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Aslak Nore : « Il y a des similitudes alarmantes entre les savants nazis, Elon Musk et la Silicon Valley »

Aslak Nore : « Il y a des similitudes alarmantes entre les savants nazis, Elon Musk et la Silicon Valley »

Allez-vous à votre tour tomber dans le Piège à loup (éditions Le Bruit du Monde)* d’Aslak Nore ? L’écrivain norvégien, déjà connu pour sa saga des Falck (Le cimetière de la mer et Les héritiers de l’Arctique) signe un grand roman d’espionnage entre La trilogie berlinoise de Philipp Kerr, L’arme à l’œil de Ken Follett et Les bienveillantes de Jonathan Littell. En toile de fond, l’occupation de la Norvège par l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale. Au cœur de l’intrigue, le projet de fusée ultra-secrète développé par les nazis dans le centre de recherches de Peenemunde, sur une île de la côte baltique, plus connu sous le nom de « V2 ».

Cette arme, qui devait changer le cours de la guerre, selon Hitler, annonçait les missiles à tête nucléaire. Ses inventeurs seront d’ailleurs recrutés après-guerre par les Alliés et participeront à la conquête spatiale. Henry Storm, le personnage principal de Piège à loup, est un norvégien qui s’est engagé avec les Allemands pour combattre le bolchévisme. Rentré écœuré du front de l’est, il rejette le nazisme et se met au service de la résistance. Sur son chemin, il va trouver Werner Sorge, ancien rival des Jeux olympiques de Berlin en 1936… Très documenté, précis comme le mécanisme d’une montre suisse, Piège à loup ne saurait être réduit à un thriller historique. En explorant les liaisons dangereuses entre la technologie la plus sophistiquée et le totalitarisme, Aslak Nore nous parle d’aujourd’hui. Né à Oslo en 1978, vivant à Marseille, cet ancien soldat du bataillon d’élite norvégien Telemark en Bosnie, journaliste au Moyen-Orient et en Afghanistan, s’en explique dans L’Express.

L’Express : Votre roman se déroule au moment où l’Allemagne occupe la Norvège. L’écrivain Jo Nesbo, qui a appris à l’âge de 15 ans que son père avait combattu aux côtés de l’occupant nazi, dit que votre pays n’en a pas fini avec ce passé et qu’il y a trop de non-dits. Êtes-vous d’accord avec lui ?

Aslak Nore. La Norvège était neutre pendant la Première Guerre mondiale ; la Seconde Guerre mondiale est donc « la grande guerre » pour tous les Norvégiens. On a beaucoup écrit sur cette époque, mais pendant de nombreuses années, ce sont les récits des vainqueurs qui ont dominé – une histoire manichéenne du bien et du mal. Ces dernières décennies, on a commencé à s’intéresser à des histoires plus complexes : le sort des juifs, le traitement des femmes amoureuses d’Allemands, les combattants de première ligne. Piège à Loup en est l’expression.

Comment votre famille a-t-elle vécu cette occupation ?

J’ai grandi avec les histoires de mon grand-père, qui était résistant avant d’être capturé et envoyé dans un camp de concentration en Allemagne. Ce n’est que bien plus tard que j’ai réalisé que son meilleur ami était espion en Allemagne pendant la guerre.

Votre personnage Henry Storm s’engage avec l’Allemagne nazie pour combattre le bolchévisme. Sa motivation est-elle seulement idéologique ?

Non, comme beaucoup de Norvégiens avant la guerre, il a étudié en Allemagne et parle la langue. De plus, il existait de forts sentiments pro-allemands et anti-bolcheviques dans les pays nordiques, et même dans toute l’Europe avant la guerre. C’est ce qu’il porte en lui.

Vous dites dans votre postface que le point de départ de votre livre a été le destin d’un certain Sverre Bergh. Qui était cet homme ?

Bergh venait d’une famille bourgeoise de la ville natale de mes grands-parents et avait étudié l’ingénierie à Dresde avant et pendant la guerre. Ils sont restés en contact pendant toutes ces années, même après son départ pour les États-Unis. Dans la famille, nous savions que son histoire avait quelque chose d’étrange. Sur son lit de mort, il a raconté son histoire à un écrivain : il avait espionné les nazis alors qu’il était étudiant et, qui plus est, il avait été l’un des premiers à rendre compte du développement de la fusée allemande V-2.

Henry Storm intègre la division Nordland, l’un des trente-huit que regroupait la Waffen SS. Quelle était la particularité de cette armée dans laquelle beaucoup de Scandinaves ont servi ?

Le régiment Nordland était une unité de la Waffen-SS composée de nombreux volontaires norvégiens. Ils ont été impliqués dès le début de l’opération Barbarossa, lorsque les Allemands ont envahi l’Union soviétique. Ce n’est qu’au cours des dernières décennies que nous avons pris conscience de l’ampleur des massacres inimaginables auxquels ils ont participé, notamment contre les juifs et les prisonniers de guerre en Ukraine.

Vous avez été soldat. Cette expérience vous a-t-elle servi pour l’écriture de votre roman ?

Absolument. Le premier chapitre, en Ukraine, suit une équipe de fusiliers attaquant un village. J’ai été frappé de constater que les tactiques et la plupart des armes étaient les mêmes que lorsque j’étais soldat. C’était donc facile à écrire.

Qu’est-ce qui fait renoncer Henry Storm au nazisme et l’incite à espionner pour le compte de la résistance norvégienne ? Jusqu’à quel point peut-on changer d’opinion ?

