Le véhicule apparaît d’un coup au milieu du champ. Lourd de plusieurs centaines de kilos, équipé d’un canon de 12,7 mm, de roues renforcées et de toute une panoplie d’instruments et de caméras, il roule jusqu’à 50 kilomètres-heure. Surtout, il a une particularité : personne n’est à bord. En ce début du mois de mai, un vent froid balaye le camp d’entraînement militaire de Beynes (Yvelines), mais cela n’empêche pas un groupe de militaires français, accompagnés de soldats émiratis et australiens, de se presser pour assister au Challenge CoHoMa (collaboration homme-machine), organisé par l’armée de terre et l’Agence de l’innovation de défense. Le but est simple : réunir universitaires, militaires et industriels pour mettre au point les robots de demain. Et l’intelligence artificielle est au cœur de nombreux projets.
Parmi les engins en démonstration se trouve l’Aurochs. Ce véhicule « mule », construit par l’institut de recherches franco-allemand ISL, peut suivre automatiquement un soldat en adaptant sa trajectoire. En cas de brouillage du signal, il peut revenir seul à son point de départ. Plus loin, l’équipe Aegis, qui rassemble KNDS, Safran, Magellium et Shield Robotics, présente l’Ultro et le Fardier, deux véhicules de transport, un drone relais, un drone chasseur et un chien robot. Aegis a mis l’accent sur les algorithmes d’assistance aux pilotes pour gérer les informations produites par les différents capteurs installés sur les robots et détecter les ennemis pendant les opérations.
L’intelligence artificielle n’est pas que le futur de l’armement : la technologie est déjà là. Aux Etats-Unis, l’IA équipe déjà certains drones et sert à la collecte d’informations et à leur traitement. Tsahal, l’armée israélienne, l’utilise à Gaza pour identifier et localiser des éléments du Hamas, en faisant, le plus souvent, peu de cas des civils. Les forces ukrainiennes font appel à des IA pour verrouiller leurs drones suicides sur des cibles et les entraîner sur les données collectées par leurs caméras.
Au fait de ces avancées à l’étranger, la France ne veut pas être en reste. D’autant que « l’IA est une révolution totale des affaires militaires », a insisté le général Bertrand Toujouse en ouverture d’un colloque sur « l’IA en appui des opérations », fin mai à Lille. Il n’est donc pas question de rater ce virage. Les forces armées, les équipementiers historiques et tout un écosystème de jeunes start-up s’emploient à mettre au point des outils, des armes et des logiciels dopés à l’IA.
Les forces armées, les équipementiers historiques et tout un écosystème de jeunes start-up s’emploient à mettre au point des outils, des armes et des logiciels dopés à l’IA.
La guerre en Ukraine, le catalyseur
Le ministère des armées a déjà mis au point GenIAl, un outil textuel au fonctionnement similaire à ChatGPT mais entièrement souverain, permettant d’analyser des documents et de générer du contenu, développé par les militaires et tournant sur des centres de données situés en France. Déployé fin 2024, il est utilisé pour la rédaction de notes, l’analyse de textes, la synthèse de documents, la traduction, et compte aujourd’hui 35 000 utilisateurs.
Mais l’IA prend bien d’autres formes. Lors d’opérations militaires, elle sert à automatiser certaines actions des robots comme la conduite, la détection automatique des équipements adverses, l’aide au pilotage d’essaims de drones et la conduite de tir, qui reposaient jusqu’à présent entièrement sur les soldats. « Il y a dix ans, mettre une tourelle ou des fusils sur un robot était impensable, expliquent Yann Dumortier et Philippe Gosset, de l’équipe Aegis. Mais depuis le début de la guerre en Ukraine, c’est quelque chose qui est demandé. »
Le conflit à l’est du continent, où drones automatisés et intelligences artificielles sont au cœur des affrontements, est scruté de près par toutes les armées européennes qui s’en inspirent pour moderniser leur doctrine. « Le commandement du combat futur de l’armée de terre envisage désormais qu’en cas de conflit symétrique entre deux puissances, les robots seront en première ligne », explique Joël Morillon, directeur général délégué de KNDS Robotique en France. La filiale robotique de défense qu’il pilote, créée en 2013, travaille au développement de véhicules et micro-robots automatisés susceptibles d’être déployés en première ligne. « Les capacités d’autonomie dans le déplacement, la reconnaissance et les guidages seront au cœur des contre-mesures », poursuit-il.
Jusqu’à laisser ces armes faire la guerre elles-mêmes ? La France s’est engagée à ne pas développer de « systèmes d’armes létaux pleinement autonomes », où les machines prendraient seules une décision de tuer. Mais pour de nombreux Etats, à commencer par la Chine et les Etats-Unis, rien ne doit freiner, pour l’heure, le basculement vers des IA de guerre.
Cette menace est à prendre au sérieux. « Ce sont des questions qu’on ne peut exclure, explique Bertrand Rondepierre, directeur de l’Agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (Amiad), lancée en mai 2024. Si demain, on se retrouve face à une brigade de robots, qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on envoie des humains ? » Ce polytechnicien passé par la Direction générale de l’armement (DGA) par puis DeepMind, la filiale de Google spécialisée dans l’IA, avant d’être rappelé par le gouvernement, partage son temps entre Palaiseau (Essonne), où est implantée la partie recherche de l’Amiad, et Bruz (Bretagne), où se trouve le pôle technique.
L’Amiad est impliquée dans de nombreux projets, pour la plupart secrets, mais l’un des plus emblématique est la reconversion de vieux canons, sur le point d’être réformés. « Nous avons rajouté un calculateur sur le canon, un écran et une caméra qui permet de détecter des drones, de faire un calcul de trajectographie et de dire au tireur où viser », explique Bertrand Rondepierre. Aujourd’hui embarqués sur des camions de l’armée de terre, ces canons ont déjà abattu plusieurs drones en conditions réelles.
