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« Des scénarios pour me faire tomber » : le piège spectaculaire tendu au trop gourmand Carlos Ghosn

« Des scénarios pour me faire tomber » : le piège spectaculaire tendu au trop gourmand Carlos Ghosn

Au bout du fil, Carlos Ghosn paraît, de prime abord, avoir peu changé. Jonglant tel un maestro survolté avec les chiffres et les devises, passant d’une langue à l’autre, disponible et disert, il fait montre de pugnacité. Deux signes toutefois montrent que sa vie ne ressemble plus du tout à celle qu’il connut, puissant dirigeant de trois constructeurs automobiles, volant à bord du jet privé de Nissan de fuseaux horaires en capitales : le Wi-Fi erratique de son domicile beyrouthin – soit la patricienne maison rose située au cœur du chiquissime quartier d’Achrafieh dont son ex-employeur réclame la propriété –, et le temps, décontracté, dont il dispose cet après-midi de juin pour présenter au téléphone sa version des faits. Son antienne, répétée depuis 2018, ne varie pas : sa chute fut ourdie, un complot machiavélique inventé par les Japonais et accepté par le gouvernement français qui détestait son insolence.

« La responsabilité de l’Etat français est énorme, j’avais une relation un peu difficile avec le gouvernement, car je n’aimais pas trop que celui-ci se mêle de Renault. C’est une question de principe, ils sont incompétents, ils ont été élus pour diriger un pays, ils ne sont pas élus pour diriger des entreprises, donc oui Emmanuel Macron a une responsabilité primordiale dans cette affaire », répète-t-il. Pour étayer sa lecture des faits, ses avocats libanais assurent disposer de documents, démontrant que dès février 2018, soit dix mois avant sa spectaculaire arrestation, quelques cadres de Nissan cherchaient à le piéger, échafaudant plusieurs pistes dont, assure Carlos Ghosn, celle de le faire passer pour atteint de démence.

Un spécialiste des sondages

Ils assurent en outre que, six mois avant la première élection d’Emmanuel Macron, la direction de Nissan aurait recruté en France un spécialiste des sondages chargé d’estimer la probabilité de l’arrivée du jeune ministre de l’Economie à l’Elysée. Car pour Carlos Ghosn, et son équipe d’experts, l’histoire derrière sa chute retentissante serait celle-ci : Emmanuel Macron, à l’origine de la loi Florange votée en 2016 (une loi accordant des votes doubles en assemblée générale aux actionnaires de long terme), aurait fait peur aux Japonais. Cette loi a en effet permis à Renault d’obtenir 30 % des droits de vote chez Nissan, constructeur deux fois plus lourd que lui, tandis que Nissan ne disposait chez Renault, malgré ses 15 % de parts, d’aucun droit de vote. Convaincus que Paris prévoyait à terme d’avaler Nissan, les Japonais auraient paniqué.

« Emmanuel Macron a une responsabilité primordiale puisqu’il est à l’origine de la loi Florange et coupable de son comportement vis-à-vis des Japonais », insiste l’ancien patron. Afin d’éviter la manœuvre, la direction de l’entreprise nippone, fleuron de la fierté nationale, aurait, avec le soutien de son gouvernement, cherché à se débarrasser de Carlos Ghosn, en retournant contre lui les incroyables largesses financières qu’elle lui avait jusqu’alors accordées sans barguigner.

Arrêté à sa descente du jet d’affaires

L’affaire, événement majeur du monde des affaires, démarre le 19 novembre 2018. Ce jour-là, le patron de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi est arrêté à Tokyo dès sa descente du jet d’affaires qui le ramène de Beyrouth. Le geste est spectaculaire car le dirigeant est à son apogée : sous ses ordres, 450 000 salariés, 122 sites industriels, et 10,6 millions de voitures vendues chaque année dans plus de 200 pays. Nonobstant sa puissance, le voici conduit dans une petite salle, au motif d’un souci de visa. Et là, à l’abri des regards, un procureur l’informe l’arrêter pour violation de la loi Fiel (« financial instruments and exchange law »). Il est soupçonné d’avoir manœuvré, avec l’aide de son adjoint, l’Américain Greg Kelly, afin que ses compensations financières n’apparaissent pas dans les documents transmis chaque année aux autorités japonaises des marchés financiers.

Toujours selon le procureur, Ghosn et Kelly auraient dissimulé près de 42 millions d’euros. Le PDG de Renault demeurera cent huit jours en détention à la prison de Kosuge, régulièrement interrogé par le procureur, sans la présence d’un avocat. Pour étayer leur dossier d’accusation, les enquêteurs japonais sont partis des informations que leur a fournies Hari Nada, le chef de cabinet de Ghosn, informations que celui-ci échange contre son immunité – autrement dit Hari Nada participe à une enquête judiciaire dans laquelle ses fonctions professionnelles l’ont étroitement impliqué.

