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Loi Duplomb, lobby, risques sanitaires… L’agence européenne de sécurité alimentaire répond à L’Express

Loi Duplomb, lobby, risques sanitaires… L’agence européenne de sécurité alimentaire répond à L’Express

Marco Binaglia n’a pas l’air tendu, comme ça, dans le petit carré qui s’affiche à l’écran, lorsqu’on le rencontre en visioconférence ce vendredi 25 juillet. Il pourrait l’être : voilà désormais plusieurs semaines que l’agence pour laquelle il travaille, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa), basée à Parme, essuie les critiques venues de l’Hexagone, de l’autre côté des Alpes.

Peut-être est-ce l’expérience, ses quatorze années au sein de l’institution qui le rendent si calme. Peut-être se réjouit-il au fond, que son travail, et celles de l’équipe de toxicologues qu’il coordonne, soit pour une fois cité dans les débats sur la santé et l’alimentation alors que jusqu’à présent, aucun Français ou presque ne connaissait les quatre lettres qui composent le nom de l’agence.

Quasiment invisible dans le débat public français, l’Efsa s’est retrouvée ces dernières semaines au cœur de la controverse au sujet de la loi Duplomb, ce texte voté le 8 juillet par les députés, et qui doit, si le Conseil constitutionnel l’approuve, réintroduire l’acétamipride, un pesticide de la catégorie des néonicotinoïdes. Ce sont ses études, que les défenseurs du dispositif citent pour dire qu’il n’y a rien à craindre, les mêmes que les opposants étrillent, persuadés qu’elles ne sont pas fiables.

Alors que la France a décidé d’interdire l’acétamipride en 2018, et que l’autorité française, l’Anses, a alerté à plusieurs reprises sur les risques sur la santé et la biodiversité, l’agence n’a pas jugé bon de s’aligner. Elle a préféré baisser les seuils qu’elle édicte, en dessous desquels ingérer la substance ne pose pas de problème. Une décision prise en 2024 et qui, depuis, est dénoncée par certains militants écologistes comme signe de soumission à l’industrie.

Qu’en est-il vraiment ? Pourquoi ne pas interdire l’acétamipride dans toute l’Europe si des alertes de santé publique ont émergé ? Comment l’agence s’assure-t-elle que les industriels ne truquent pas les données, comme cela a pu arriver dans le secteur automobile ou pharmaceutique ? Autant de questions importantes, alors que la confiance dans les institutions n’a jamais été aussi basse, en France comme en Europe. Le scientifique a accepté d’y répondre, une par une, sans jamais se défiler.

L’Express : Un des points de tension autour de la loi Duplomb est la question de la sécurité de l’acétamipride. Quand les premières alertes sont-elles parvenues à l’agence ?

Marco Binaglia : Les premières alertes sanitaires remontent à quelques années maintenant. C’est déjà un sujet de préoccupation en 2016, au moment du renouvellement de l’autorisation de mise sur le marché de l’acétamipride. Pour se forger un avis, la Commission européenne nous a demandé, comme le veut la procédure, d’analyser la littérature scientifique sur la toxicité de ce produit. Ce genre de rapport doit se faire tous les dix ans environ, c’est une obligation.

Déjà, à cette époque, nous avions identifié un faisceau d’indices nouveaux, laissant penser que les doses autorisées pouvaient présenter un risque sanitaire. Des études sur les souris avaient notamment mis en évidence un potentiel effet de l’acétamipride sur le développement cérébral. Cela pouvait alors laisser présager que l’effet neurotoxique, voulu pour lutter contre les insectes dans les champs, pouvait aussi, dans certains cas, être observé chez l’homme, mais ceci n’était à l’époque, que des hypothèses.

Après des analyses plus approfondies, l’agence a reconnu, en 2024, qu’il existait des « incertitudes majeures » sur la sécurité de ce produit, aux doses réglementaires. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Certaines données laissent penser qu’il pourrait y avoir un effet sur le développement des neurones, notamment chez les enfants les plus exposés, mais cela n’a pas encore été démontré. Pour ce faire, les scientifiques doivent a minima faire passer une très large batterie de tests aux souris, et démonter qu’il est possible d’extrapoler à l’homme. Ils doivent par exemple tester l’activité locomotrice, la réponse aux stimuli, les capacités d’apprentissage et de mémorisation des rats de laboratoire. C’est un champ scientifique en plein développement, et les standards évoluent vite. Les études disponibles pour le moment ne sont pas suffisamment poussées au regard des normes en vigueur.

L’Efsa a décidé de diviser par cinq la dose journalière jugée sans risque pour la santé. Sur quelle base ce chiffre a-t-il été trouvé ?

Il s’agit d’une mesure de précaution, pour réduire l’exposition de la population. Lorsque l’ensemble des données nous seront parvenues, nous donneront un nouveau chiffre, qui cette fois-ci se basera sur le seuil minimal à partir duquel un effet peut être observé. Ces seuils sont importants, car d’eux découlent les doses maximales que les agriculteurs ont le droit d’épandre.

Pourquoi ne pas avoir interdit l’acétamipride, comme la France le demandait ?

L’Efsa n’a pas les compétences pour retirer un produit du marché. Ce n’est pas notre mission, mais celle de la Commission européenne. Nous ne remettons que des avis scientifiques.