La révolution de l’IA dans le cadre des opérations
Derrière l’Amiad, cette révolution de l’IA de défense est portée par une multitude de jeunes start-up. Sur le modèle des entreprises américaines Palantir et Anduril, elles anticipent les besoins des armées pour développer des produits sans avoir encore signé de contrats. De leur avis, comme de celui des généraux et de la DGA, les grands groupes n’ont pas l’agilité nécessaire pour fournir les logiciels d’IA dont les militaires ont besoin. C’est avec cette ambition qu’a été lancée Helsing en Allemagne il y a quatre ans, avec l’aide financière du Suédois Daniel Ek, patron du service de streaming musical Spotify. La société compte à présent plus de 600 salariés et possède des bureaux à Londres et à Paris, ainsi qu’une antenne en Estonie.
« Notre principe, c’est d’avoir un champion européen qui prend des risques et veut accélérer l’innovation pour la mettre à disposition de différents programmes », explique Antoine de Braquilanges, directeur général pour la France. Helsing a commencé à fournir des drones d’attaque HX-2 à l’Ukraine, où elle a pu procéder à des expérimentations sur le front pour identifier des cibles et les détruire. D’une portée de 100 kilomètres pour une vitesse maximale de plus de 200 kilomètres-heure, cette munition rôdeuse est résiliente au brouillage grâce à son IA embarquée et voit son logiciel mis à jour de façon régulière. Helsing a l’ambition d’ouvrir des usines de production de masse de telles armes un peu partout en Europe. Si l’Allemagne a déjà dit oui, la France réserve encore sa réponse.
En attendant, la pépite germano-franco-britannique avance sur une IA capable de piloter un avion de chasse et d’engager un combat. Dans la lignée de ce que l’US Air Force expérimente sur ses F-16, Helsing a pu implanter son Centaur dans un Gripen E suédois pour une première campagne de vol il y a deux mois. « On a fait des engagements entre un pilote humain et un pilote laissant le contrôle à Centaur, pour un nombre de victoires équivalent à chacun », affirme le vice-président d’Helsing, Antoine Bordes, auparavant directeur de l’IA chez Meta. Il ne s’agit toutefois pas de se passer du pilote : dans quelques années, il se retrouvera, en vol, dans un rôle de superviseur de plusieurs systèmes conduits par des IA, son aéronef armé et des drones accompagnateurs.
Mais il n’y a pas que l’IA « embarquée » que les militaires regardent avec intérêt. Les états-majors attendent aussi de cette technologie qu’elle l’aide à mieux planifier les batailles et commander les troupes. Une autre start-up, française, planche sur un tel outil depuis plus de deux ans et pourrait le déployer dès 2026. Comand AI compte à peine plus d’une vingtaine de salariés, mais vise à dépasser la centaine grâce à ses levées de fonds et aux contrats qu’elle espère bientôt signer. « Notre objectif est de refonder la manière dont on commande une opération militaire », explique son président, Loïc Mougeolle, un ingénieur passé chez Naval Group. Ses équipes se sont rendues plusieurs fois en Ukraine cette année, où l’intérêt est grand pour Prevail, leur logiciel capable de proposer des plans en fonction du terrain et des forces en présence, de part et d’autre de la ligne de front. Et cela beaucoup plus vite que ne le feraient des tacticiens expérimentés.
Exemple avec une brigade de plusieurs milliers d’hommes : celle-ci reçoit pour ordre de repousser des troupes russes d’une zone déterminée. Un logiciel de soutien au commandement tel que Prevail va ainsi anticiper la façon dont l’ennemi pourrait contourner un obstacle, comme une forêt. Il va proposer différentes manœuvres possibles, qui pourront être déclinées entre toutes les unités, en tenant compte de leur nombre et de leur matériel. L’IA va aider une compagnie à bien se coordonner avec des dizaines d’autres. A charge pour elles, ensuite, de mener leur mission de façon autonome. « Ce sont des recommandations, pas des décisions, et s’il manque des informations, l’IA va poser des questions, explique Loïc Mougeolle. Cela se fait à travers une fenêtre de dialogue très simple d’utilisation, sur le modèle de ce qu’on peut voir avec un ChatGPT, notre objectif est d’offrir une interface familière aux soldats. »
L’outil intéresse au plus haut point l’armée de terre française, qui a suivi son développement à travers son Commandement du combat futur (CCF), dont la mission est, justement, d’anticiper les évolutions des conflits. Sa généralisation pourrait amener à devoir repenser la formation et le recrutement des futurs cadres militaires : leur efficacité dépendrait de leur capacité à utiliser une telle IA d’aide au commandement. « Je pense que le numérique doit être désormais une religion », n’a pas hésité à dire le général Laurent Boïté, chef de la division « stratégie numérique » à l’état-major des armées, lors d’un colloque lillois.
Dans tous les cas, seul l’IA permettra d’analyser plus vite une situation que son adversaire, dans un contexte d’inflation des données tactiques. Et de tirer le premier. Mais jusqu’où ira cette tendance exponentielle à l’automatisation et à la coordination des armements ? « Je vous garantis qu’il n’y a pas un décideur militaire en France qui acceptera qu’une machine prenne des décisions quasiment toute seule », affirme Bertrand Rondepierre, de l’Amiad. Mais rien ne garantit que d’autres pays ne choisiront pas cette voie.
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Author : Aurore Gayte, Clément Daniez
Publish date : 2025-07-31 15:00:00
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