Les enquêteurs analysent des milliers de documents, entendent des témoins, mènent des perquisitions, et bientôt mettent le sexagénaire en examen à quatre reprises. Outre le système permettant que, pendant huit ans, ses compensations différées ne figurent pas dans les rapports boursiers, il aurait utilisé à des fins personnelles des fonds de Nissan, et il aurait orienté vers des intérêts privés des sommes d’argent que le constructeur automobile japonais destinait à la société omanaise Suhail Bahwan Automobiles.

Selon Ghosn, toutes ces accusations sont fausses. « Je dispose de pièces qui prouvent qu’en amont du piège de mon arrestation, pendant plusieurs mois, quelques cadres de l’entreprise, proches du pouvoir politique au Japon, échafaudaient divers scénarios pour me faire tomber », affirme-t-il. A l’en croire, il serait la cible d’un complot fomenté par Hari Nada, et par le directeur général de Nissan, Hiroto Saikawa, avec le soutien actif des hauts fonctionnaires du Meti (ministère de l’Economie, du Commerce et de l’Industrie japonais). Le patron déchu argue que la direction de Nissan redoutait une fusion avec le français Renault, qu’elle aurait paniqué apprenant qu’il travaillait à une intégration plus poussée entre les trois constructeurs, resserrant ce qui jusqu’alors s’apparentait à des participations croisées. Nissan avait, il est vrai, quelque motif à refuser d’être mélangé dans Renault, tant le mariage était déséquilibré. Renault détient alors 43,4 % de Nissan, pourtant deux fois plus gros que lui. Or Nissan prospère depuis son redressement mis en œuvre par Ghosn, affichant des bénéfices et une rentabilité largement supérieurs à ceux de son partenaire français. Cherchant à empêcher la fusion honnie, Nissan aurait cherché comment se débarrasser du PDG de Renault.

Il est obsédé par sa rénumération

Or Carlos Ghosn, il en convient lui-même, était obsédé par sa rémunération qu’il estimait insuffisante alors qu’il passait pour une des personnalités mondiales les plus influentes et douées de l’automobile. Ayant atteint la soixantaine, il avait demandé en 2014 à Nissan de préparer sa retraite en proposant que l’entreprise lui accorde un système de rattrapage. Quand il cessera de travailler, Nissan lui versera des sommes d’argent, le prix à payer pour éviter que, devenu retraité, il aille faire profiter les concurrents de ses talents. « C’était pensé comme une compensation en échange de son interdiction d’aller travailler ailleurs », commente un de ses proches. Ces fonds, provisionnés par Nissan et organisés par Nissan, n’ont pas été déclarés aux autorités boursières. Normal, selon Ghosn : comment et pourquoi déclarer d’hypothétiques sommes non perçues ? Ce point constitue la pièce maîtresse de l’accusation au Japon. « Mon arrestation a été motivée pour une seule et unique raison : ne pas avoir déclaré une retraite, qui n’avait été ni décidée par le conseil d’administration, ni quantifiée par le conseil d’administration, ni même payée. Une fois que j’étais en prison, ils ont pris conscience du ridicule de leur accusation, alors ils se sont mis en tête de chercher d’autres éléments pour justifier leurs manœuvres », commente l’ancien PDG.

Et ils en ont trouvé, car Carlos Ghosn, surnommé le « cost killer » chez Nissan menait très grand train. Appartements somptueux à Paris, à Rio de Janeiro, yacht, maison de maître à Beyrouth, les avantages accordés au sauveteur du constructeur japonais s’étaient multipliés. Dans l’attente de son procès, il est assigné à résidence, sans portable, ni ordinateur. Mais en décembre 2019, il parvient à s’enfuir du pays, caché dans une valise géante, et s’envole pour le Liban, pays dont il détient un passeport et qui n’a pas d’accord d’extradition avec le Japon.

Depuis lors, les magistrats instructeurs français ont aussi mis leur nez dans le dossier. En 2022, le tribunal de Nanterre émet un mandat d’arrêt, lui reprochant abus de biens sociaux et blanchiment en bande organisée en lien avec le distributeur omanais Suhail Bahwan Automobiles. Fin juillet, après six ans de procédure, les juges ont ordonné la tenue d’un procès afin qu’il soit jugé notamment pour corruption et trafic d’influence, aux côtés de Rachida Dati, ministre et future candidate à la mairie de Paris, soupçonnée elle d’avoir perçu 900 000 euros entre 2010 et 2012 pour des prestations de conseil, alors qu’elle était avocate et députée européenne. S’indignant à grands cris d’être la cible d’un complot, pensé par les Japonais et relayé par les Français, l’ancien roi de l’automobile se prépare à ce calendrier judiciaire en dispensant ses cours de gestion aux étudiants de l’université libanaise du Saint-Esprit de Kaslik. Et les étudiants s’y pressent en masse.



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Author : Emilie Lanez

Publish date : 2025-08-04 16:00:00

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