Avec les drones, plus rien ne sera comme avant sur le champ de bataille. Spécialiste de la pensée militaire russe, le chercheur Vincent Tourret, l’un des plus fins observateurs du théâtre ukrainien, l’a expliqué dans une récente note pour l’Institut français des relations internationales. Pour lui, il y a urgence à adapter l’outil de combat français.
L’Express : La dronisation de la guerre est-elle un bouleversement aussi majeur que la poudre à canon ou la motorisation, en leur temps ?
Vincent Tourret : Oui, car il ne faudrait pas confondre « l’objet » de la dronisation – différents appareils téléopérés – avec la transformation de fond qu’elle représente pour l’ensemble des forces armées. Le parallèle avec la motorisation est le plus évident. La révolution qu’elle représentait pour l’époque, ce n’était pas seulement le camion ou le char d’assaut, mais bien le surplus d’énergie qui a permis d’aller plus vite sur le champ de bataille, de porter des charges plus lourdes et d’exploiter le milieu aérien. La dronisation, de ce point de vue, facilite le déploiement des outils numériques et offre une précision sans précédent dans le maniement de ce que l’on appelle les feux, c’est-à-dire les frappes dans le langage militaire. Si la motorisation amena le cavalier à troquer son cheval pour des véhicules, le fantassin d’aujourd’hui a remplacé ses jumelles et grenades par de nouveaux engins capables de voir et de frapper à plusieurs kilomètres de sa position. Il faut dorénavant, comme au début du XXe siècle, corriger notre vision du combat.
C’est-à-dire ?
La dronisation entraîne deux ruptures. La première est le rôle prépondérant qu’elle donne à la puissance de feu. Il faut comprendre que depuis les années 1980, nous avons perfectionné nos « feux de précision » : des munitions larguées par l’aviation, guidées par GPS et qui nous ont assuré une suprématie sans pareil pendant près de quarante ans. Le problème de ce modèle de frappe est qu’il est extrêmement complexe et coûteux. La dronisation fait éclater ce cadre. Elle transforme la frappe de précision en un outil accessible à tout acteur militaire. Un drone « kamikaze » coûte à peine 450 euros ; une bombe de précision Hammer, environ 400 000 euros. Les drones font ainsi du feu une force omniprésente, qui voit tout et touche tout, écrasant le mouvement. Cette rupture se combine avec une autre : les drones sont à la fois produits à la chaîne par millions, mais sont également reconfigurables par les combattants. Ils permettent ainsi de reconstruire d’énormes moyens dans le cours de la guerre, mais aussi directement dans le cours de la bataille elle-même.
Pourtant, les drones ne sont pas nouveaux. Qu’est-ce qui a changé ?
Il y a eu plusieurs générations de drones. En Occident, depuis les années 1980, le drone a d’abord été un remplaçant de l’aviation habitée. Les Américains en font un engin sophistiqué de renseignement et d’élimination ciblée, avec une forte endurance. Pour les Russes, la logique est différente. Leurs drones, rustiques, sont pensés pour être les yeux de leur artillerie et compenser leur manque de précision. Tous deux étaient donc limités.
Puis est venue la guerre en Ukraine…
Oui, le drone a cessé d’être un gadget high-tech. Il est devenu un objet de consommation, qu’on peut bidouiller en lui rajoutant différents explosifs ou des batteries et antennes pour accroître sa portée et sa létalité. Il n’est plus du tout un ersatz d’artillerie ou d’aviation, mais une sorte de couteau suisse qui permet de compenser le manque de canons et d’aéronefs sur un front actif de plusieurs milliers de kilomètres. Le drone n’est donc pas seulement une munition de précision « du pauvre » : il conditionne toute l’organisation des dispositifs russes et ukrainiens, transformant totalement leur façon de combattre.
Par quelles étapes ?