Dans son cas, c’est la vision de milliers de soldats soviétiques morts de froid en Ukraine, une image que j’ai puisée dans le livre magistral de Timothy Snyder, Terres de sang. Mais je voulais écrire sur ce changement de manière plus générale. Il est facile de se dire que nous aurions fait le bon choix pendant la guerre. Mais nous ne pouvons pas le savoir. Le présent est toujours chaotique et nous portons en nous des croyances et des expériences qui peuvent nous faire basculer dans plusieurs camps, je pense.

En face de Henry Storm se dresse Werner Sorge, un officier du contre-espionnage allemand. Qui vous a inspiré ce personnage ?

Au début du roman, Sorge, son alter ego nazi, est à bien des égards une personne meilleure que Henry Storm, héros norvégien. C’est un patriote à la vie de famille harmonieuse. Comme le dit Jonathan Littell au début des Bienveillantes : « Vous avez peut-être eu plus de chance que moi, mais ne vous croyez pas meilleur. » C’était le but de Sorge. Je voulais dessiner une personne normale à bien des égards. Il fait du sport et du pilates, il est gentil avec sa femme et ses enfants. Mais il se laisse corrompre.

Storm et Sorge sont d’anciens athlètes ayant participé aux JO de 1936. Pourquoi ce point de leur biographie était-il important à vos yeux ?

C’était une façon de connecter les deux personnages principaux, de leur donner une touche personnelle. Surtout que la rivalité entre eux dans le passé prend de l’importance à la fin du livre.

Vous entraînez vos lecteurs au cœur de la machine nazie. La littérature peut-elle encore nous apprendre des choses sur ce totalitarisme ?

Oui, j’en suis absolument convaincu. J’ai évoqué Jonathan Littell. Il s’est inspiré de plusieurs grands spécialistes de l’Holocauste, comme Raoul Hilberg, pour son roman « Les Bienveillantes ». Il souhaitait dépeindre les aspects bureaucratiques du génocide. Bien que Claude Lanzmann ait formulé plusieurs objections à l’égard du livre de Littell, il estimait que les faits étaient exacts. J’ai essayé de faire quelque chose de similaire dans le genre du thriller, sachant que la leçon la plus importante que l’on puisse tirer d’un roman, ce sont les dilemmes psychologiques : pourquoi agissons-nous ainsi sous pression ?

On en apprend de belles sur les dirigeants nazis ! Notamment que Reinhard Heydrich adorait les romans d’espionnage anglais, à commencer par The riddle of the Sands, d’Erskine Childers ! Que déduire de cette passion cachée ?

Il y avait beaucoup d’admirateurs de l’ancienne Grande-Bretagne coloniale parmi les dirigeants nazis. En tant qu’écrivain, c’est exactement ce que je recherchais : des petits détails qui rompaient avec les stéréotypes. Comme le fait que le Troisième Reich ait été le premier pays à lancer des campagnes antitabac, ou que plusieurs dirigeants nazis étaient végétariens. Leurs atrocités n’ont plus besoin d’être présentées, même si, bien sûr, elles sont au cœur d’un livre comme le mien. Mais d’une certaine manière, Piège à loup apparaît comme un projet étonnamment moderne.

Votre intrigue tourne autour des projets de missiles V-Waffen des nazis, dont certains pensent qu’ils auraient pu changer le cours de la guerre. Qu’en est-il vraiment ?

Rétrospectivement, on peut facilement penser qu’ils ont davantage contribué à la chute du Troisième Reich, à cause des ressources qu’ils ont mobilisées. Mais l’amiral Eisenhower a dit un jour que si ces missiles avaient été achevés quelques mois plus tôt, la guerre aurait pu se terminer différemment. Le fait que Werner von Braun – personnage secondaire mais important de mon livre – soit devenu le cerveau du programme lunaire américain dans les années 1960 en dit long sur l’ampleur des moyens mis en œuvre du côté allemand.

L’arme absolue dans votre livre, c’est la désinformation ! Vous en démontez merveilleusement les rouages. Ne sommes-nous toujours pas démunis face à elle ?

Mon livre est dans l’air du temps ! Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles il rencontre un bon accueil en France. La désinformation est une chose, tous les romans d’espionnage en parlent à un niveau ou à un autre, mais le lien entre fascisme et technologie est peut-être encore plus important. Il y a des similitudes alarmantes entre von Braun, les savants nazis, Elon Musk et la Silicon Valley.

Certains lecteurs comparent Piège à loup à La trilogie berlinoise de Philip Kerr. Cet écrivain vous a-t-il influencé ?

Oui, il m’a intéressé car il sait si bien retranscrire l’atmosphère berlinoise avant et pendant la guerre. On pourrait citer bien d’autres auteurs. Les autobiographies de nazis comme Rudolf Hess, Walter Schellenberg et Felix Kersten, le physiothérapeute de Himmler, ainsi que Jonathan Littell que j’ai déjà évoqué. Mais le plus important est peut-être Le Fusil dans l’œil de Ken Follett. Il raconte l’histoire d’un espion allemand en fuite en Angleterre. Et je me suis dit : pourquoi ne pas utiliser la même méthode, mais avec un Norvégien qui découvre un secret susceptible de changer le cours de la Seconde Guerre mondiale ?

« Pour distinguer les gens honnêtes des gens malhonnêtes, il faut les interroger sur leurs mobiles, écrivez-vous. Il est extrêmement difficile de mentir sur ce qui nous pousse à agir« . Avez-vous eu l’occasion de vérifier la véracité de cette assertion ?

Je pense que nous faisons tous cela, chaque jour.

Pourquoi avez-vus fait le choix de vous établir à Marseille ?

C’est une histoire longue et compliquée, et pour le bien de tous, je m’arrêterai là. Mais ma fille est plus française que norvégienne.

(*) Traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier



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Author : Sébastien Le Fol

Publish date : 2025-08-02 11:00:00

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