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Perrine Simon-Nahum (ENS) : « les juifs engagés à l’extrême droite font une erreur historique »

Perrine Simon-Nahum (ENS) : « les juifs engagés à l’extrême droite font une erreur historique »

En partenariat avec l’Ecole normale supérieure (ENS-PSL), L’Express interroge cet été des chercheurs de l’un des fleurons de l’enseignement français. A la fois grande école et université, Normale-Sup a la particularité d’avoir des enseignants-chercheurs en point en mathématiques, en IA, en biologie, en sciences cognitives comme dans les sciences humaines (littérature, philosophie, économie, histoire…), cumulant 14 prix Nobel et 12 médailles Fields.

Perrine Simon-Nahum est directrice de recherche au CNRS et directrice du département de philosophie de l’ENS. Spécialiste de l’histoire du judaïsme et de la philosophie de l’histoire, grande connaisseuse des œuvres de Raymond Aron ou Hannah Arendt, elle s’est penchée dans ses derniers essais sur la crise de la démocratie (Sagesse du politique) comme sur la réactualisation de l’antisémitisme sous de nouvelles formes idéologiques (La Nouvelle Causalité diabolique).

A L’Express, Perrine Simon-Nahum explique pourquoi les juifs ne sont pas imperméables aux sirènes du populisme, mais déplore que ceux « qui mettent dans l’urne un bulletin RN oublient que leur seul rempart a toujours été dans l’histoire celui érigé par les institutions républicaines ». La philosophe analyse aussi les différences entre diaspora et Israël au sujet de la guerre à Gaza. Enfin, elle met en avant le rôle clé des savants juifs dans la fondation des sciences humaines en France, et revient sur la querelle entre deux anciens élèves illustres de l’ENS, Raymond Aron et Jean-Paul Sartre.

L’Express : Vos travaux lient la question de l’antisémitisme à celle de la crise actuelle de la démocratie. Pourquoi les deux sont-elles indissociables ?

Perrine Simon-Nahum : Les événements que nous connaissons font que ces deux pans de ma recherche se rejoignent aujourd’hui. J’ai longtemps travaillé sur la forme prise par la rencontre tout au long du XIXème siècle entre la subjectivité moderne, le religieux et le politique. Or le rôle fondateur joué par les savants juifs tout au long du XXe siècle dans la formation des sciences humaines en France rejoint leur engagement en faveur de la Révolution émancipatrice puis de son héritage républicain.

Au cours des années 1890, qui voient la montée du nationalisme et de la droite réactionnaire et le développement de l’antisémitisme, les juifs deviennent les premières cibles des adversaires de la République, comme en témoigne l’affaire Dreyfus. Des lanceurs d’alerte avant la lettre, comme le dit Dominique Schnapper. Mon hypothèse est que nous assistons à une inversion de l’équation et que les juifs sont désormais les victimes collatérales de la crise de la démocratie.

C’est-à-dire ?

Depuis la Révolution française et à la suite de la France dans l’ensemble des sociétés occidentales, l’intégration des juifs dans la société civile a constitué l’un des marqueurs de l’entrée dans la démocratie. Les valeurs qui conduisent à leur émancipation sont celles qui fondent la démocratie : l’attachement à la liberté individuelle, l’attachement à l’égalité auxquelles il faut ajouter la justice et la vérité. Or, dans la mesure où les attaques que subissent nos démocraties portent sur ces principes mêmes, qu’il s’agisse de la remise en cause du fonctionnement des institutions ou de la diffusion des fake news, c‘est le pacte républicain intégrant les juifs qui est lui-même vacillant.

En France, les juifs sont de plus en plus nombreux à soutenir le Rassemblement national…

Il y a à ce phénomène récent des causes sociologiques que l’on voit poindre depuis une dizaine d’années et que les massacres du 7 octobre 2023 sont venus accentuer. La première tient à l’héritage d’un judaïsme séfarade dont on oublie trop souvent qu’il fut chassé des pays d’Afrique du Nord, dans lesquels les juifs étaient pourtant établis depuis l’Antiquité. Le souvenir de la violence des pays arabes à leur égard s’ajoute à la haine avouée du fondamentalisme islamique qui se diffuse dans certains secteurs de la société française et sur les réseaux sociaux depuis le 7 octobre 2023. Dans la France séfarade, la peur de l’islamisme et le souvenir de l’exclusion des juifs au sein des pays arabes sont prégnants.

