C’était une demande de longue date de bon nombre d’institutions du pays et le président tchèque, Petr Pavel, partisan d’une ligne dure envers la Russie, y a répondu positivement en signant, ce 17 juillet, un amendement au Code pénal criminalisant la promotion du communisme, au même titre que la propagande nazie.
Vue d’Europe de l’Ouest, cette décision peut sembler un brin radicale, mais elle est « relativement logique », relève Roman David, professeur en sociologie politique à l’université Lingnan (Hongkong), et auteur de Communists and Their Victims : The Quest for Justice in the Czech Republic (2018). Alors que certaines forces communistes dénoncent une « fascisation de l’Europe », ce fin connaisseur de la République tchèque ne voit, lui, pas de risque à mettre sur le même plan nazisme et communisme. « Tant que Poutine continuera d’utiliser cette idéologie comme vecteur de ses intérêts et de son expansion vers l’Ouest, toute interdiction, même minime, de la propagande communiste reste utile. » Entretien.
L’Express : Un nouvel amendement au Code pénal tchèque place la promotion du communisme au même niveau que la propagande nazie et la rend passible d’une peine d’emprisonnement. Comment analysez-vous cette décision ?
Roman David : C’est une décision relativement logique. Certes, elle suscite le débat en République tchèque, mais elle n’est pas non plus extrêmement controversée. Auparavant, de nombreuses municipalités à travers le pays avaient tenté de mettre en place des réglementations similaires sur leur territoire – interdisant, mais sans punir, la propagande communiste – avant que ces textes ne soient annulés par la Cour constitutionnelle. Deuxièmement, le Parlement et le gouvernement continuent d’étendre les programmes d’indemnisation à davantage de groupes ravagés par le communisme qui n’étaient pas inclus dans les programmes d’indemnisation initiaux. De ces deux points de vue, la nouvelle loi rééquilibre l’ordre juridique.
De plus, il existait déjà un délit pénal pour la négation des génocides nazis ou communistes. Je cite : « Quiconque nie, doute, approuve ou cherche à justifier publiquement un génocide nazi, communiste ou autre, ou des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre commis par les nazis, les communistes ou d’autres, est puni d’une peine d’emprisonnement de six mois à trois ans. » Enfin, une infraction pénale incluait déjà implicitement le communisme. A savoir que ceux qui fondent, soutiennent ou promeuvent un mouvement visant manifestement à supprimer les droits et libertés de l’homme, ou prônent la haine raciale, ethnique, nationale, religieuse ou de classe, ou la haine contre un autre groupe de personnes, sont punis d’une peine d’emprisonnement d’un à cinq ans.
L’assimilation juridique du communisme et du nazisme comporte-t-elle des risques ?
Je n’en vois pas. En revanche, il y a un risque à se montrer complaisant à l’égard du communisme. L’expérience historique du communisme en Europe centrale et orientale est celle du pouvoir et du contrôle impérial exercés par Moscou. Or, nous savons que Poutine cherche à ressusciter l’idéologie communiste. Il va jusqu’à réhabiliter Staline. Ainsi, Volgograd pourrait bientôt être rebaptisée Stalingrad. A l’époque communiste, les Russes avaient un empire fondé sur l’oppression, l’extorsion et le pillage des ressources dans tout le bloc de l’Est. Tant que Poutine aura pour stratégie d’utiliser le communisme comme vecteur de ses intérêts idéologiques et de son expansion vers l’Ouest, toute interdiction, même minime de la propagande communiste reste utile.
Cette loi peut-elle avoir un impact sur la transformation sociale et politique postcommuniste en République tchèque ?
Elle ne favorisera guère la transformation des membres ou des dirigeants du Parti communiste en une gauche européenne moderne, comme ce fut le cas de l’ancien président polonais Kwasniewski, qui a même signé une loi de lustration [NDLR : une mesure administrative utilisée par certains régimes post-totalitaires pour exclure de la fonction publique les personnes qui ont servi sous l’ancien régime soviétique]. Pour l’instant, les communistes tchèques persistent à rester des communistes d’Europe de l’Est à l’ancienne. Ils continuent à se rendre à Moscou et affichent leur fierté pour leur passé communiste, arguant qu’il n’était pas si mauvais. Ils peuvent par exemple citer la construction de l’autoroute entre Prague et Bratislava [NDLR : un projet lancé sous le régime communiste tchécoslovaque et intégré en 1963 dans le plan national des infrastructures, puis construit des années plus tard]. Imaginez que les néonazis allemands soient fiers des autoroutes de Hitler. Une telle fierté ignore la douleur et la souffrance des autres, et témoigne d’un manque de respect envers les vies perdues, les familles détruites et les carrières ruinées.
Dans votre ouvrage, Communists and Their Victims : The Quest for Justice in the Czech Republic, vous montrez que la République tchèque a largement échoué à assumer son passé communiste. Pourquoi cet échec ?
Certains aspects du traitement du passé ont été beaucoup plus efficaces que dans d’autres pays, comme la réhabilitation des prisonniers politiques, la restitution des biens et la lustration. Mais la société reste divisée. Sous cet angle, la République tchèque n’a pas réussi à assumer à son passé, et le processus est largement un échec. L’explication réside dans l’idéologisation excessive du traitement du passé. La plupart des communistes sont restés idéologiques et n’ont pas reconnu leur responsabilité. Leurs dirigeants devraient présenter des excuses pour le communisme comme un rituel annuel. D’autre part, la droite idéologique anticommuniste a rendu ces excuses et cette transformation difficiles. Pour elle, si les communistes se transformaient en une autre force de gauche, plus moderne, ils seraient considérés comme des renégats. Pourtant, nous devons apprendre à vivre ensemble et à construire un consensus pour faire face efficacement aux menaces sécuritaires fondamentales qui découlent de l’expansion russe.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe a connu un processus de « dénazification ». Ce qui n’a pas été le cas pour le communisme. Certains cadres du régime tchèque qui avaient collaboré avec les occupants soviétiques n’ont pas toujours été jugés pour leurs crimes. Comment l’expliquer ?
