L’Express

Jérôme Fourquet : « Les jeunes générations ont grandi avec une vision violente du monde du travail »

Jérôme Fourquet : « Les jeunes générations ont grandi avec une vision violente du monde du travail »

C’est certainement la mesure que les Français ont principalement retenue du plan budgétaire proposé par François Bayrou, mardi 15 juillet. Pour que « la situation de la France s’améliore », le Premier ministre a estimé que « toute la nation » devait « travailler plus », et a ainsi proposé la suppression de deux jours fériés, ce qui permettrait selon lui de dégager « 4,2 milliards d’euros ». Dans la foulée, la ministre du Travail Astrid Panosyan-Bouvet a évoqué la possibilité « de monétiser la cinquième semaine de congés payés », qualifiant cette initiative de « droit nouveau », qui serait « générateur de croissance ».

Des mesures censées booster l’économie, mais fraîchement accueillies par les Français – selon une étude de l’Ifop publiée deux jours plus tard, le 17 juillet, seules 23 % des personnes interrogées se disent favorables à la suppression de deux jours fériés, et seules 26 % considèrent ce plan comme « juste ». « Ces annonces sont en effet très impopulaires, mais il me semble qu’elles sont parfaitement assumées par le gouvernement, qui s’inscrit dans une espèce de bataille culturelle face à une tendance de fond qui est celle de la perte de la centralité du travail dans notre société », estime le politologue Jérôme Fourquet, directeur du département opinion et stratégies d’entreprise de l’Ifop et auteur de Métamorphoses françaises (Seuil, 2024). Entretien.

L’Express : Les Français sont-ils, selon vous, prêts à accepter de « travailler plus », comme le suggère le gouvernement dans ses récentes propositions ?

Jérôme Fourquet : La réponse à notre sondage post-intervention de François Bayrou est très nette, bien que très attendue : plus de trois quarts des Français sont opposés à la mesure de la suppression des deux jours fériés, par exemple. On peut comparer ce rejet à celui qu’avait inspiré la proposition de Jean-Pierre Raffarin en 2004 de supprimer le jour chômé du lundi de Pentecôte pour financer le Plan grand âge, à laquelle s’étaient opposés deux tiers des Français. On voit qu’il existe un attachement profond des Français quant à leurs acquis sociaux, mais on peut aussi en déduire, en toile de fond, que la place du travail dans la société française a changé, et qu’elle n’est plus aussi importante qu’auparavant.

Cela ne veut pas dire qu’il existe une opposition au travail en tant que tel en France – le taux de chômage, qui s’élève actuellement à 7,5 % et se situe à son plus bas niveau depuis 1982, le démontre parfaitement. S’il y avait une aversion généralisée pour le travail, ce taux ne serait pas aussi bas ! Ce qui se joue, c’est plutôt ce que j’appelle la « perte de centralité » du travail.

En 1990, 60 % des Français estimaient ainsi que leur travail était « très important » dans leur vie, contre seulement 24 % en 2025, soit une chute de 36 points. Il y a trente-cinq ans, nos concitoyens plaçaient par ailleurs le travail en deuxième position des éléments les plus importants de leur vie, après la famille. Désormais, il arrive en quatrième position, après la famille, les amis et relations et… les loisirs.

Comment expliquez-vous un tel changement de perception vis-à-vis du travail ?

Tout d’abord, les Français passent beaucoup moins de temps au travail en 2025 qu’en 1990. Il y a trente-cinq ans, d’après la Dares, la durée effective de travail annuel était de 1 814 heures par actif – contre environ 1 600 heures en 2023. Cette baisse tendancielle s’explique évidemment par les conquêtes sociales des congés payés, les 39 heures puis les 35 heures, dans une société industrialisée qui a permis des gains massifs de productivité, dans laquelle il est désormais possible de travailler moins pour produire davantage. Ce « temps libéré » a pesé dans la perception du travail par les Français, et dans leurs représentations politiques sur le sujet : on se souvient par exemple de la volonté historique de la gauche « d’arracher du temps de travail au patron pour le rendre au travailleur », de la création du Ministère du temps libre en 1982 qui avait fait hurler le patronat, de la création de l’Agence nationale du chèque-vacances à la même époque…

Mais lors de la mise en place des 35 heures, la gauche a complètement abandonné l’idée que c’était à la puissance publique de proposer des activités sur ce temps nouvellement libéré. Cela a été massivement sous-traité au privé, et l’on a vu se développer les parcs de loisir, apparaître la mode des courts séjours, les promotions de la SNCF sur les longs week-ends, la création des plateformes de location comme Airbnb, des compagnies d’aviation low-cost, des plateformes de streaming… Qui se sont occupées de proposer des activités et de mettre en musique cette nouvelle société du loisir tout au long de l’année. Ces activités « hors travail » font désormais entendre leurs sirènes quotidiennement – et davantage encore avec le développement du télétravail –, et ont fortement pesé dans notre rapport au travail.

Y a-t-il d’ailleurs des manifestations culturelles de cette perte de centralité du travail dans le quotidien des Français ?

Bien sûr, on peut le voir par exemple dans les campagnes de publicité. En début d’année 2025, le voyagiste WeRoad a par exemple publié des affiches dans le métro parisien reprenant la liste de tous les jours fériés et de tous les ponts attendus sur l’année, avec ce slogan « 32 jours de vacances en posant 5 jours ». Vous avez aussi cette publicité pour l’agence de voyages Fram, dans laquelle vous voyez un couple qui se prélasse sous un cocotier, et un patron qui vient rappeler à l’ordre son employé pour lui rappeler de rentrer. Ou encore la campagne publicitaire mise en place par la ville de La Baule, appelant en 2023 à venir « vivre et travailler au pays des vacances ».