Le second facteur tient à l’évolution du parti de Marine Le Pen dans ses relations avec le judaïsme depuis que celle-ci a pris en mains les rênes du parti. Le discours du RN joue d’ailleurs très fortement là-dessus. Je ne suis pas totalement convaincue de la sincérité de cette évolution même si on ne saurait soupçonner Marine Le Pen d’un quelconque antisémitisme. Je m’étonne néanmoins que les juifs qui mettent dans l’urne un bulletin RN oublient que leur seul rempart a toujours été dans l’histoire celui érigé par les institutions républicaines. Or il suffit de se reporter aux votes du RN au Parlement européen pour voir qu’il se prononce toujours contre ce qui va dans le sens des institutions démocratiques et des libertés individuelles et pour faire tomber les masques. Il y a de la part des juifs engagés à l’extrême droite une erreur d’analyse historique qu’est venue légitimer – hélas ! – l’engagement de Serge Klarsfeld aux côtés du RN.

La société d’Israël s’est elle aussi beaucoup droitisée…

Les Israéliens, pas plus que juifs, ne sont pas imperméables au populisme. Ils devraient cependant avoir, eux aussi, une mémoire historique moins courte. Ils peuvent aussi observer ce qui se passe partout où les régimes autoritaires arrivent au pouvoir comme en Hongrie ou en Roumanie, où on a vu l’antisémitisme ressurgir dans les discours publics. Cela interroge sur ce qui se passerait en France en cas de situation similaire.

Les cas entre ENS et Sciences Po sont très différents.

N’oublions pas que le populisme est une idéologie qui fonctionne sur l’antagonisation de la société. Cela dit il faut rappeler qu’une grande partie de la société se mobilise toutes les semaines dans des manifestations monstres contre un gouvernement dont ils dénoncent les attaques contre la démocratie. Je ne connais pas beaucoup d’exemples d’une opinion qui, dans un pays en guerre, agisse de la sorte.

Comment analysez-vous les débats houleux entre intellectuels et personnalités juives au sujet de la position à adopter par rapport aux opérations militaires menées par Israël à Gaza ?

Je ne me prononcerai pas sur les débats qui ont lieu en Israël. Il est certain cependant que chaque juif dans le monde est aujourd’hui doublement requis par ce qui se passe en Israël mais aussi dans les sociétés où il vit et ressent au fond de lui une profonde inquiétude en même temps qu’une interrogation existentielle. La tension est celle-ci : la violence des massacres, la profondeur de la haine qu’ils révèlent, la libération de la parole dans nos sociétés ne peuvent que nous rappeler les liens qui nous unissent à l’Etat d’Israël et la solidarité, qui si elle n’existait pas, serait imposée par ceux qui sont animés d’une haine séculaire envers les juifs pour la seule raison qu’ils sont juifs.

En même temps, la diaspora n’est pas Israël et le judaïsme qui est le nôtre, s’il se réclame de la même tradition éthique et spirituelle, a depuis 1948 une existence politique propre. C’est celle-ci qui nous autorise à émettre des désaccords lorsqu’un gouvernement se réclame précisément de principes liés au judaïsme dans le but de réaliser un projet messianique aussi délirant dans son fondamentalisme que celui d’un islam prônant la disparition de l’Etat d’Israël au nom de la lecture du Coran. Cela dit, encore une fois je ne connais pas d’autre société en guerre qui adopte comme Israël une attitude critique. La force d’Israël réside dans la critique de ses intellectuels à l’intérieur comme à l’extérieur.

Par ailleurs, il est dans l’ADN de la tradition juive d’accueillir les débats. A l’ENS, avec Frédéric Worms et Valérie Théis, nous avons ainsi mis en place un cycle interdisciplinaire d’étude sur le judaïsme et l’antisémitisme. Notre idée, c’est qu’il faut absolument aborder le discours antisémite d’un point de vue scientifique. Depuis deux ans, nous nous sommes efforcés grâce aux participants de ce cycle qui rassemble à la fois une journée d’études et des rencontres mensuelles d’aborder ces questions en cherchant à clarifier des notions polémiques et à les remettre dans une perspective longue. La journée Pierre Hassner en janvier 2025 a ainsi porté sur la notion de « génocide » sur laquelle est venu nous aider à réfléchir l’avocat Philip Sands. Contre les passions, nous défendons l’idée que nous avons plus que jamais besoin de la réflexion.

