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Gourous, lobbys, influenceurs : enquête sur les ravages de la désinformation alimentaire

Gourous, lobbys, influenceurs : enquête sur les ravages de la désinformation alimentaire


La consommation de viande rouge est-elle mauvaise pour la santé ? Concernant charcuteries et autres saucisses, la question est tranchée : oui, ces produits transformés sont néfastes. Mais sur la viande en steaks, gigots ou filets, la réponse peut sembler plus nuancée, et les quantités recommandées continuent d’être discutées. Depuis les années 1980, les études se sont multipliées, certaines concluant à sa nocivité, d’autres s’avérant au contraire rassurantes. Difficile en apparence d’y voir clair. Et pour cause. Après avoir revu toute la littérature scientifique sur la question, des chercheurs espagnols ont montré que la réponse dépendait surtout de… qui avait financé les publications. « Quand l’industrie soutient les travaux, la viande apparaît comme bénéfique. Les recherches indépendantes montrent au contraire qu’elle a un impact défavorable sur la santé cardiovasculaire », écrivent les auteurs de cette enquête parue en mai dans The American Journal of Clinical Nutrition.

Nulle fraude ici : « C’est plutôt dans la construction des protocoles que les chercheurs vont privilégier une méthodologie plus ou moins avantageuse pour la viande », décrypte François Mariotti, professeur à AgroParisTech et ex-président du comité d’experts spécialisés en nutrition de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses). Ce constat ne surprendra aucun spécialiste des études nutritionnelles : l’influence des industriels sur une partie de la production scientifique est connue. « Dans les dix revues de nutrition les plus prestigieuses, la part des articles avec des liens d’intérêt ne dépasse pas 13 %. Mais cette proportion augmente dans les journaux moins exigeants, et dans tous les cas, quand les travaux sont financés, même partiellement, par un fabricant, ils sont très souvent plus favorables à ses produits », constate Mélissa Mialon, chercheuse Inserm en santé publique et spécialiste de l’étude des lobbys. Une stratégie de « fabrique du doute » déjà éprouvée par les cigarettiers et les alcooliers. « On en voit très bien les conséquences. Comme les études sont relayées les unes après les autres sans recul, le public est perdu », soupire le Pr Mariotti.

Les Français le disent eux-mêmes : selon un sondage* paru au printemps, 56 % assurent ne plus savoir qui croire en matière d’alimentation, une proportion qui passe à 65 % chez les 18-24 ans. Plus inquiétant encore, 80 % de la population partage au moins une croyance erronée sur la nutrition – par exemple que les hommes doivent manger plus de viande que les femmes, que les cures de détox sont efficaces, ou encore que les compléments alimentaires compensent les effets d’une mauvaise alimentation. « Le paradoxe, c’est qu’il existe maintenant des recommandations bien établies, claires et compréhensibles par tous. Mais ces conseils peinent à passer. Ils se heurtent à une véritable ‘cacophonie nutritionnelle’, avec beaucoup d’acteurs non légitimes qui prennent de la place et diffusent des messages allant à l’encontre des faits scientifiques », déplore Serge Hercberg, professeur de nutrition et ancien président du Programme national nutrition santé (PNNS).

Un véritable problème de santé publique

La publicité, l’offre et l’agencement des supermarchés pèsent certes lourd dans nos déséquilibres alimentaires. Mais le champ de l’alimentation, traversé par les injonctions à la minceur et les discours sur la nourriture-médicament, est aussi devenu un boulevard pour les gourous en tout genre. Du curcuma et du citron glacé anticancer au sans gluten en passant par le vinaigre contre les pics glycémiques, le jeûne, le crudivorisme, les régimes sans graisses, sans sucres ou paléo, les modes se succèdent sans relâche. « Avec l’autonomisation des individus, nous devons désormais faire des choix pour tout, y compris pour notre nourriture, alors que les sources d’anxiété à ce sujet n’ont jamais été aussi importantes du fait de multiples crises, de la vache folle aux œufs à la dioxine en passant par les craintes sur les pesticides ou les additifs », constate Claude Fischler, sociologue de l’alimentation. Dans ce contexte, le besoin de se rassurer expliquerait, selon cet expert, le succès auprès d’une partie du public de ces préceptes farfelus.

