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« A Gaza, le Hamas utilise la souffrance des civils contre nous » : plongée au cœur de la contre-attaque médiatique israélienne

« A Gaza, le Hamas utilise la souffrance des civils contre nous » : plongée au cœur de la contre-attaque médiatique israélienne


A la frontière entre Israël et Gaza, seuls les chiens errants semblent libres de leurs mouvements. Réfugiés de l’enclave palestinienne, ils vont et viennent à leur guise, aboient sur les convois, urinent sur les jeeps. Ni les soldats israéliens, qui les laissent en paix, ni les rares camions d’aide humanitaire, pourtant cruciaux pour acheminer de la nourriture à Gaza, ne les dérangent.

Ce 24 juillet, l’armée israélienne a autorisé une vingtaine de journalistes israéliens et internationaux, dont L’Express, à traverser un point de passage entre Israël et la bande de Gaza, pour la première fois depuis la reprise des combats avec le Hamas en mars dernier. Ce déplacement, sous haute protection militaire, n’a couvert que quelques centaines de mètres, jusqu’à la zone de transit humanitaire de Kerem Shalom, tout au sud de l’enclave palestinienne. Un entrepôt à ciel ouvert où se retrouve stockée l’aide humanitaire à destination de Gaza, encerclée par de hauts murs de béton. C’est ici que les camions venus d’Israël déposent leurs cartons, avant que ceux-ci ne soient récupérés par d’autres véhicules d’agences humanitaires et distribués dans la bande de Gaza.

Mais ces dernières semaines, les palettes remplies de sacs de riz, de lentilles ou de couches pour bébés s’accumulent, patientant sous un soleil de plomb. Quelques cartons éventrés laissent à découvert des boîtes de maïs d’une marque israélienne, d’autres portent le sigle de l’Arabie saoudite et contiennent des masques chirurgicaux. D’après l’armée israélienne, l’équivalent de 950 camions d’aide humanitaire attend d’être récupéré sur ce site de stockage.

Au point de transit humanitaire de Kerem Shalom, dans la bande de Gaza, des paquets de sucre laissés à l’abandon, le 24 juillet 2025.

Ce serait, selon Tsahal, la principale raison de la situation humanitaire dramatique à Gaza : personne ne viendrait chercher ces ressources, ni les ONG présentes dans l’enclave palestinienne, ni les agences de l’ONU. « L’Etat d’Israël ne limite pas le nombre de camions entrant dans la bande de Gaza avec de l’aide humanitaire, promet le colonel Abdallah, chargé de parler aux journalistes sur le site de Kerem Shalom. Le principal problème réside dans la récupération de cette aide et sa distribution. Nous encourageons nos amis et collègues de la communauté internationale à venir la récupérer et la distribuer aux habitants de Gaza. »

« Une goutte d’eau » par rapport aux besoins de Gaza

Malgré les promesses israéliennes, la situation n’est pas si simple. Plusieurs convois ont été attaqués ces dernières semaines dans la bande de Gaza, dans des conditions difficiles à déterminer. « Il s’agit d’un immense défi logistique, a expliqué le porte-parole de l’ONU, Stéphane Dujarric, lors de son point presse du 23 juillet. Pour collecter les ressources aux points de passage israéliens – tous clôturés et lourdement gardés -, nos chauffeurs ont besoin de multiples autorisations d’accès mais aussi d’une pause dans les bombardements et que les portails en fer s’ouvrent pour eux. Trop souvent, les civils qui s’approchent de nos camions sont pris pour cible. Pour acheminer l’aide en toute sécurité, nous devons obtenir des garanties fiables que les troupes [israéliennes] n’engageront pas le combat ou se tiendront à l’écart de nos convois. »

Surtout, d’après le porte-parole de l’ONU, « le niveau d’aide humanitaire entré à Gaza n’est qu’une goutte d’eau en comparaison des immenses besoins de la population ». Même si elle était effectivement livrée aux Gazaouis, l’aide alimentaire bloquée sur les parkings de Kerem Shalom ne suffirait à nourrir les deux millions de Palestiniens bloqués dans leur enclave que quelques jours. Cette semaine, 111 organisations humanitaires ont publié un texte commun pour dénoncer une « famine de masse » à Gaza et des dizaines de pays pressent l’Etat hébreu d’améliorer le sort des civils gazaouis. Un désastre en termes d’image pour Tel-Aviv, comme l’a admis un haut gradé israélien devant nous.

Face à ces accusations, Israël tente de se défendre. En conviant des journalistes sur le site de stockage de Kerem Shalom, mais avant tout en accusant le Hamas d’être responsable de la situation humanitaire catastrophique à Gaza. « La situation est difficile, clairement ils ne mangent pas des shawarmas, admet un responsable israélien, dans une référence malheureuse à ce sandwich à la viande si prisé au Moyen-Orient. Nous voulons améliorer la situation des habitants de Gaza, mais pas celle du Hamas. » Tsahal accuse en effet le groupe terroriste palestinien de détourner l’aide humanitaire pour la revendre aux civils, afin de renflouer ses caisses et de payer de nouvelles recrues. « La question humanitaire est instrumentalisée par les deux camps, souligne Ofer Guterman, spécialiste des territoires palestiniens à l’Institut d’études de sécurité nationale (INSS) de Tel-Aviv. Le Hamas, notamment, utilise ce message autour de la famine afin de mettre Israël sous pression et que certaines exigences liées à un éventuel cessez-le-feu soient retirées. Il ne faut pas oublier qu’une partie de l’aide humanitaire, estimée de 20 à 50 %, a été détournée par le Hamas. »