L’ENS, comme Sciences Po, a été visée par des occupations pro-palestiniennes…

Le cas des deux institutions que je connais pour y enseigner sont très différents. La dérive qu’a connue Sciences Po, à laquelle a mis fin l’actuel directeur Luis Vassy, est ancienne. L’école avait été fragilisée depuis une dizaine d’années une forte pénétration des thèmes woke et d’un gauchisme diffusé par une partie des enseignants-chercheurs qui y enseignent à titre de vacataires même si une partie de la faculté permanente a cédé à ces sirènes. Les événements à l’ENS se sont déroulés sur une période beaucoup plus brève : cinq jours d’occupation à propos de laquelle tout et n’importe quoi a été dit y compris par d’anciens élèves qui n’ont pas servi les institutions à cette occasion et auxquels le directeur a mis fin en autorisant la police à pénétrer dans l’Ecole, ce qui ne s’était même pas vu en 1968. Et il faut ici saluer son courage.

Le débat qui oppose l’humaniste pragmatique à l’idéologue convaincu garde toute son actualité.

Pourtant les événements présentent dans ces deux institutions ont un point commun qui doit nous interroger : le rôle joué par une petite minorité d’étudiants endoctrinés et manœuvrés depuis les universités américaines par un courant d’agit-prop comme au meilleur temps du stalinisme. A preuve les manuels de subversion institutionnelle produits au sein des Universités de l’Ivy League et diffusés sur les réseaux sociaux, appliqués point après point par les émules français.

L’autre pan de votre recherche, comme vous le rappeliez, concerne les liens entre juifs et modernité. Comment expliquer qu’autant de juifs aient joué un rôle clé dans l’essor des sciences, notamment humaines, au XIXe siècle ?

Les juifs sont en effet parmi les fondateurs des sciences humaines en France. Que ce soit au Collège de France ou à l’École pratique des hautes études (EPHE), les chaires d’orientalisme, de linguistique, d’histoire des religions ou des civilisations anciennes ont été créées et d’abord occupées par des juifs. On peut d’abord en donner une explication sociologique. Les savants juifs dont nous parlons qui regroupent un tout petit nombre de personnes, se font d’abord les passeurs d’une science allemande : l’herméneutique, la science de l’interprétation des textes, qu’ils importent d’Allemagne. Leur établissement en France s’explique par le fait qu’ils se voient refuser un accès à l’Université en Allemagne à moins de se convertir.

On en trouve ensuite une explication religieuse. Outre leur connaissance des langues sacrées puisqu’ils avaient été formés en yeshiva à l’hébreu, à l’araméen et parfois même à l’arabe, rien ne fait obstacle à un rapport direct aux textes de la tradition, là où le catholicisme oppose aux croyants jusqu’à la fin du XIXème siècle l’autorité de la Vulgate. Explication politique enfin. Les juifs vont mettre les sciences religieuses et historiques au service de la République en en faisant le lieu par excellence de la formation d’un esprit critique et donc du citoyen. Ce que comprit très bien un savant comme Ernest Renan. C’est un modèle dont nous aurions intérêt à nous inspirer comme en témoignent les travaux de mon ami Vincent Peillon, qui montrent combien le combat pour la laïcité ne peut faire l’impasse d’une pensée du religieux.

Vous avez aussi préfacé une anthologie des écrits de Raymond Aron sur Jean-Paul Sartre, les deux « frères ennemis » les plus illustres de l’ENS. Aron a toujours reconnu le talent multiforme de Sartre tout en critiquant ses positions idéologiques, alors que le second s’est montré bien plus vache…

Contrairement à ce qu’on a souvent pensé, le dialogue noué entre leurs deux thèses, L’Introduction à la philosophie de l’histoire d’Aron (1938) et L’Etre et le Néant dans lequel Sartre lui répond en 1943 s’est poursuivi, même si Sartre a prétendu publiquement avoir coupé les ponts. Parue en 1961, sa Critique de la raison dialectique répond encore à Aron. Leur discussion demeure aujourd’hui absolument centrale pour comprendre l’histoire, même si la question du marxisme a cessé d’être centrale ou a pris de nouvelles formes.

C’est ce que révèle Aron dans le cours qu’il consacre en 1973 dans Histoire et dialectique de la violence à la philosophie de l’histoire de Sartre. Il montre comment la contradiction interne qui existe chez Sartre entre son affirmation de la liberté absolue de l’individu qui le fonde comme sujet historique et l’idée d’une téléologie de l’histoire – en l’occurrence la victoire du prolétariat annoncée par le marxisme- conduit ce dernier à légitimer la violence. Tel est le seul moyen par lequel le groupe peut selon Sartre s’inventer à chaque moment au sein d’une praxis collective. Aujourd’hui où les attaques contre les institutions démocratiques trouvent de nombreux partisans parmi les philosophes, le débat qui oppose l’humaniste pragmatique à l’idéologue convaincu garde toute son actualité.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-07-26 14:00:00

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