« Quelle que soit sa cause, la désinformation alimentaire pose un véritable problème de santé publique », alerte Serge Hercberg. L’une des illustrations les plus marquantes reste la bataille homérique entre les partisans du sucre et ceux du gras à partir des années 1950. L’épisode a beau remonter à la préhistoire des sciences nutritionnelles, son impact néfaste continue de se faire sentir aujourd’hui. A l’époque, les infarctus sont devenus une cause prépondérante de mortalité aux Etats-Unis. Alors que certains chercheurs commencent à incriminer la consommation de sucre, les représentants du secteur vont faire en sorte de disculper leur poudre blanche. Un groupe appelé « The Sugar Research Foundation » (la fondation pour la recherche sur le sucre) va financer secrètement trois scientifiques de Harvard pour qu’ils publient une synthèse des travaux sur les origines de cette épidémie de maladies cardiovasculaires. Leur article, paru en 1967 dans le prestigieux New England Journal of Medicine, incriminera surtout le gras. L’un des auteurs, Mark Hegsted, deviendra plus tard le chef du département nutrition du ministère de l’Agriculture, où il contribuera à partir de 1978 à l’élaboration des recommandations nutritionnelles nationales.

Avec les réseaux sociaux et les plateformes de vidéos, la diffusion de fausses informations sur l’alimentation a pris une tout autre ampleur ces dernières années.

« Avec le sucre, notre organisme fabrique sa propre graisse »

Il lui sera d’autant plus facile de pousser à réduire la part des matières grasses dans les assiettes que l’air du temps y est très favorable. En 1970 est en effet parue la célèbre étude des « Sept Pays » (Etats-Unis, Finlande, Pays-Bas, Italie, Grèce, Yougoslavie et Japon), qui incrimine elle aussi le gras. Fervent défenseur de cette hypothèse, son auteur, l’Américain Ancel Keys, avait lancé dès 1958 une vaste enquête sur plus de 12 000 hommes de 40 à 59 ans pour décortiquer les liens entre alimentation et maladies coronariennes. Les résultats semblent alors lui donner raison : les populations consommant le plus de gras saturé (celui que l’on trouve notamment dans la viande et les produits laitiers), comme les Finlandais, présentaient le plus d’infarctus. Mais corrélation n’est pas causalité… « Ses données ont été réexaminées et il est apparu que le gras était disculpé, rappelle Irène Margaritis, adjointe au directeur de l’évaluation des risques à l’Anses. C’étaient les personnes qui mangeaient le plus par rapport à leurs besoins qui étaient les plus à risque, pas nécessairement celles dont la part de graisses dans l’alimentation était la plus élevée ».

Mais le mal est fait. Le monde se focalise sur la chasse au gras, et néglige le sucre. Les produits « allégés » en matières grasses – mais souvent riches en sucres, pour compenser – remplissent les supermarchés. « Le problème c’est qu’avec le sucre et, au-delà, avec une alimentation en trop grande quantité par rapport aux besoins, notre organisme fabrique lui-même sa propre graisse », rappelle Irène Margaritis. « On sait aujourd’hui qu’il faut limiter à la fois la consommation de sucre et de gras saturés. Parmi les matières grasses ajoutées, celles apportant plutôt des graisses mono et poly-insaturées, par exemple l’huile d’olive, sont à privilégier selon les recommandations », confirme le Pr Serge Hercberg. Des changements qui peuvent toutefois se révéler difficiles à suivre. « Les habitudes alimentaires évoluent lentement. Quand on vous a martelé des conseils pendant des années, certains ont du mal à intégrer ces nouveaux avis », constate Bruno Laurioux, professeur émérite à l’université de Tours et auteur d’Une histoire de la diététique (CNRS éditions).