Pourquoi ne pas avoir recommandé de le faire ?

Des critères précis ont été définis par le législateur européen. Or ils n’ont pas été validés.

Quels sont ces critères ?

Plusieurs phénomènes liés à la toxicité d’un produit entraînent systématiquement un avis défavorable de notre part. Si la substance est très génotoxique, c’est-à-dire qu’elle endommage l’ADN, nous recommandons de ne pas le mettre sur le marché. Même chose concernant la mutagénicité, la capacité des pesticides à accélérer les mutations génétiques, ou encore la cancérogénicité, le fait d’accélérer la survenue ou le développement de cellules cancéreuses.

Depuis 2018, l’Union européenne nous demande aussi de regarder si la substance peut perturber l’expression des hormones, si elle fait partie des perturbateurs endocriniens, en d’autres termes. S’il y a parfois des signaux d’alertes sur ces différents critères, et surtout ce dernier, ces effets n’ont pas été démontrés pour le moment au sujet de l’acétamipride. Nous avons toutefois jugé qu’il était de notre devoir de rendre compte de ces éléments préliminaires, dans un souci de prudence absolue.

Vos analyses s’appuient en partie sur des études provenant des industriels. Comment être sûr qu’elles ne sont pas truquées ?

Les laboratoires qui conduisent les études des industriels sont régulièrement inspectés par les autorités nationales. Ils doivent, par exemple, conserver pendant plusieurs années certaines preuves de leurs expériences, et les soumettre à analyse. Le protocole qu’ils appliquent doit suivre à la lettre les normes internationales, les directeurs d’établissement doivent s’en assurer et les valider.

On publie également chaque année une liste de laboratoires qui ne répondent pas aux critères, les industriels n’ont plus le droit de collaborer avec eux. Ces circuits sont semblables à ceux de l’approbation des médicaments, par exemple. Bien sûr, le risque zéro n’existe pas, mais nous mettons en œuvre des efforts très importants pour garantir un taux de fraude le plus faible possible. A titre informatif, je n’ai jamais été confronté à des fausses études depuis que je suis en fonction.

Certains militants contre la loi Duplomb vous ont reproché de ne pas tenir compte des données produites par les chercheurs indépendants. Que répondez-vous ?

C’est totalement faux. Nous prenons en compte toutes les études fiables disponibles dans la littérature.

A l’époque, les industriels ont financé des études contre-feux, pour noyer le poisson, désigner d’autres coupables… Comment se prémunir contre ces techniques ?

On ne peut pas inspecter chaque laboratoire public, d’autant que certains sont en dehors de l’Union européenne, mais pour être incluses dans nos analyses, les études scientifiques indépendantes doivent aussi répondre à des critères stricts, et correspondre aux standards du secteur. Par ailleurs, nous vérifions les conflits d’intérêts de chaque expert avec qui nous collaborons.

Pourquoi l’Efsa ne fait pas elle-même ses études ?

Si nous faisions cela, nous aurions probablement recours aux mêmes laboratoires pour réaliser nos analyses. Sauf qu’au lieu de faire peser le coût de ces investigations sur les entreprises phytosanitaires, ce serait cette fois-ci au contribuable européen de payer. Cela demanderait par ailleurs d’avoir dix fois plus d’employés au sein de l’agence, ce qui là encore ferait exploser les coûts, alors que, et c’est un critère d’indépendance, nous ne fonctionnons qu’avec de l’argent public.

Les polémiques sur la loi Duplomb illustrent une fois de plus la défiance envers l’institution. N’avez-vous pas peur que l’Efsa en ressorte affaiblie ?

Je ne suis pas effrayé, mais on ne peut pas ignorer ce phénomène de défiance généralisée qui monte en Europe. Je pense qu’il est important de communiquer sur notre action. Je crois qu’il faut rappeler notre rôle. Depuis notre création en 2002, nous avons pour seul objectif la santé publique. C’est une mission qui nous a été donnée par le peuple européen. Défendre l’industrie, et laisser passer des substances toxiques serait un échec.

Si l’Union européenne a choisi de se doter d’une institution comme l’Efsa, c’est justement pour hisser le niveau de contrôle, et garantir le plus haut niveau d’indépendance. Avant, il arrivait que les Etats ne séparent pas les équipes qui s’assurent de la toxicité, et ceux qui décident de l’autorisation de mise sur le marché. C’est comme cela que fonctionne la Food and Drugs administration (FDA) aux Etats-Unis par exemple. Nous avons choisi de séparer ces tâches, afin de renforcer les échelons de contrôle.

Le débat autour de la loi Duplomb ne s’est pas illustré par sa précision scientifique. Pourquoi, selon vous ?

Je pense qu’il est très important de bien faire la distinction entre le débat politique, c’est-à-dire les questions qui tournent autour de « quelle agriculture on veut, quel niveau de protection on veut » et la discussion sur le risque scientifique. Notre rôle, à l’Efsa, est de nourrir d’éléments scientifiques le débat, d’évaluer les risques, mais ce n’est pas évidemment le seul aspect à prendre en compte. Ensuite, c’est au politique de trancher, en connaissance de cause.



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Author : Antoine Beau

Publish date : 2025-07-26 09:30:00

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