Jusqu’à fin 2022, les Ukrainiens s’en sortaient grâce au vaste réseau associatif développé depuis 2014. Après cette phase d’improvisation, ils créent des brigades d’assaut intégrant spécifiquement des compagnies de drones. A partir de 2023, les drones, surtout les FPV [NDLR : drones pilotés par des lunettes immersives], se généralisent dans les troupes au point de totalement saturer le champ de bataille. Depuis la chute de la ville ukrainienne d’Avdiivka, les FPV forment ainsi une sorte de mitraille permanente. C’est une véritable pollution robotique qui menace tout mouvement au sol sur 10 à 15 kilomètres de profondeur. Le front prend la forme d’îlots de fantassins dont le ravitaillement, la défense et les communications sont assurés par des drones.
Qu’est-ce que cela change ?
Déjà, 70 % des pertes sont le fait des drones. La priorité n’est plus la manœuvre humaine, mais de conserver des drones en action sur le front. Les Russes s’en plaignent : sur une centaine d’hommes impliqués sur le front, il n’y en a qu’une vingtaine de disponibles pour lancer l’assaut. Les autres commandent, pilotent différents drones, les rafistolent ou gèrent le brouillage. Aujourd’hui, une position de cinq Ukrainiens, si elle est bien soutenue par des drones, est très difficile à prendre pour un bataillon russe. Le système accapare trop de soldats : c’est pour cela que l’IA fait son entrée sur le front, pour changer immédiatement une fréquence brouillée ou gérer les flux d’informations. La plupart des FPV utilisent désormais de la reconnaissance d’image automatique. Tout ceci mène à la création d’organisations dédiées : la « Drone army », ukrainienne, et le centre Rubikon, russe.
Que peuvent faire les pays européens pour ne pas accuser trop de retard ?
Un arrêt de la guerre en ce moment mettrait la Russie dans une position de force, avec de grands stocks d’armements qui ne seraient plus consommés immédiatement en Ukraine. Elle pousse à une dronisation maximale de ses forces avec une puissance de frappe stratégique énorme. Plusieurs milliers de Shahed pourraient lancer une brusque opération. Si les Américains ne confirment pas leur engagement en Europe, cette dernière serait dans une position d’extrême vulnérabilité. Son meilleur gage de survie, c’est d’investir dans les solutions conçues par les Ukrainiens, dans les combats d’aujourd’hui.
En France, les armées se dronisent, en particulier l’armée de terre, mais avec l’idée de ne pas casser le modèle actuel…
Le concept de révolution effraye. Par prudence, nous craignons de « casser » notre modèle d’armée mais celui-ci risque d’être dépassé. Il est lacunaire dans ses capacités, n’a aucune épaisseur pour soutenir la haute intensité et devient budgétairement insoutenable en l’état. Notre parc blindé en est un exemple criant. Nous disposons de seulement 200 Leclerc, à bout de souffle et de toute façon en nombre insuffisant pour incarner une force effective face aux Russes en cas de conflit. Sur le segment de l’artillerie à longue portée, des hélicoptères et d’autres, le constat est le même : notre effort pour préserver, voire faire monter en puissance ces capacités, s’opère aux dépens d’une véritable refonte de nos forces. Les drones ne sont pas une panacée, mais ils offrent des pistes intéressantes pour y remédier.
Le tissu industriel français de défense est-il adapté à l’inévitable dronisation ?
Il faut fédérer les énergies, créer les liens civilo-militaires qui nous manquent en France. Le Front populaire avait mené un programme de développement des clubs d’aviateurs amateurs qui a permis d’augmenter le vivier de pilotes disponibles pour l’armée de l’air. On doit pouvoir faire pareil pour avoir des dronistes français. Il faut réfléchir à un système de mobilisation numérique des talents et des compétences. Le pacte drone est intéressant : il faut des commandes pour roder la filière industrielle, former et entraîner nos soldats. Ce n’est de toute façon qu’en faisant cela qu’on pourra sortir de l’étau budgétaire dans lequel nous nous trouvons.
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Author : Clément Daniez
Publish date : 2025-07-29 16:00:00
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