Ces derniers mois, l’armée israélienne a tenté de mettre en place un nouveau système de distribution de l’aide alimentaire, justement pour éviter tout risque de captation par le Hamas. Mais cette méthode a régulièrement tourné au fiasco : avec seulement quatre points de distribution répartis sur toute l’enclave, Tsahal a vu débarquer des foules immenses, affamées et difficiles à contrôler. Des sources locales ont accusé les soldats israéliens d’avoir, dans certains cas, ouvert le feu sur les Palestiniens et l’UNRWA, le bureau de l’ONU consacré aux réfugiés palestiniens, s’est fendu d’un communiqué pour dénoncer les « pièges mortels » que seraient devenus ces points de distribution où « plus de 1000 personnes auraient trouvé la mort depuis fin mai ». « 100 % de pur mensonge », nous répond un haut gradé israélien lorsque nous l’interrogeons sur ces accusations. « Ces chiffres viennent du Hamas, poursuit ce responsable. Ils poussent ce récit autour de la famine pour faire pression sur les négociations en cours [NDLR : à propos d’un éventuel cessez-le-feu entre Israël et le Hamas] et parce que nous les avons exclus de notre système de distribution de l’aide. »

Des soldats israéliens devant le site de stockage d'aide humanitaire de Kerem Shalom, dans la bande de Gaza, le 24 juillet 2025.Des soldats israéliens devant le site de stockage d’aide humanitaire de Kerem Shalom, dans la bande de Gaza, le 24 juillet 2025.

Chaque camp rejette la responsabilité de la faim à Gaza sur l’autre, pendant que celle-ci gagne du terrain et meurtrit les corps. D’après le ministère de la santé du Hamas, 43 personnes seraient mortes de malnutrition ces trois derniers jours.

Ce 24 juillet, les plus importants médias internationaux (l’AFP, CNN, Reuters ou encore l’agence de presse américaine AP) ont signé un texte commun dans lequel ils affirment que leurs correspondants sur place « peinent de plus en plus à subvenir aux besoins alimentaires de leurs familles et d’eux-mêmes […] La faim menace leur survie. » Trois jours plus tôt, la Société des journalistes de l’AFP avait alerté sur la situation dramatique de ses correspondants : « Sans intervention extérieure immédiate, les derniers reporters de Gaza vont mourir. » Quand nous interrogeons un haut gradé israélien sur les journalistes de l’AFP et leurs conditions de vie, sa réponse est sans détour : « Ce sont des mensonges, il n’y a pas de famine à Gaza. »

« Nous ne sommes pas dans une guerre de revanche mais… »

Afin de prouver leur bonne foi, les responsables israéliens projettent des graphiques sans âme : selon eux, pour vivre, un adulte aurait besoin de 2 100 calories par jour et un bébé de 1 100 calories. « Nous fournissons 1,8 fois ce qu’il faut pour un adulte et trois fois ce qu’il faut pour un bébé, martèle un haut gradé israélien, qui prétend que la plupart des photos d’enfants malnutris parues dans la presse internationale ces jours-ci ne viennent en réalité pas de Gaza. Nous ne sommes pas dans une guerre de revanche, mais de nombreux civils ont participé aux massacres [du 7 octobre 2023] ou les ont soutenus. Nous suivons les règles du droit international, nous faisons tout ce que nous pouvons pour protéger les civils… C’est tragique mais malheureusement, à Gaza, le Hamas utilise la souffrance des civils contre nous, l’armée israélienne. Le Hamas se fiche de son propre peuple. »

En franchissant la frontière de Kerem Shalom, encadré par l’armée israélienne, nous ne verrons pas de Palestiniens affamés. Le centre de tri humanitaire se trouve reclus, entouré par des murs infranchissables. Sur le site de stockage, nous croisons tout de même plusieurs travailleurs palestiniens devant leurs containers blancs où ils semblent vivre, sous une chaleur étouffante. L’air hagard, ils observent ce drôle de convoi de journalistes venus observer les lieux. Leur rôle consiste à charger et décharger les palettes d’aide humanitaire, lorsque des camions font l’aller-retour avec Gaza. Nous avons à peine le temps de poser une question à l’un d’eux qu’un soldat israélien nous prend le bras pour avancer. Malgré son regard délavé, cet homme au polo bleu nous explique qu’il vient de Gaza et que « tout va bien » pour lui. Il a juste le temps de nous glisser : « J’espère juste que quelqu’un viendra vite chercher cette nourriture. »

Plus loin, au-delà des murs, des explosions retentissent : la guerre fait rage à Gaza. La perspective d’un cessez-le-feu s’est encore éloignée ce 24 juillet, avec le retrait des diplomates israéliens et américains des négociations à Doha. « Je ne sais pas s’il y a une famine ou non à Gaza, mais il est clair que la situation humanitaire est catastrophique, soutient Ofer Guterman, de l’INSS. La principale raison reste que cette guerre dure depuis près de deux ans entre deux camps dirigés par des personnes qui ne veulent pas y mettre un terme. »



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Author : Corentin Pennarguear

Publish date : 2025-07-25 07:03:00

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