Des études aux messages contradictoires

Plus récemment, c’est le Nutri-Score qui a fait les frais de cette stratégie de « fabrique du doute ». La petite étiquette apposée sur les emballages alimentaires est justement destinée à nous aider à mieux manger, en distinguant les produits sains de ceux à limiter. Mais ses opposants ont réussi à empêcher sa généralisation en s’appuyant, entre autres, sur des études financées par leurs soins. Une enquête parue dans BMJ Public Health a ainsi montré que dans ce cas, ces articles étaient « 21 fois plus susceptibles de montrer que le Nutri-Score n’avait aucun effet »…

Quel que soit le sujet, la prolifération de publications scientifiques, souvent sans mise en perspective, n’aide pas à s’y retrouver. Au-delà de la question des conflits d’intérêts, certaines s’avèrent peu démonstratives, ou de piètre qualité, avec des messages souvent contradictoires. Sur le café par exemple, on a pu lire qu’il était mauvais pour le cœur, ou à l’inverse protecteur. Qu’il aiderait à perdre du poids, ou pas. Qu’il favoriserait la longévité, mais pas dans n’importe quelles quantités. Difficile de faire plus déroutant ! En réalité, il ne faut jamais prendre pour argent comptant une étude isolée. Notamment les travaux relevant de l’épidémiologie nutritionnelle, qui vise à évaluer les effets de tel ou tel aliment sur un grand nombre de personnes, comparées à d’autres qui n’en consomment pas. S’ils peuvent pointer des associations, par exemple entre un produit et une pathologie, ils ne prouvent pas l’existence d’un lien de causalité. « C’est un signal, à confirmer par d’autres études épidémiologiques, mais aussi par des recherches en laboratoire sur les mécanismes biologiques pouvant expliquer les résultats observés », confirme Mathilde Touvier, directrice de l’équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (Cress-Eren).

Préceptes farfelus

Les agences sanitaires ont d’ailleurs développé une méthodologie rigoureuse pour contrer ces difficultés. « Nous regardons la totalité de la littérature sur un sujet donné, en nous assurant de la cohérence entre les différentes familles d’études. Des experts choisis pour leur compétence et leur indépendance en débattent, pour aboutir à un avis consensuel, qui nourrira ensuite les recommandations », rappelle Irène Margaritis. Gourous et coachs en tout genre, qui cherchent à vendre leurs livres ou à augmenter leur audience (et leurs revenus) sur les réseaux sociaux, ne s’embarrassent pas de ces précautions. Au mieux vont-ils faire du « cherry picking », en retenant uniquement les études qui les arrangent. Au pire, inventent-ils leurs propres préceptes. « Quelles que soient leurs théories, le mécanisme est toujours un peu le même : critiquer directement ou indirectement les positions officielles pour faire du buzz », constate le Pr Hercberg. Avec pour conséquence, là aussi, d’induire toujours plus de confusion : « Les recommandations du PNNS deviennent un discours parmi d’autres », résume Claude Fischler.

Le phénomène n’est pas nouveau. « Historiquement, il était plutôt porté par des médecins », rappelle Bruno Laurioux. On se souvient d’un personnage comme Jean Seignalet, immunologue de renom, qui publia en 1996 L’Alimentation ou la troisième médecine. Il prétendait réduire la « porosité intestinale », à la base, selon lui, de nombreuses maladies, en excluant produits laitiers et gluten, et en privilégiant les aliments très peu cuits. « Ces idées n’ont jamais été validées par la science, mais elles ont par la suite inspiré de nombreux pseudothérapeutes. On les retrouve souvent dans les conseils délivrés par les naturopathes », constate le Collectif No Fakemed. Autre médecin dont l’influence se fait encore sentir aujourd’hui : l’Américain Robert Atkins, et son régime riche en protéines et en gras mais pauvre en glucides, censé faire perdre du poids rapidement. Le médecin français Pierre Dukan (aujourd’hui radié) et sa célèbre diète lui doivent beaucoup, tout comme la mode de l’alimentation cétogène, également appelée « ceto » ou « keto », ou ses variantes moins strictes, low-carb ou à « index glycémiques bas ».

Des régimes déséquilibrés, qui ne présentent guère d’intérêt pour la population générale. « L’alimentation cétogène n’est rien d’autre qu’une forme de diète à visée amincissante, difficile à tenir sur la durée. A l’arrêt, la reprise de poids est rapide, avec parfois des kilos supplémentaires par rapport au point de départ », tacle Irène Margaritis. En apparence moins problématique, le régime « IG bas » ne convainc pas non plus les spécialistes. « Dans le cadre d’une alimentation équilibrée, on conseille déjà de limiter les sucres rapides et de consommer plutôt des céréales complètes, plus riches en fibres et qui ont de fait un index glycémique plus bas que les céréales raffinées. Mais de manière générale, l’index glycémique de chaque aliment n’a pas vraiment de sens, car il change selon ce que l’on mange en même temps », indique David Jacobi, professeur de nutrition à l’Institut du Thorax (CHU de Nantes).

