L’Express

Sextapes, gros sous et FSB : enquête sur Vladimir Poutine, le roi du kompromat

Sextapes, gros sous et FSB : enquête sur Vladimir Poutine, le roi du kompromat

« Vous auriez fait ça au Canada, on aurait ri. Mais en Russie, c’est impensable. » Courant 2024, une agent de la DGSI – la direction générale de la sécurité intérieure, chargée du contre-espionnage – dévisage un employé de l’ambassade de France à Moscou. Dans un des bureaux du ministère des Affaires étrangères, au 27 rue de la Convention, à Paris, il vient de raconter sa relation avec une jeune femme russe. Comment elle l’a abordé dans un bar, près de l’ambassade. La manière dont elle est tombée profondément amoureuse de lui. La policière est déjà au courant. Voilà plusieurs semaines qu’il est rentré en France pour des raisons personnelles. Depuis, la Moscovite hurle sa fureur d’amante éconduite… directement sous les fenêtres de l’ambassade. L’homme comprend qu’il ne reviendra pas à Moscou. La DGSI craint que le FSB, le service de renseignement russe, profite de cette amourette pour faire pression.

Le Kremlin sait manier cette arme. Le risque de kompromat – de tentative d’intimidation, de chantage ou d’humiliation via des éléments compromettants – visant le personnel diplomatique étranger semble s’être accentué depuis l’invasion russe en Ukraine. Plusieurs agents français y ont été confrontés. Au printemps 2023, des policiers russes ont convoqué un fonctionnaire, le menaçant de révéler une prétendue liaison avec sa femme de ménage camerounaise s’il n’acceptait pas de travailler pour eux. Il a fait l’objet d’un « vol bleu » : un rapatriement en urgence. L’attaché de sécurité intérieure de l’ambassade de France à Moscou, nommé en octobre 2024, a vécu la même chose deux ans plus tard. Une mésaventure dans un sauna avec des officiels russes aurait scellé son sort. Le commissaire – qui a refusé de répondre à nos sollicitations –, déjà en poste à Moscou auparavant, aurait été jugé trop proche du monde policier russe. « Depuis la guerre, le Quai d’Orsay est terrifié par les kompromats. Alors ils ouvrent le parapluie », commente un ancien de l’ambassade de France en Russie.

Formé au KGB

Le traumatisme Yoann Barbereau, ce directeur d’une Alliance française victime d’un kompromat en Sibérie en 2016, base scénaristique du film Kompromat avec Gilles Lellouche en 2022, a laissé des traces. Mais cette pratique ne se limite pas au personnel diplomatique français. Pas plus qu’elle ne date de février 2022. Pendant la guerre froide, le kompromat fut la grande passion du KGB. Au point d’avoir imprégné notre imaginaire collectif : dans une scène de Bons Baisers de Russie (1963), les ébats de James Bond et de l’espionne Tatiana Romanova sont filmés par des agents soviétiques cachés derrière une glace sans tain.

L’homo sovieticus qu’est Vladimir Poutine a baigné dans cette ambiance. Formé au KGB, il a su profiter de l’essor de la corruption et des technologies de surveillance pour faire du kompromat un instrument de pouvoir. Avec lui, la collecte de matériaux compromettants n’est plus un simple levier de renseignement. C’est une méthode de gouvernance.

Un kompromat pour accéder au pouvoir

Pour Poutine, le kompromat a d’abord été un rite de passage. Il l’a utilisé pour éliminer Iouri Skouratov. Le procureur général russe a le défaut de s’intéresser d’un peu trop près à l’enrichissement des proches de Boris Eltsine, alors président de la fédération de Russie. En mars 1999, RTR, la deuxième chaîne publique du pays, diffuse une vidéo montrant « un homme ressemblant au procureur général » – selon l’expression devenue célèbre – avec deux prostituées. Skouratov nie. Vladimir Poutine, tout juste nommé à la tête du FSB, le service qui a pris la relève du KGB, certifie l’authenticité du document à la télévision dans la foulée. Le procureur général est limogé un an plus tard. Pour le clan Eltsine, cet épisode est la preuve de la loyauté de Poutine. Il le soutiendra pour qu’il devienne Premier ministre – et, in fine, le désignera comme son successeur.

