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Sydney Sweeney, icône antiwoke ou pub raciste ? Les ressorts d’une polémique à mourir d’ennui

Sydney Sweeney, icône antiwoke ou pub raciste ? Les ressorts d’une polémique à mourir d’ennui

Dans l’imaginaire collectif, du moins, celui du siècle dernier, l’ennui possédait une qualité enviable : il évoquait ces interminables après-midi brûlants passés à rêvasser, faute de mieux, ou cette créativité singulière qui peut naître du vide. « Rien de tel que l’ennui pour vous faire écrire », notait Agatha Christie, la papesse du polar anglais. Puis il y eut un grand silence, suivi du cliquetis ininterrompu de nos pouces sur nos claviers de smartphones. Facebook, X, Instagram, Snapchat, TikTok faisaient leur entrée dans l’époque et, avec eux, la croyance que c’en était fini de l’ennui… C’était tout le contraire, comme l’a démontré l’an dernier une étude publiée dans le Journal of Experimental Psychology : General, selon laquelle scroller – faire défiler du contenu jusqu’à plus soif – aggraverait en réalité ce sentiment. Mieux : selon une autre étude, menée auprès d’étudiants américains (Communications Psychology, 2024), la proportion de personnes d’accord avec l’affirmation « je m’ennuie souvent » a augmenté de plus d’un point par an entre 2010 et 2017. Oui, nous nous ennuyons plus qu’avant. Au point, pouvait-on lire récemment dans les colonnes du Financial Times, de s’enticher d’une figure populiste par appétit du drame. Et jusqu’à s’enflammer, peut-on en juger par nous-mêmes ces jours-ci, pour une publicité de jeans en apparence banale…

De grands yeux bleus, de longs cheveux blonds, un décolleté, une Ford Mustang vintage, un jean et un slogan – « Sydney Sweeney has great Jeans » : c’est, en substance, le point de départ de la polémique qui secoue la récente collaboration entre l’actrice star de la série Euphoria et la marque de vêtements, American Eagle. L’objet de la querelle : le jeu de mots entre « jeans » et « gènes », qui se prononcent de la même façon en anglais, et peut donc se lire de deux façons. Soit, l’actrice a de « super jeans ». Soit, elle a de « super gènes », comprendre un physique avantageux.

Il n’en fallait pas plus pour attiser les instincts polémiques de la galaxie internet. Côté conservateurs, on n’en finit plus de célébrer la jeune première, rangée bien malgré elle au rang d’icône de l' »antiwokisme » pour avoir, dit-on, sublimé les codes des publicités dites « traditionnelles ». Exit, le « body positive » (ce mouvement qui prône l’appréciation de tous les types de corps dans leur diversité).

En enfilant un jean sous l’œil indiscret d’une caméra et en essuyant ses mains, dans une autre capsule, sur l’arrière de son pantalon avant de prendre le volant de sa Ford Mustang, la jolie tête blonde aurait ainsi « signé la mort du wokisme ». Pour preuve, avancent les plus assidus : la campagne aurait fait bondir l’action d’American Eagle de 10% en deux jours. Côté progressistes, le spot de pub a également fait réagir, mais pour d’autres raisons. Selon bon nombre d’internautes, Sydney Sweeney se serait abaissée à adopter les codes du « patriarcat » voire, à alimenter une rhétorique « eugéniste » et « suprémaciste » – rapport aux fameux « gènes »…

Comme la plupart des polémiques, celle-ci a trouvé preneurs parce que les idées qu’elle sous-tend – la fin du wokisme, l’assujettissement des femmes… – nous parlent. De fait, le wokisme serait bel et bien en chute libre, comme l’a documenté l’hebdomadaire The Economist en 2024. D’après l’institut Gallup, les Américains se disant « préoccupés par les relations raciales » sont de moins en moins nombreux (48% en 2021 contre 35% en 2024). Bon nombre d’entreprises telles Harley Davidson ou Disney, un temps adeptes des campagnes inclusives, font désormais machine arrière. Dans le même temps, la crainte d’un retour des femmes à une imagerie dépassée et assujettissante n’est pas totalement infondée. Dans Girl on Girl: How Pop Culture Turned a Generation of Women Against Themselves (2025), Sophie Gilbert, l’une des plumes du magazine The Atlantic décrit justement comment une génération de jeunes femmes « en sont venues à croire que le sexe était notre monnaie, que notre objectivation était responsabilisante et que nous étions une blague ».

Mais on ne le répétera jamais assez : plusieurs points, une fois reliés, ne forment pas nécessairement une droite. S’il est possible qu’American Eagle ait, comme d’autres, choisi de réaxer sa stratégie de marque sur une ligne moins « woke », rien ne permet d’affirmer que ce choix soit la cause directe de son récent bond en bourse. En réalité, bon nombre de sociétés lançant une nouvelle campagne publicitaire – surtout lorsqu’elles s’offrent l’image d’une célébrité en vogue – bénéficient d’un coup de boost. En témoigne le cas de Levi’s qui, en 2024, enregistrait un bond de 20% de ses actions dans le cadre de sa collaboration avec la chanteuse Beyoncé, pourtant aux antipodes du combat « antiwoke ». De même que l’on peine à comprendre en quoi mettre en scène une femme aux côtés d’une voiture dans un spot publicitaire serait « patriarcal », surtout quand la vedette en question est elle-même une passionnée de mécanique et de vieilles voitures (elle possède un compte TikTok dédié)…

C’est peut-être bien à ces morceaux de réalité laissés de côté que se reconnaît une polémique creuse, ainsi que son potentiel carburant… Comme l’ont démontré dans leurs travaux référence du milieu des années 2010 Wijnand Van Tilburg et Eric Igou, deux éminents chercheurs en psychologie, l’ennui renforce le sentiment d’identité collective, exacerbant la partisanerie politique et les orientations les plus extrêmes, tout en dévalorisant les « groupes extérieurs » – ceux qui ne sont pas d’accord avec nous. La recette, en somme, d’une guéguerre culturelle efficace. De même, leurs confrères, Robert Brotherton et Silan Aktas ont montré en 2015 dans leur étude « Bored to Fears » comment la propension à l’ennui peut favoriser la paranoïa (et le conspirationnisme). En clair : l’ennui peut pousser certains individus à se concentrer sur des sentiments négatifs, puis à projeter cette hostilité sur autrui. Voire, comme l’ont montré d’autres travaux, à surinterpréter la portée et la signification d’une action…

Le problème, avec l’ennui, c’est que ses conséquences ne s’arrêtent pas à nos bulles de filtre. Sydney Sweeney, qui n’en est pas à sa première polémique stérile – en 2022, celle-ci s’était vu soupçonner d’accointances de « droite » après avoir partagé des clichés de l’anniversaire de sa mère montrant des casquettes « Make Sixty Great Again » – ne le sait que trop bien. Donald Trump aussi. Dès son premier mandat, plusieurs titres s’étaient fait l’écho de l’impact de notre apathie collective – lassitude du « système » pour les uns, de la politique ou tout simplement de l’époque pour les autres – sur nos choix politiques. Au point qu’en 2017, la Columbia Journalism Review titrait : « L’ennui nous a donné Trump ». Cette année, le New Statesman renchérissait sur cette thématique en titrant : « l’Occident s’ennuie à mourir ». Certes, l’ennui a parfois du bon. Mais, comme l’a relevé le magazine anglais, trop d’ennui peut aussi « rendre les gens vulnérables aux bonimenteurs, aux démagogues ou à leurs pires pulsions ».



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-07-30 18:00:00

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