C’est également, au mois de février, des publicités pour la SNCF dans les matinales radio qui annoncent que les réservations pour les ponts de mai sont ouvertes, et qui permettent de vendre des centaines de milliers de billets dans la journée… Ces exemples illustrent parfaitement cette ère de la perte de centralité du travail, contre laquelle le gouvernement essaie de lutter en proposant de supprimer des jours fériés et en évoquant la fin des « viaducs » du mois de mai.

Au-delà de l’avènement d’une « société du loisir », quels sont les récents événements qui ont selon vous creusé cette distance entre les Français et leur rapport au travail ?

Depuis les années 1990, certaines évolutions dans le monde du travail ont entraîné une réelle mise à distance des salariés par rapport à leur emploi. A commencer par la litanie des plans sociaux, fermetures d’usines ou d’entreprises entre les années 1990 jusqu’au milieu des années 2010, avec leur cortège de plans de départ en préretraite – ce qui a été pour bon nombre de salariés extrêmement violent – justement parce que vous appliquiez ce traitement à des Français qui considéraient à 60 % le travail comme central dans leur vie.

Ce que les auteurs de ces politiques ont peut-être oublié, c’est que ces gens-là avaient des enfants, qui ont grandi avec cette vision violente du monde du travail, et ce sentiment que malgré tout ce que l’on pouvait donner à son employeur, il était possible d’être remercié aussi facilement. Cela a beaucoup joué dans la perception du monde du travail par les jeunes générations, qui ont souhaité reconsidérer les choses et recalibrer leurs efforts en fonction de cette nouvelle donne.

Le deuxième élément, c’est évidemment la financiarisation de notre économie, avec la montée en puissance des fonds d’investissement qui ont racheté beaucoup d’entreprises, ce qui a, de fait, modifié l’ambiance et le rythme de travail dans ces structures souvent familiales. Soudainement, une pression bien plus forte s’est installée sur les épaules des patrons, puis des managers et des salariés.

Enfin, l’inflation normative européenne et française a accentué cette pression, avec une augmentation considérable des normes sur le travail, l’environnement, la construction, la santé, mais aussi le développement du contrôle qualité, des certifications, avec du reporting et des process à tous les étages… Cela pèse sur beaucoup de professions, que ce soit dans le public ou le privé, et détourne certains salariés du cœur de leur métier et de leur appétence originelle pour leur travail.

Cela passe-t-il aussi par la perte d’un certain statut social lié au travail ?

Il y a en effet un événement auquel ont fait rarement allusion lorsqu’on parle de rapport au travail, qui est celui de la multiplication du nombre de Français atteignant le niveau du baccalauréat. En 1985, seulement 29 % des jeunes allaient jusqu’au bac, contre plus de 80 % aujourd’hui.

L’inflation normative détourne certains salariés du cœur de leur métier et de leur appétence originelle pour leur travail

Beaucoup de Français sont actuellement les premiers de leur famille à avoir accédé aux études supérieures, avec la promesse, en toile de fond, d’obtenir un emploi de cadre, de manager, avec un bon salaire, de bonnes conditions de travail. Cela a généré collectivement, sur quarante ans, d’énormes attentes sur le monde du travail, qui n’ont malheureusement pas toujours abouti, avec un réel problème de reconnaissance au travail et de statut social.

On a beaucoup parlé ces dernières années, et notamment depuis le Covid, de la question de la santé mentale au travail. Y a-t-il eu selon vous une sorte de mini-révolution sur le sujet en France, qui a pu impacter le rapport au travail des Français ?

Pour maintenir une certaine production de richesse avec un nombre d’heures passées au travail qui ne cesse de diminuer, il a fallu passer par une intensification du travail, qui représente un terreau très fertile pour les situations de burn-out ou de mal-être dans certains secteurs : plus de pression sur les délais, sur les coûts, plus de contrôle.

Nous sommes également rentrés dans une société tertiarisée, que l’on peut qualifier de société du « client roi », qui impacte tous les métiers de service, dans la restauration, la grande distribution ou la livraison, la santé, et qui génère une organisation du travail très particulière, source de stress et de tensions pour correspondre aux standards et volontés du client.

Cette évolution du rapport au travail est-elle selon vous une spécificité française, ou peut-on l’observer chez nos voisins européens ?

Le sentiment de ne pas être reconnu à sa juste valeur dans son travail est un sentiment assez français : en 2018, seuls 44 % des salariés français se sentaient ainsi reconnus par leur employeur ou la structure qui les employait, contre 64 % des Britanniques, 76 % des Allemands ou 79 % des Américains. Il y a derrière cet écart de chiffre un gros sujet sur la question de management à la française : vous avez culturellement en France une organisation du travail, une planification des carrières et une stratégie de rémunération complètement centrées sur les collaborateurs de 30 à 45 ans. Ce sont sur eux que l’on mise, et la question de la place des seniors dans l’entreprise ou de l’intégration des jeunes est restée pendant très longtemps impensée en France, par rapport à d’autres pays. Nous sommes restés sur un schéma assez obsolète sur ce sujet, ce qui peut peser sur le rapport au travail des plus jeunes et des plus âgés.



Source link : https://www.lexpress.fr/societe/jerome-fourquet-les-jeunes-generations-ont-grandi-avec-une-vision-violente-du-monde-du-travail-SMODC7IRSRDLVGTXT5NXRUJ7CY/

Author : Céline Delbecque

Publish date : 2025-08-04 15:00:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express