En bon officier du FSB, Poutine sait lire la société russe. Il comprend comment tirer le meilleur parti de ses évolutions. Depuis la chute de l’URSS, la Russie est déchirée entre deux mouvements contraires : l’enrichissement de quelques-uns – les 1 % des plus riches détenaient près de 60 % des richesses nationales en 2021, d’après Crédit Suisse – et un appauvrissement croissant – 13,1 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté, en augmentation constante depuis 2012. On corrompt sans s’embarrasser de la règle de droit. Dans cette « jungle », le kompromat fait partie des risques. Devenus à la portée de chacun, ils sont recensés depuis 1999 sur un site, Compromat.ru (auparavant orthographié Kompromat.ru), toujours actif aujourd’hui. Poutine s’en amuse, s’en sert.

Dans ses Mémoires, Skouratov rapporte qu’au moment de son humiliation publique, le chef du FSB a tenté de relativiser : « Hélas, Iouri, on dit qu’il existe un film similaire sur moi. » Comprendre. : n’importe qui peut faire l’objet d’un chantage. Pas seulement sexuel. « Si Poutine veut compromettre ou faire tomber quelqu’un, son instrument est l’enquête policière. Cette procédure judiciaire sélective est devenue un outil de maîtrise du pouvoir », analyse Mark Galeotti, historien spécialiste de la Russie et de ses services de renseignement.

Robinet à propagande

Poutine se sert notamment de ces dossiers pour s’assurer de la fidélité des plus remuants oligarques – ou pour les éliminer. En 2003, Mikhaïl Khodorkovski, l’homme le plus riche de Russie, demande de lutter contre la corruption au sommet de l’Etat, notamment celle des proches de Poutine. Le nouveau président l’interroge froidement : « M. Khodorkovski, êtes-vous en règle avec le fisc ? » « Absolument », répond-il. « Eh bien, on verra », réplique Poutine. Il est arrêté quelques mois plus tard. A l’époque, un proche de Khodorkovski raconte à L’Express que les autorités russes lui ont demandé de partir à l’étranger, ou de signer un kompromat « dans lequel il reconnaissait sa culpabilité » : « Il a refusé, par principe ». En 2005, il est condamné à huit ans de réclusion pour escroquerie et fraude fiscale. Son entreprise Ioukos, devenue entre ses mains la première compagnie pétrolière de Russie, est nationalisée.

Ces pressions judiciaires s’accompagnent d’une crucifixion publique. Le maître du Kremlin sait que le kompromat peut suffire à détruire une réputation. En plus de l’appareil policier, Poutine a ajouté un deuxième pilier à ce mode de gouvernance : les médias. Dès son arrivée au pouvoir, il a veillé à mettre la main sur les plus puissants groupes de télévision. Comme NTV, impertinente chaîne née sur les cendres de l’Union soviétique. Au printemps 2001, le Kremlin en prend le contrôle via le conglomérat gazier Gazprom. La rédaction, qui s’est engagée en faveur de Iouri Loujkov à la présidentielle de 2000 – et donc contre Poutine – en pâtit. La chaîne devient un robinet à propagande.

Des médias rémunérés

Quand le Kremlin est fragilisé, l’opposition devient une cible. En 2010, la popularité de Poutine, alors Premier ministre, est en chute libre – elle se situerait en dessous des 30 % dans les grandes villes, à Moscou ou Saint-Pétersbourg. En 2012, NTV diffuse par conséquent un long reportage sur les vacances de Noël de Boris Nemtsov et d’Alexeï Navalny, leaders de l’opposition. Le premier est filmé aux Emirats arabes unis avec une prétendue escort girl – il s’agit en fait de sa femme ; Navalny est montré en famille au Mexique. L’année suivante, la chaîne va plus loin. Un documentaire assure que les fondateurs de Ioukos, dont Mikhaïl Khodorkovski – alors encore en prison – sont mêlés à l’assassinat du maire d’une ville en Sibérie en 1998.

