C’est un cri du coeur autant qu’un cri d’alarme. Pieyre-Alexandre Anglade, le président macroniste de la commission des Affaires européennes de l’Assemblée nationale, s’insurge contre l’accord sur les droits de douane conclu entre Donald Trump et Ursula von der Leyen et parle d’une « occasion historique manquée » pour l’Union européenne de démontrer la force de son modèle. Entretien.
L’Express : Vous êtes très critique à l’égard de l’accord trouvé entre Donald Trump et Ursula von der Leyen sur les droits de douane. En quoi trouvez-vous que celui-ci est nuisible pour l’Union européenne et les Européens ?
Pieyre-Alexandre Anglade : Cet accord est une défaite pour la Commission européenne, qui n’a ni voulu, ni su assumer le rapport de force avec Donald Trump. Plutôt que de s’appuyer sur la formidable puissance de son marché, l’UE se contente de renforcer encore sa dépendance transatlantique. Ces droits de douane américains de 15 % créent une énorme asymétrie qui pénalise notre excédent commercial, encourage les délocalisations et menace l’emploi en Europe.
Il s’agit là d’un immense préjudice auto-infligé et une occasion historique manquée de démontrer au monde la force et la souveraineté du modèle européen. Non seulement les Européens s’engagent à investir des centaines de milliards de plus aux Etats-Unis, mais ils accroissent aussi leur dépendance aux hydrocarbures américains, tournant le dos à leurs ambitions d’autonomie industrielle et énergétique. C’est un non-sens. Cet accord consacre une forme de renoncement stratégique de l’Union, dont la responsabilité ne saurait incomber à la seule Commission. C’est une faillite collective de la mécanique européenne et en particulier des chefs d’Etat et de gouvernement qui ont paralysé la Commission en voulant chacun préserver leurs intérêts. En entendre certains se satisfaire d’un accord infamant au nom de la « stabilité » démontre qu’ils n’ont pas pris la mesure de l’époque.
Quelle aurait pu être l’autre stratégie ? Le rapport de force pur et dur ? N’est-ce pas une forme de pragmatisme qui l’emporte, finalement ?
Bien sûr, le pragmatisme est nécessaire. Mais encore faut-il que ce pragmatisme serve vraiment nos intérêts, et ne consiste pas simplement à gérer une défaite annoncée. Face à des méthodes de chantage, la seule vraie carte de l’Europe, c’est d’assumer pleinement sa puissance : nous sommes 450 millions de consommateurs, la première force commerciale au monde. Certes, la stabilité économique est un objectif à préserver, mais cela ne fait pas une politique ! Se résigner face à un tel compromis, c’est ne pas prendre la mesure de l’époque : soit l’Europe devient une puissance capable de s’affirmer, soit elle vivra indéfiniment sous la domination des empires.
Dans un monde de résurgence du protectionnisme, défendre le multilatéralisme exige aussi d’utiliser avec fermeté nos propres outils de rapport de force, comme l’instrument anti-coercition européen. Nous avons la taille, la puissance économique et les leviers pour peser : il ne sert à rien d’être un géant économique si l’on continue d’agir en nain politique. Le temps du sursaut est venu.
Mais ces négociations commerciales font partie d’une relation plus globale avec les Etats-Unis ! Des mesures de rétorsion et un bras de fer, comme peut le faire la Chine, n’auraient-ils pas été contre-productifs, notamment en matière de défense ? L’Europe a, qu’on le veuille ou non, une main attachée dans le dos et demeure liée aux Américains…
Il est vrai que la relation entre l’Europe et les États-Unis ne peut se réduire à une simple compétition commerciale : nous sommes des alliés historiques, nous partageons des valeurs démocratiques et une alliance forte au sein de l’Otan, ce qui nous différencie de la Chine qui peut imposer un rapport de force brutal. Il est incohérent de la part du président Trump de nous demander d’investir toujours plus dans l’Otan pour renforcer le partenariat transatlantique, tout en pénalisant lourdement notre économie et nos emplois par des mesures commerciales agressives.
Les véritables forces d’un partenariat, ce sont la confiance et le respect mutuel. L’Europe n’a pas vocation à accepter d’être un vassal économique sous prétexte d’alliance stratégique : il faut pouvoir défendre ses intérêts, trouver des compromis équilibrés, et, s’il le faut, faire jouer ses propres leviers pour se faire respecter.
La France, et vous-même, semblez suggérer qu’il peut encore y avoir des marges de négociations… Sur quels domaines ? Comment ?
Oui, il existe encore une marge de négociation, à condition d’utiliser enfin la puissance collective de l’Europe. Il faut absolument prolonger la discussion sur la protection de nos secteurs industriels clés, imposer des contreparties tangibles pour nos investissements aux États-Unis.
