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L’affaire Vueling, symptôme d’un antisémitisme en Espagne ? « Les juifs n’osent pas porter de signes religieux »

L’affaire Vueling, symptôme d’un antisémitisme en Espagne ? « Les juifs n’osent pas porter de signes religieux »

À leur retour de vacances, le 23 juillet dernier, une cinquantaine de jeunes Français de confession juive sont débarqués de leur avion à quelques minutes du décollage de l’aéroport de Valence. Quelques heures plus tard, des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent la Guardia Civil [NDLR : la police espagnole] plaquer au sol une des accompagnatrices, avant de lui passer les menottes. C’est à peu près tout ce qui, pour l’heure, peut être affirmé de façon certaine. Concernant le reste de l’affaire, les versions divergent fortement. Pour justifier de l’expulsion du groupe, la compagnie aérienne, Vueling, invoque un « comportement perturbateur ». Des accusations contestées par l’association Club Kineret, organisateur de la colonie de vacances – qui a depuis porté plainte contre la Vueling pour discrimination sur le fondement de la religion – ainsi que par des témoignages de passagers.

Sans surprise, l’affaire prend rapidement une tournure diplomatique. Le ministre des Affaires étrangères français, Jean-Noël Barrot téléphone à la PDG de la compagnie Vueling, Carolina Martinoli. De leur côté, Aurore Bergé et Benjamin Haddad condamnent d’une même voix les propos du ministre espagnol des Transports qui assimile « des enfants français de confession juive à des citoyens israéliens, comme si cela justifiait d’une quelconque manière le traitement auquel ils ont été exposés ». Une référence à un message publié sur le compte X d’Óscar Puente dans lequel le ministre qualifiait les adolescents, pourtant de nationalité française, de « morveux israéliens ». Le symptôme d’un antisémitisme latent dans la péninsule ibérique, analyse Alejandro Baer*, chercheur au Spanish National Research Council (CSIC) et spécialiste de l’antisémitisme. Entretien.

L’Express : Si le caractère antisémite de cet incident n’a, pour l’heure pas été établi, l’Espagne a connu des événements similaires ces derniers mois. On peut notamment citer ce serveur de Vigo qui expulse de la terrasse de son restaurant des clients simplement parce qu’ils sont israéliens ou encore la tentative d’incendie d’un restaurant casher à Madrid. Doit-on y voir des faits divers, ou l’Espagne est-elle confrontée à véritable vague d’antisémitisme ?

Alejandro Baer : Je ne me hâterais pas de relier le premier événement, à propos duquel nous manquons encore d’informations, aux deux autres, qui sont des cas d’antisémitisme sans équivoque. Mais oui, on observe en Espagne une hausse des actes antisémites depuis le 7 octobre, similaire à ce qui se passe dans d’autres pays d’Europe.

Ce qui distingue la situation espagnole, c’est la large réticence – au sommet de la sphère politique, dans les médias et dans le milieu universitaire – à reconnaître qu’il existe un problème d’antisémitisme lorsque les incidents ou les motivations des auteurs de violences, de discriminations (comme l’affaire de Vigo) ou de propos haineux sont liés au conflit israélo-palestinien. On les considère en quelque sorte comme un épiphénomène : l’idée est qu’Israël commet des crimes et que, par conséquent, le fait que des juifs soient pris pour cible ailleurs serait une conséquence presque inévitable.

En qualifiant de « morveux israéliens » des mineurs français dans un tweet finalement supprimé, le ministre espagnol des Transports a semblé établir un lien entre leur judéité supposée et leur nationalité israélienne. Cet amalgame revient-il à associer les juifs, en tant que tels, aux actions de l’Etat d’Israël au Proche-Orient ?

Oui, c’est un bon exemple du problème de l’antisémitisme en Espagne. Il révèle à la fois une ignorance tenace – le ministre confond juifs et Israéliens – et des préjugés profondément ancrés : il alimente la polémique en partant du principe que le comportement du groupe était répréhensible, simplement parce qu’ils seraient Israéliens. Or, l’affaire est encore en cours d’instruction et la compagnie aérienne n’a fourni aucun élément probant à ce jour.

Ce type de rhétorique revient-il à associer l’ensemble des juifs aux actions de l’État israélien au Moyen-Orient ?

C’est le cas. Bien sûr, les déclarations du ministre israélien Amichai Chikli ou celles d’organisations privées qui ne représentent pas les communautés juives n’aident pas ; elles attisent les braises dans l’autre camp. Chikli a déjà formulé de fausses accusations d’antisémitisme et il profite maintenant de l’affaire Vueling pour attaquer Haaretz. Mais ce dossier devrait être laissé aux représentants des communautés juives espagnole et française qui, soit dit en passant, ont publié des déclarations très mesurées. Le drame pour les juifs, et particulièrement pour ceux d’Espagne, réside dans le double phénomène de déni de l’antisémitisme d’un côté et d’instrumentalisation politique de l’autre. Pendant ce temps, le problème ne cesse de grandir.

L’association club Kineret, organisateur de la colonie de vacances, a déclaré dans un communiqué que « le seul élément commun à l’ensemble du groupe est leur visibilité religieuse », évoquant notamment le port de kippa ou d’étoiles de David. Quel rapport entretient l’Espagne aux signes religieux ostentatoires ?

En règle générale, les symboles religieux ne posent pas problème en Espagne. Mais, dans le contexte actuel, les juifs ne les portent pas dans l’espace public pour des raisons de sécurité compréhensibles.

Une semaine à peine avant l’incident, l’Observatoire de l’antisémitisme en Espagne chiffre à 321 % l’augmentation des incidents et discours de haine antisémites. Peut-on selon vous attribuer cette flambée à la seule résurgence du conflit israélo-palestinien ?

