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« Une vraie révolution » : comment les drones bouleversent le champ de bataille

« Une vraie révolution » : comment les drones bouleversent le champ de bataille


En cette journée d’été caniculaire, six hommes en tenue de combat prennent position dans une tranchée du camp militaire de Caylus, dans le Tarn-et-Garonne. Malgré des mines rougies par un soleil de plomb, la concentration se lit sur les visages. Soudain, l’ordre tombe : un char T-80 russe a été détecté à environ 500 mètres – il doit être détruit. Aussitôt, un drone d’observation piloté par un membre de l’unité part en éclaireur. Suivent deux drones FPV (« first person view », pilotés grâce à un casque de réalité virtuelle), des engins à haute vélocité munis d’une charge explosive. Arrivé sur zone, la première de ces munitions kamikazes ajuste sa trajectoire avant de s’écraser sur la tourelle du blindé – incarné par un camion de l’armée française. Quelques secondes plus tard, une seconde frappe manque sa cible d’un petit mètre. Il n’empêche, l’opération est un succès. « En conditions réelles, les obus présents dans la tourelle du char auraient pris feu au premier impact », jauge l’adjudant Thomas, du 1er régiment de hussards parachutistes, qui surveille d’un œil avisé le bon déroulement de la manœuvre. Mais la mission n’est pas achevée : on signale deux soldats ennemis à proximité. Une fois encore, le bourdonnement des drones se fait entendre…

Cet exercice grandeur nature est l’un des nombreux à se dérouler dans le tout nouveau centre d’entraînement tactique drone de la 11e brigade parachutiste. Créé en mars dernier sous l’impulsion du chef d’état-major de l’armée de terre, le général Pierre Schill, sa mission est de former les opérateurs à ces engins d’attaque d’un nouveau genre. Au programme de ces quatre semaines intensives : cours de maniement sur simulateur puis en conditions réelles, atelier « bricolage » pour assembler et réparer les engins, initiation à l’imprimante 3D pour produire certaines pièces. « Notre mot d’ordre, c’est la bidouille », glisse un formateur. Mais à grande échelle : deux centres du même type sont sortis de terre depuis janvier, six autres ateliers ouvriront en 2026. « Les choses vont très vite, constate le sergent-chef Maxime, du 1er régiment de chasseurs parachutistes. Depuis que je suis engagé, je n’ai jamais vu un domaine se développer aussi rapidement. »

« Un éventail d’action encore difficile à imaginer »

Le temps presse. L’état-major n’a rien manqué du rôle crucial joué par ces engins dans les conflits récents. Dès 2020 dans le Haut-Karabakh, où les forces azerbaïdjanaises en ont eu un usage immodéré contre les soldats arméniens et les habitants de l’Artsakh. Mais surtout, deux ans plus tard, sur le front ukrainien. « La dronisation est une vraie révolution, insiste le général Philippe Sagon, chargé des sujets anticipation au sein du commandement de la force et des opérations terrestres, basé à Lille. Dans le domaine de l’armement, elle est comparable à l’arrivée de l’arbalète ou de la poudre à canon. » Ces aéronefs font chaque jour leur preuve de manière spectaculaire. Lors de l’opération « Toile d’araignée », le 1er juin dernier, les Ukrainiens ont réussi, avec seulement 117 drones, à frapper quatre aérodromes russes, détruisant une vingtaine d’appareils ennemis, dont des bombardiers stratégiques capables de transporter l’arme atomique.

A Moscou, comme dans les capitales occidentales, c’est la stupéfaction. « La facilité de produire des drones, associée à leur faible coût, ouvre un éventail d’action encore difficile à imaginer, pointe Katja Bego, chercheuse au groupe de réflexion londonien Chatham House. Et ce type d’attaque est tout à fait reproductible ailleurs. » Pour preuve, dès le 13 juin, ce même type de drone a joué un rôle central dans les premières heures de l’offensive israélienne contre l’Iran. Grâce à des engins assemblés en territoire ennemi, des agents du Mossad ont ouvert la voie à leur aviation en détruisant méthodiquement les défenses antiaériennes de Téhéran. Dès le lendemain, Tsahal revendiquait la maîtrise du ciel sur une large part du pays.