L’une des raisons réside dans la nature fondamentale de la révolution de Velours, ce vaste mouvement qui a conduit à la chute du régime communiste en 1989. Son slogan, « Nous ne sommes pas comme eux », porté par Václav Havel [NDLR : dramaturge devenu président de la République fédérale tchèque et slovaque de 1989 à 1992, puis président de la République tchèque de 1993 à 2003], visait à éviter la vague de vengeance contre ceux qui avaient collaboré, qui a balayé l’Europe occidentale, y compris la Tchécoslovaquie, après la Seconde Guerre mondiale. Havel aurait dû recevoir le prix Nobel de la paix pour cela. La deuxième raison tient à la dynamique politique de la transition. Les premières élites à accéder au pouvoir étaient des dissidents – dont beaucoup avaient des opinions libérales – avec la légitimité et le pouvoir de punir, mais ils suivaient Havel et restaient sur leurs positions morales. Ils ont ensuite perdu les élections de 1992 au profit de partis de centre droit plus enclin à la décommunisation – il y eut par exemple une loi sur l’illégitimité du régime communiste. Les partis de centre droit n’ont toutefois pas été en mesure de mener de façon professionnelle des enquêtes sur les crimes du communisme. Leurs experts avaient des parcours variés, beaucoup étaient des historiens plutôt que des juristes. Ils opéraient avec un seuil de preuve qui ne répondait pas aux normes juridiques. Et le ministère public et le pouvoir judiciaire, qui comptaient encore dans leurs rangs des personnes formées au droit socialiste, prenaient souvent plaisir à saboter leurs enquêtes.
Troisième raison : la méfiance de la communauté internationale envers la République tchèque. Certains juristes tchèques ont cherché à utiliser l’article 7. 2. de la Convention européenne des droits de l’homme [NDLR : l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme interdit l’application rétroactive de la loi. L’article 7. 2. impose une limite à cette interdiction en stipulant que « le présent article ne porte pas atteinte au jugement et à la condamnation d’une personne pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle selon les principes généraux du droit reconnus par les nations civilisées »], mais les politiciens tchèques n’ont jamais sérieusement exploré cette voie, en particulier après les critiques de nombreuses ONG internationales et de la presse. Même la loi de lustration, qui était définie de manière restrictive, a fait les gros titres de la presse occidentale avec des titres tels que « La révolution de Velours tourne au vinaigre », « Chasse aux rouges », etc. De plus, bon nombre des personnes au pouvoir n’avaient ni la confiance ni les compétences linguistiques nécessaires pour expliquer la nécessité de traiter le passé.
Vous expliquez que les mesures purement punitives ne fonctionnent pas très bien sur le plan social…
Plutôt que de criminaliser le communisme, il aurait été préférable de condamner et de punir d’abord les crimes individuels. Un dialogue visant à créer les conditions nécessaires à l’intégration des anciens communistes dans le nouveau système aurait dû être mené en parallèle. Mais les élites politiques des trente-cinq dernières années n’ont pas réussi à ouvrir un tel dialogue avec les communistes. Compte tenu de cette erreur, nous devons reconnaître la réalité d’aujourd’hui.
Au vu de la dynamique idéologique de l’expansion russe, nous pouvons affirmer que les risques pour la sécurité nationale ne peuvent être ignorés. De telles lois sont nécessaires en Europe de l’Est. Au niveau national, le communisme est une expérience historique douloureuse pour de nombreux Tchèques. Ils ne veulent pas la revivre, ce qui est compréhensible.
Quel rôle la justice pénale devrait-elle jouer dans le traitement de l’héritage des régimes totalitaires, et existe-t-il des alternatives plus efficaces ?
La justice pénale traite d’un instantané des événements historiques. Le récit historique est alors réduit à ce qui sert l’objectif pratique du procès pénal. C’est un angle très étroit. C’est pourquoi les mesures de divulgation sont également importantes : les gens ont besoin de savoir qui a dénoncé, qui a pris une décision, quelles étaient les motivations, etc. Cela s’est progressivement réalisé en République tchèque – en France, ce fut le cas en 1995 avec la déclassification des informateurs du gouvernement de Vichy. D’autres alternatives sont les mesures réparatrices, dans lesquelles la République tchèque a effectué un travail relativement bon, bien que terriblement tardif dans de nombreux cas. Plusieurs anciens prisonniers politiques sont décédés avant que leurs indemnités ne leur soient versées dans les années 1990. Au passage, la persécution des dissidents à l’époque communiste a été complètement mise de côté. Beaucoup n’ont pas pu trouver d’emploi. Leurs pensions ont été affectées négativement et le gouvernement n’a tenté que récemment d’y remédier. Les mesures de réconciliation qui mettraient l’accent sur les excuses et d’autres mesures axées sur le dialogue font totalement défaut en République tchèque. Toutes ces alternatives peuvent compléter les mesures punitives, qui ont été plutôt absentes.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-08-03 10:00:00
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