C’est un schéma récurrent. À chaque poussée du conflit, les actes et discours antisémites s’intensifient. Nous l’avons constaté lors des première et seconde Intifadas, de la guerre du Liban de 2006 et de chaque confrontation Hamas-Israël à Gaza au cours des vingt dernières années. Il s’agit principalement de discours de haine, de graffitis sur des institutions juives ou d’éditoriaux et de caricatures virulents dans les médias grand public ; les agressions physiques sont rares, en partie parce que la présence juive publique et la taille des communautés en Espagne sont minimes.

Comme ailleurs, depuis le 7 octobre, la situation est plus grave, plus constante, plus hostile. Ce qui diffère et singularise l’Espagne, comme on l’a dit, c’est que des personnes détenant des responsabilités politiques importantes tiennent ce genre de propos, le plus souvent sans se rendre compte qu’ils franchissent la ligne de l’antisémitisme. C’est le cas du ministre des Transports ou de la vice-présidente Yolanda Díaz, qui a déclaré officiellement, depuis son bureau, que « la Palestine sera libre du fleuve à la mer ».

En France, l’Éducation nationale consacre une partie importante à l’étude de la Seconde Guerre mondiale et notamment de la Shoah. Qu’en est-il de l’Espagne, moins liée historiquement à l’holocauste que la France ou l’Allemagne ?

La marginalité de l’Espagne dans l’histoire et la mémoire de la Shoah explique en partie cette cécité face à l’antisémitisme. Dans le reste de l’Europe occidentale, la mémoire de la Shoah a érigé des barrières contre les formes les plus explicites d’antisémitisme. Dans l’Espagne franquiste, l’antijudaïsme traditionnel a continué de se répandre dans les églises et les écoles. Ensuite, notre modèle de transition a également balayé la question sous le tapis, laissant quasiment intact le substrat culturel de l’antisémitisme espagnol.

Depuis vingt ans, l’enseignement et la sensibilisation à la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah se renforcent. C’est positif, mais cela entraîne aussi des effets inattendus. D’une part, seule l’idéologie nazie ou fasciste est perçue comme antisémite ; de vastes pans de la société, y compris une partie des intellectuels, ne reconnaissent pas un discours antisémite lorsqu’il s’inscrit dans le conflit israélo-arabe. D’autre part, la mémoire de la Shoah sert en Espagne à régler nos propres disputes mémorielles à revendiquer, à gauche, ou à bloquer ces revendications, à droite, au nom de l’incomparabilité. Cela complique une réflexion plus profonde et autocritique sur l’antisémitisme espagnol.

Si un plan de lutte contre l’antisémitisme à l’échelle nationale adopté début 2023, l’étude de l’Observatoire de l’antisémitisme en Espagne conclut que la réponse institutionnelle et administrative reste largement insuffisante en matière de prévention et de répression des crimes de haine antisémites. Le gouvernement de Pedro Sanchez ne prend-il pas la menace suffisamment au sérieux ?

Il échoue clairement. Le plan devrait commencer par former les ministres eux-mêmes à la question.

En effet, 23 % des répondants juifs en Espagne déclarent avoir été exposés à des contenus perçus comme antisémites émanant de responsables politiques. Un niveau relativement élevé par rapport aux autres pays européens, note le FRA (l’Agence des droits fondamentaux de l’UE). Un camp politique de la péninsule se distingue‑t‑il par une complaisance plus marquée envers l’antisémitisme ?

Le phénomène ressemble à celui que l’on voit en France et dans d’autres pays. La gauche tolère davantage le discours antisémite lorsqu’il est associé au conflit, tandis que le parti d’extrême droite Vox véhicule un antisémitisme conspirationniste et structurel tout en prétendant défendre Israël et les juifs. Pour les communautés juives, cela est particulièrement douloureux et dangereux : elles sont abandonnées par la gauche et deviennent un pion dans les guerres culturelles de l’extrême droite.

En Espagne, observe-t-on, comme en France, une résurgence d’un antisémitisme venant de la gauche ?

Oui, c’est très similaire. Le PSOE a longtemps été pro-israélien ; c’est d’ailleurs un gouvernement PSOE qui, en 1986, a établi les relations diplomatiques avec Israël. Mais lors de la dernière législature, le PSOE gouverne faiblement en coalition avec Podemos (jusqu’à environ un an) puis avec Sumar (à ce jour), pour qui la cause palestinienne fait partie de l’identité politique. Cela a globalement infléchi le discours gouvernemental sur Israël, et la vague actuelle d’anti-sionisme gagne aussi la gauche traditionnelle. Les faits de la guerre, ainsi que les actions et déclarations du gouvernement israélien, n’aident évidemment pas à endiguer cette vague.

88 % des Français interrogés considèrent les manifestations d’hostilité envers les Juifs dans la rue ou dans d’autres lieux publics comme très problématique contre seulement 63 % en Espagne. Comment analyser cette différence ?

Ces perceptions sont difficiles à comparer. Les juifs de France sont confrontés à des menaces plus immédiates et constantes, d’où les 88 % concernant l’hostilité dans l’espace public. Se sentir « en sécurité » est plus abstrait. En Espagne, je dirais que le principal problème est une sorte d’antisémitisme d’atmosphère. La normalisation et l’ordinaire des attitudes antisémites, notamment à propos d’Israël, la grande ignorance des stéréotypes antisémites et la persistance du déni institutionnel.

*Antisemitismo. El eterno retorno de la cuestión judía (Catarata, 2025, non traduit).



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Author : Ambre Xerri

Publish date : 2025-08-01 13:58:00

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