Mais il faut surtout engager de véritables mouvements européens vers l’autonomie stratégique, avec une accélération des dépenses de défense, une diversification résolue de nos chaînes d’approvisionnement, et un renforcement de nos capacités de rétorsion commerciale. Le vrai enjeu, c’est de sortir de la logique de soumission pour assumer pleinement notre puissance collective : c’est le seul moyen d’obtenir un accord enfin équilibré et respectueux des intérêts européens.
L’ancien ministre des Affaires étrangères Stéphane Séjourné, désormais vice-président exécutif à la prospérité et la stratégie industrielle de la Commission européenne, s’est réjoui de cet accord, contrairement à François Bayrou qui a parlé de « jour sombre »… Comment comprendre ce manque d’alignement français ?
Le Commissaire Stéphane Séjourné n’est pas un ministre du gouvernement de François Bayrou, il défend assez logiquement le travail de la Commission européenne, dont il est vice-président. Il s’est dit soulagé qu’un accord ait pu éviter la guerre commerciale, qui aurait été désastreuse pour l’Europe et il a raison sur ce point dans la mesure où nous étions en situation d’extrême faiblesse dans une négociation où la règle du plus fort a prévalu. Mais nous devons voir plus loin.
On connaît les hautes ambitions du président Macron pour l’Union : face à ce qu’il doit considérer, lui aussi, comme un échec, La France doit-elle prendre des responsabilités plus grandes encore dans ces choix stratégiques et ces rapports de force avec les autres puissances ?
Ouvrons les yeux : autour de nous les menaces se multiplient. Le président Macron alerte sans relâche depuis 2017 pour faire bouger l’Europe et avec de vraies réussites. Mais les blocages restent immenses et nous sommes confrontés à un immobilisme affligeant, qui nous met désormais dans les mains des grandes puissances dominantes que sont la Russie, les Etats-Unis et la Chine. Nous vivons un moment existentiel pour l’Europe. L’an passé à la Sorbonne, le président de la République avait pointé le risque mortel pour le projet européen. Nous y sommes aujourd’hui, car les empires ont décidé de dépecer l’ordre international et l’Europe est en première ligne. Soit nous entrons en résistance, soit nous disparaîtrons et nous deviendrons alors une zone d’influence des empires.
Dans ce moment clef, l’UE doit rester concentrée sur ses intérêts propres et accélérer maintenant sur son agenda de compétitivité : simplification réglementaire, union des marchés de capitaux, innovation et production industrielle en Europe avec une préférence européenne, conditions de concurrence loyale. Car au-delà de cet accord, nous sommes menacés d’un vrai risque de décrochage face aux Etats-Unis et à la Chine. La myopie en matière de souveraineté dans les capitales est atterrante. Les grands empires sont à l’offensive et nous sommes à la traîne pour changer le logiciel européen car nous sommes arrivés au bout du système. Où est le sursaut de lucidité et de courage ? Notre souveraineté sera européenne ou ne sera pas. Pour l’heure, la réforme promise de nos institutions est dans l’impasse, au risque de notre crédibilité et de notre capacité d’action géostratégique.
Ce que vous décrivez comme échec européen donne du grain à moudre aux eurosceptiques et europhobes de tout poil. Ne valide-t-il pas en partie leur ligne ?
Non, cet échec n’a absolument rien d’un argument en faveur des eurosceptiques du RN ou de LFI, bien au contraire. Le vrai problème, c’est justement le manque d’Europe – pas l’excès. Ces partis ont systématiquement freiné toute construction d’une vraie souveraineté européenne, que ce soit pour défendre nos intérêts industriels, commerciaux ou en matière de défense : à chaque étape, ils combattent l’émergence d’une Europe-puissance capable de tenir tête à Washington ou à Pékin.
Ce ne sont pas les soi-disant patriotes du RN, éternels admirateurs de la ligne Trump, qui viennent ramper à Washington à chaque occasion, qui vont défendre les intérêts français ou européens : leur hypocrisie en fait en réalité les idiots utiles de ceux qui veulent affaiblir notre continent. Ils parlent de souveraineté, mais s’opposent systématiquement à l’Europe puissance, qui seule nous donnerait les moyens de nous faire respecter sur la scène internationale.
Source link : https://www.lexpress.fr/politique/il-faut-arreter-dagir-en-nain-politique-face-a-trump-le-cri-dalarme-du-monsieur-europe-demmanuel-4QMPY4RNCNEF3A2HGTROGGCNDU/
Author : Erwan Bruckert
Publish date : 2025-07-30 10:21:00
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