Retard accumulé

L’usage de ces aéronefs n’est pourtant pas nouveau. Au soir de la Première Guerre mondiale, la France est précurseur. En septembre 1918, le capitaine Max Boucher, moustache en guidon de vélo sur les photographies sépia, parvient à faire décoller et voler sur une centaine de kilomètres un biplan Voisin III inhabité, télécommandé par un autre appareil. Et depuis la fin des années 1950, l’armée française a toujours possédé des drones de reconnaissance. C’est un demi-siècle plus tard que les retards technologiques commencent à se faire sentir : les « Predator » américains multiplient les frappes ciblées en Afghanistan et au Moyen-Orient et il devient évident qu’il faut développer une capacité propre. En 2004, au salon aéronautique du Bourget, la ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie annonce avec tambours et trompettes le lancement d’EuroMALE – un programme de drones « Moyenne Altitude Longue Endurance » pilotés depuis le sol.

Las, les industriels embarqués ne parviennent pas à s’entendre et le projet reste mort-né. Pis, ce scénario se répète pour les programmes suivants, Talarion (2006) et Telemos (2010), faute de volonté politique. Longtemps, au sein de l’armée de l’air, où les pilotes d’avion sont rois, ces drones ont été perçus comme des concurrents opérationnels et surtout budgétaires au Rafale. Pour autant, les premiers Reaper américains sont finalement fournis à la France en 2013. Mais il faudra encore six années de débats et finalement un choix assumé de la ministre Florence Parly pour les doter de bombes. Moins chers et capables de voler plus longtemps, ils assurent très vite la majorité des frappes contre les djihadistes du Sahel. Quant au projet européen tant attendu, l’Eurodrone, il ne sera livré qu’en 2030, au mieux… Et sans que son utilité soit assurée : sensible au brouillage et aux défenses sol-air, ce type de drone est absent du théâtre ukrainien.

Kiev mise aujourd’hui, en effet, sur ses cousins de petite taille : les drones FPV. Depuis la pénurie d’obus de 2023, ces modèles capables de transporter plusieurs kilos d’explosifs ont vu leur usage se répandre sur la totalité du front. Pour la seule année 2025, le ministère de la Défense ukrainien prévoit d’en acheter 4,5 millions, contre 1,5 un an plus tôt. Avantage, ils coûtent autour de 500 dollars l’unité, soit dix fois moins qu’une munition d’artillerie. « La demande ne cesse d’augmenter », confirme, à Kiev, Maxime Sheremet. La société qu’il a fondée, Drone Space Lab, en produit désormais 5 000 exemplaires par mois et connaît une croissance exponentielle : « Nous avons commencé avec une équipe de 20 personnes, et maintenant nous sommes plus de 100 ! »

Ces armes « low cost » sont devenues les plus létales du front. En avril, les autorités ukrainiennes ont indiqué que 65 % des soldats russes tués sur le champ de bataille en avaient été victimes. Ces mêmes appareils provoqueraient aussi 75 % des destructions de véhicules et équipements. En témoignent, sur les réseaux sociaux, les nombreuses images de blindés russes partant en fumée après une attaque de drones. « Le problème, c’est que les chars n’ont pas été conçus pour affronter ce type de menace, mais pour résister à des attaques frontales ou latérales, retrace James Black, directeur adjoint du groupe de recherche Défense et Sécurité de la société de conseil Rand Europe. Or les drones sont capables de voler derrière eux et de cibler précisément leurs points faibles. » Comme la jonction entre la tourelle et le châssis qui, si elle est touchée, peut entraîner l’embrasement des munitions et une explosion dévastatrice.

Multiplication des brouilleurs

Résultat, les armées des deux camps n’ont eu d’autre choix que de s’adapter. Quitte à adopter des solutions parfois baroques. A partir de 2023, des cages de protection se sont multipliées sur les chars d’assaut. On voit également des filets anti-drones couvrir certains axes logistiques pour en protéger l’accès. « ​​On est vraiment sur du low tech avec des filets de pêche fixés sur des poteaux pour créer des sortes de tunnels, observe une source militaire. Ces nouveaux usages sont même formalisés dans des documents de doctrine. »

Une usine de fabrication de drones à Odessa en Ukraine, le 1er juin 2025.

Qu’il ait une vocation offensive ou défensive, ce « retex » (retour d’expérience) est analysé minutieusement par l’armée française pour s’adapter aux évolutions très rapides. « Les drones ont un vrai apport dans toutes les fonctions opérationnelles, abonde le général Sagon. Et nous n’avons pas encore tout découvert. » Pour s’y préparer, l’armée française entend disposer d’une « équipe drones » de quatre personnes dans chaque section (soit un total de 6 500 soldats pour l’ensemble de l’armée de terre) à l’horizon 2027.