Varier son alimentation

Ces deux diètes remplissent pourtant les rayons des libraires et des sites de vente de livres en ligne, avec près d’une centaine de titres édités au cours des dix dernières années – trois « IG bas » se sont même écoulés de 75 000 à 200 000 exemplaires chacun ! La nutrition reste un bon filon, et nombre d’éditeurs alimentent la « cacophonie alimentaire » déplorée par les experts. Mention spéciale pour Souccar Editions, fondé par le journaliste Thierry Souccar, dont le catalogue mélange des titres au contenu sérieux, et d’autres beaucoup moins. Avec notamment des livres consacrés à Seignalet et Atkins, aux index glycémiques et au keto. Comme Le Régime cétogène contre le cancer : « L’intérêt du ‘céto’ n’est pas démontré en cas de tumeur, s’étrangle Ghislain Grodard-Humbert, le président de l’Association française des diététiciens-nutritionnistes. Pis, si les malades s’affaiblissent trop parce qu’ils mangent mal, leurs traitements pourraient être suspendus. » Autre exemple, le récent Toxic Veggies, de l’Américaine Sally K. Norton, qui prétend alerter sur les dangers des végétaux : « Le livre pointe les oxalates, des molécules toxiques contenues dans certains végétaux. Elles existent, bien sûr, mais l’autrice oublie juste que, malgré tout, les légumes sont excellents pour la santé », s’agace François Mariotti. Contactés, ni Thierry Souccar, ni la direction d’Albin Michel (qui a racheté une partie de la maison d’édition) n’ont souhaité répondre à nos questions.

Avec les réseaux sociaux et les plateformes de vidéos, la diffusion de fausses informations sur l’alimentation a, à l’évidence, pris une tout autre ampleur ces dernières années. « Nous avons là un problème majeur, avec des influenceurs qui usurpent des titres, donnent des conseils nutritionnels alors qu’ils n’ont pas le droit de le faire s’ils n’ont pas une formation de diététicien et font du placement de produits », constate Irène Margaritis, inquiète de la vente en ligne de poudres hyperprotéines et autres compléments alimentaires, « dont la qualité est très difficile à contrôler ». Sur Internet, certains influenceurs sont passés maître dans l’art de maximiser leur audience pour mieux vendre leurs produits dérivés. La plus connue reste sans conteste Jessie Inchauspé, autoproclamée « déesse du glucose », 5 millions d’abonnés sur Instagram et 1 million sur YouTube. Après ses livres – des best-sellers – elle commercialise désormais un complément pour « lisser » les pics de glycémie. Si elle présente des études sur les différentes plantes qui le composent, le produit lui-même n’a pas fait l’objet d’un essai clinique permettant d’asseoir ses prétentions. L’influenceuse assure toutefois à L’Express qu’une telle étude est en cours. Pour autant, les experts ne cessent de le rappeler : pour les personnes non diabétiques, et malgré le fort écho médiatique donné aux thèses de Jessie Inchauspé, se focaliser sur l’évolution de son taux de sucre dans le sang ne présente aucun intérêt…

Face à cette désinformation massive et multicanal, comment s’y retrouver ? Les réponses des (vrais) spécialistes sont simples. S’en tenir aux recommandations, varier son alimentation, ne jamais se fier à une seule étude ou à une seule source. Et surtout, faire preuve de prudence face aux discours d’acteurs qui cherchent à vendre des aliments ou des régimes aux effets prétendument révolutionnaires. Car en matière d’alimentation plus encore que dans n’importe quel autre domaine, il y a bien une certitude : les recettes miracles n’existent pas.

* Baromètre de l’esprit critique, sondage Opinionway sur des échantillons représentatifs de 2000 personnes de plus de 18 ans et 610 de 15 à 25 ans.



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Author : Stéphanie Benz

Publish date : 2025-07-24 15:00:00

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