pérenne à grande échelle.

Quelle que soit l’issue de ce débat, une partie de la France sera dans la rue

Dans l’histoire des débats politiques marqués par des controverses scientifiques — comme ceux sur les vaccins, le nucléaire ou les OGM — cet « épisode Duplomb » présente-t-il un caractère particulier, voire inédit ?

Il y a d’abord des éléments de continuité, cet épisode s’inscrivant dans une longue histoire d’instrumentalisation de la peur. Une majorité de Français continuent par exemple de penser que les OGM sont dangereux pour la santé, alors qu’aucune étude ne l’a jamais démontré, malgré plus de trente ans de cultures dans le monde entier. C’est une défiance qui a beaucoup coûté à la France, car elle a détruit sa filière de recherche publique, qui était pourtant prometteuse.

Mais c’est vrai que l’ampleur de cette pétition est historique. La nouvelle donne, c’est l’importance des réseaux sociaux. Ils donnent un écho particulièrement fort aux discours outranciers et sensationnalistes, de type « les pesticides vont tuer nos enfants ». On le voit avec l’émergence d’une figure comme Fleur Breteau, ou la manière dont circule l’extrait de Sandrine Rousseau sur la rentabilité.

Il faut aussi dire que l’instabilité politique du pays n’aide pas, tant le pouvoir est à bout de souffle. Quelle que soit l’issue de ce débat, une partie de la France sera dans la rue. Si la loi entre effectivement en vigueur, alors les pétitionnaires et les opposants manifesteront. Si elle est rabotée, ce seront les agriculteurs qui se mobiliseront. Car dans mon village, les panneaux routiers sont encore retournés. La colère des agriculteurs ne s’est pas dissipée, elle sommeille.

Mais je reste profondément optimiste, car je crois aux forces de la raison. Une fois l’émotion passée, on pourra commencer à discuter. Si les réseaux sociaux ont été, pour le moment, un vecteur de cette communication émotionnelle, ils pourraient aussi devenir des espaces de débat, d’échange, d’information. Regardez l’évolution sur le nucléaire, ces dernières années ! Près de 70 % des Français y sont aujourd’hui favorables. Il y a encore cinq ans, ce n’était pas du tout le cas. Certes, la peur de la pénurie énergétique a joué, mais il y a aussi eu des années de pédagogie, portées par des scientifiques ou des associations comme Les Voix du Nucléaire. J’ai espoir qu’on connaisse une évolution similaire sur la question de l’agriculture.

L’important, c’est qu’on trouve un moyen de débattre paisiblement, sans que l’émotion et le sensationnalisme n’écrasent tout, sinon quoi c’est la démocratie qu’on met en péril.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-07-23 16:30:00

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