Leur massification sur les champs de bataille représente une menace inédite. « Cela fait des décennies que les soldats occidentaux n’ont plus réellement eu besoin de se soucier des attaques aériennes, parce qu’ils avaient une domination quasi totale du ciel, explique James Black, de Rand Europe. Avec la prolifération des drones, c’est différent. » Alors la lutte s’organise. En Ukraine, les systèmes de guerre électronique, visant à parasiter la liaison radio entre le drone et son opérateur, se sont généralisés chez les deux belligérants. « Les brouilleurs se multiplient à tous les niveaux », glisse une source militaire. Au point d’équiper de nombreux blindés engagés sur le front. Selon l’armée française, environ 70 % des drones seraient maintenant arrêtés de cette façon.

Cette course à l’innovation entre l’épée (attaque) et le bouclier (défense) a entraîné l’émergence de solutions nouvelles. En 2024 sont apparus des drones filaires, insensibles aux brouilleurs, car reliés à leur opérateur grâce à un câble en fibre optique. « C’est un peu comme le jeu du chat et de la souris, note Ulrike Franke, chercheuse au European Council on Foreign Relations. L’arrivée d’un nouvel armement entraîne rapidement le développement de contre-mesures pour y faire face. » En Ukraine, certains terrains sont zébrés de ces fins câbles translucides. Les Russes ont été les premiers à y recourir massivement pour repousser les Ukrainiens de la région de Koursk. La France peut-elle suivre le rythme ? A ce stade, les premiers tests de drones à bobine doivent être bientôt lancés à Caylus.

Au-delà des seuls FPV, la production de masse des drones suicides Shahed-136 – développés en Iran et dont le coût unitaire est estimé à 20 000 dollars – pose un autre défi. Les usines russes en sortent 2 700 par mois selon les services ukrainiens, auxquels s’ajoutent 2 500 Gerbera, un ersatz dépourvu de charge explosive et servant de leurre. Tirés dorénavant par salves de centaines d’unités, ils saturent et vident les défenses anti-aériennes adverses pour faciliter le passage de missiles balistiques ou de croisière bien plus dévastateurs. « La campagne russe de tirs de drones suicides Shahed est plus qu’une série de frappes de drones : c’est un avertissement quant à l’avenir de la guerre », note un récent rapport du Center for Strategic and International Studies (CSIS), un groupe de réflexion, à Washington. En France, on y travaille aussi. Le groupe MBDA en a proposé une version maison au salon du Bourget, le « One Way Effector ».

Drones navals et terrestres

Mais cette révolution des drones ne se fait pas que dans les airs. En mer Noire, des embarcations sans pilote chargées d’explosifs ont permis aux Ukrainiens de détruire plus d’un tiers de la flotte russe dans la zone. Face à l’ampleur de la menace, la marine de Poutine n’a eu d’autre choix que de déplacer ses navires de leur base historique de Sébastopol, en Crimée, vers le port de Novorossiisk, plus à l’est. « Ce concept de drone naval n’est pas nouveau, mais l’avènement des systèmes de satellites en orbite basse comme Starlink a changé la donne en permettant de les piloter à distance avec une grande précision », explique Kateryna Bondar, chercheuse au Centre d’IA Wadhwani, rattaché au CSIS. Ces hors-bord profilés ont aussi été utilisés pour cibler le très stratégique pont de Kertch – dont la dernière fois début juin. Un mois plus tôt, le renseignement militaire ukrainien revendiquait même la destruction de deux avions de chasse Su-30 en mer Noire, grâce à des missiles tirés depuis des drones maritimes – une première mondiale.

L’Ukraine avance aussi sur le développement de drones terrestres montés sur roues. Ces nouvelles plateformes pourraient, le temps venu, assurer la neutralisation des mines dont le territoire est aujourd’hui truffé. Jusqu’où ira la guerre des drones ? « Je doute qu’on puisse le prédire, mais la course à l’innovation n’est pas près de s’arrêter, jauge Kateryna Bondar. A terme, on peut s’attendre à ce que les progrès de l’intelligence artificielle et leur intégration à ces systèmes accélèrent considérablement le rythme de la guerre ». En attendant, dans le camp militaire de Caylus, on se prépare déjà à accueillir la prochaine session de formation, prévue à la rentrée. Très à l’aise en pilotage lors de son stage estival, le brigadier-chef Isaac, du 1er régiment de hussards parachutistes, doit revenir pour passer son brevet de moniteur. « Il faut à tout prix que je passe la qualification pour former les prochaines recrues », assure le militaire de 25 ans, treillis sur le dos. Et de conclure : « Le drone, c’est l’arme de demain. » En Ukraine, c’est déjà celle d’aujourd’hui.



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Author : Paul Véronique, Clément Daniez

Publish date : 2025-07-28 05:50:00

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