Au-delà de NTV, beaucoup de rédactions font leurs choux gras de ces sextapes et de leurs déclinaisons photo… tout en gagnant de l’argent. Car, comme pour un spot publicitaire, certains médias se font payer pour les diffuser. « L’ensemble de la presse fonctionne sur la base d’un prépaiement [avant publication] ; les journaux appliquent des tarifs spéciaux pour publier des kompromats », rapporte un témoin dans l’ouvrage How Russia Really Works (Alena Ledeneva, Cornell University Press, non traduit). En 2006, il fallait compter 18 000 dollars par page dans Argumenty i Fakty, l’hebdomadaire le plus populaire de Russie. Le rédacteur en chef se réservait le droit final de publier ou non. Sur compromat.ru, la diffusion se monnayait en 2008 entre 600 à 800 euros l’article, selon les déclarations de son fondateur, Sergey Gorshkov, au site américain Wired.

Navalny, éternel sujet à kompromats

Opposante en exil, Natalia Pelevina connaît mieux que personne l’impact de ces films, « puisque tout le monde a vu mes fesses à la télévision », dit-elle à L’Express. Le 1er avril 2016, ses ébats avec Mikhaïl Kassianov, ancien Premier ministre devenu leader d’un parti de l’opposition, sont diffusés à la télévision devant 10 millions de téléspectateurs. « Le FSB est entré chez moi pendant que j’étais en vacances pour installer une caméra dans le mur de ma chambre. Je ne m’en suis jamais doutée », raconte-t-elle. Trois mois durant, les services de renseignement filment la vie privée de la jeune femme et de son amant : leur intimité sexuelle, mais aussi leurs critiques contre des responsables de leur coalition, formée en vue des élections législatives de 2016. « Ces propos ont fait plus de mal que nos ébats. Après leur diffusion, nous n’avons plus pu travailler ensemble », regrette-t-elle. Un signe que l’opposition de 2016 était peut-être plus fragile que celle de 2011, qui avait su rester à peu près unie face au déluge de kompromats.

« Le FSB fournissait aux médias tous types de documents selon les besoins des kompromats – extraits de vidéosurveillance, enregistrements d’appels, relevés bancaires, messages, emails », se rappelle le journaliste Dmitry Belousov, qui a quitté le pays, refusant, explique-t-il, « d’être un pion dans leurs jeux sordides ». Il avait travaillé en 2017 sur une série de documentaires intitulés L’argent sale des libéraux, diffusés sur la chaîne privée russe REN-TV et qui visaient à dénigrer le parti d’opposition Russie ouverte… et toujours Alexeï Navalny, l’ex-opposant n° 1, éternel sujet des kompromats poutiniens.

Diviser et déstabiliser

Comme le note le site d’investigation russe Proekt, ces documentaires ont une caractéristique commune : une utilisation abondante d’écoutes téléphoniques, d’images de vidéosurveillance et de documents confidentiels. Ces films montrent à quel point Navalny était soumis à une surveillance constante du FSB. « Le but était triple : monter la population contre l’opposition, nous diviser et nous déstabiliser, analyse Natalia Pelevina. Dans mon cas, ils y sont parvenus. »

Dans la Russie actuelle, le kompromat s’accompagne de méthodes encore plus agressives que par le passé. « Jeter publiquement le discrédit sur une personnalité d’opposition, c’est dépassé, s’exclame Belousov. Avant, Poutine et son gouvernement prétendaient vouloir seulement salir la réputation d’une personne, pas la supprimer. Maintenant, ils ont abandonné toute volonté de faire semblant. » En 2012, L’Express avait déjà publié un article sur les kompromats, décrivant la méthode du Kremlin pour salir ses opposants. Trois figures incontournables y étaient citées ou interrogées : l’oligarque en exil Boris Berezovsky, Alexeï Navalny, et Boris Nemtsov. Tous trois sont morts.



Source link : https://www.lexpress.fr/monde/sextapes-gros-sous-et-fsb-enquete-sur-vladimir-poutine-le-roi-du-kompromat-WQYNVGUC6FEV5IULEMM6TBLVVE/

Author : Alexandra Saviana

Publish date : 2025-08-03 16:00:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express