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« Les droits de douane de Trump, la recette parfaite pour s’appauvrir » : l’avertissement de Douglas Irwin

« Les droits de douane de Trump, la recette parfaite pour s’appauvrir » : l’avertissement de Douglas Irwin

Depuis quelques jours, Donald Trump jubile. Après avoir imposé à l’Union européenne, le 27 juillet, un accord commercial fixant à 15 % les taxes sur les importations européennes, le président américain s’est félicité de l’entrée en vigueur des droits de douane avec de très nombreux pays et partenaires commerciaux, faisant grimper le taux moyen des tarifs douaniers américains de 2,5 % à 17 %. « Les tarifs douaniers rapportent des milliards de dollars aux États-Unis », s’est-il ainsi réjoui sur Truth Social.

Rien, semble-t-il, ne saurait troubler cette séquence d’autocongratulation, rythmée par le récit d’un protectionnisme censé rendre à l’Amérique sa grandeur et sa richesse passées. Alors, lorsque le Bureau of Labor Statistics a publié, ce 1er aout, un rapport dévoilant des chiffres de l’emploi alarmants, Donald Trump a vu rouge. Quelques heures plus tard, il annonçait, sur le même réseau social, le licenciement d’Erika McEntarfer, cheffe du bureau statistique de l’emploi, l’accusant – sans la moindre preuve – d’avoir manipulé les chiffres à des fins politiques.

Pour Douglas Irwin, professeur d’économie politique à l’université Dartmouth, grand spécialiste du commerce international et auteur d’un ouvrage de référence sur l’histoire des politiques douanières aux États-Unis (Clashing over Commerce : A History of U.S. Trade Policy), ces mauvais chiffres ne sont guère surprenants. L’histoire, rappelle-t-il, montre que le protectionnisme n’a jamais été un moteur de prospérité aux États-Unis. Bien au contraire, « c’est la recette parfaite pour s’appauvrir dans l’avenir »… Entretien.

L’Express : Donald Trump a déclaré que ces droits de douane « rendent les États-Unis grands et riches à nouveau ». Qu’en pensez-vous ?

Douglas Irwin : Les premières données indiquent au contraire que ces droits de douane sont déjà en train d’affaiblir l’économie américaine. Les chiffres de l’emploi montrent un net ralentissement du marché du travail. Sur le long terme, il est à peu près certain que les droits de douane vont entraîner une baisse des exportations, ainsi qu’une hausse des prix sur les biens importés, qui va se répercuter directement sur le portefeuille des consommateurs américains.

Pourtant, Donald Trump et ceux qui défendent sa politique protectionniste prétendent que cela va relancer l’industrie manufacturière et restaurer la balance commerciale…

C’est ce qu’on pourrait penser, intuitivement : si l’on importe beaucoup de produits manufacturés, le fait d’en restreindre l’entrée par des droits de douane prohibitifs devrait mécaniquement relancer la production nationale. C’est un argument de bon sens qui justifie, depuis des siècles, les politiques protectionnistes dans de nombreux pays. Mais la réalité est bien plus complexe, surtout à notre époque, où une grande partie du commerce mondial concerne des biens intermédiaires et des composants. Quand vous augmentez le prix de ces biens, vous impactez indirectement les industries manufacturières qui en dépendent.

Les tarifs nuisent à la compétitivité des entreprises américaines…

Dans la presse américaine, de nombreux articles témoignent de l’impact de la hausse des prix de l’acier sur des secteurs clés de l’économie, comme l’automobile, le secteur agricole… Ce ne sont pas seulement les produits importés qui voient leurs prix augmenter, mais aussi leurs équivalents fabriqués localement, car l’acier est un intrant essentiel pour de nombreuses entreprises.

Les tarifs douaniers alourdissent les coûts de production pour les fabricants américains, qui perdent en compétitivité face à leurs concurrents étrangers. Le Wall Street Journal a récemment publié un article sur Ford, qui s’estime être fortement désavantagé par ces tarifs, car il doit payer un surcoût de 50 % sur l’acier et l’aluminium importés, contrairement à ses rivaux étrangers. Tout cela nuit à la compétitivité des entreprises américaines, soit l’exact opposé de ce que prétend accomplir Trump avec son protectionnisme.

Quels vont être les effets pour les Américains ?

Les droits de douane sont, en réalité, des taxes sur les importations. Or, aujourd’hui, ces taxes s’appliquent de façon généralisée à une large gamme de produits, y compris des biens de consommation courante comme les vêtements ou les chaussures. L’augmentation des prix sur ces produits va d’abord impacter les ménages les plus modestes, car ils y consacrent une part plus importante de leur revenu. D’une certaine manière, un droit de douane est une sorte d’impôt régressif.

Dans votre livre Clashing over commerce, A History of US Trade Policy, vous distinguez trois périodes dans l’histoire des politiques douanières aux États-Unis. La plus récente, de la Grande Dépression à aujourd’hui, serait marquée par la réciprocité, c’est-à-dire la volonté de chercher à diminuer les tarifs douaniers par des accords avec les partenaires commerciaux. Est-on, avec Donald Trump, rentré dans une nouvelle ère ?

C’est encore trop tôt pour le dire, car on ne sait pas encore si la politique commerciale de Trump va survivre à sa présidence. Dans mon livre, j’analyse des tendances de fond qui s’inscrivent dans le temps long, et qui dépassent la temporalité politique des mandats présidentiels.

Mais vous avez raison de souligner qu’avec Trump, la rupture est nette par rapport à la politique commerciale américaine menée depuis la Seconde Guerre mondiale. Donald Trump parle beaucoup de « réciprocité », mais dans un sens très différent de la manière dont je l’emploie dans le livre. Traditionnellement, la réciprocité signifiait que les États-Unis baissaient leurs droits de douane en échange d’une baisse équivalente chez leurs partenaires commerciaux. C’est le principe qui dirige les négociations multilatérales dans le cadre du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), de l’OMC et des accords de libre-échange.

Pour l’administration Trump, la réciprocité est interprétée comme un équilibre strict des échanges : si les États-Unis ont un déficit commercial, alors cela prouverait ipso facto que les règles du jeu sont biaisées. Ils utilisent donc les droits de douane comme un levier correctif. Cette approche me semble peu constructive, en plus d’être inefficace pour rétablir l’équilibre commercial. Donc d’une certaine manière, Trump continue l’ère de la réciprocité, mais avec une approche très différente. Certains estiment qu’il faudrait parler d’une quatrième période, qui serait marquée non plus par la réciprocité, mais par la « rétribution », c’est-à-dire l’usage des droits de douane comme un outil de sanction contre les partenaires commerciaux.

Est-ce que cette position américaine est partie pour durer ?

Ce qui a changé, fondamentalement, c’est que les États-Unis et la Chine ne sont plus des puissances coopératives, mais concurrentes. L’inquiétude croissante, à Washington, vis-à-vis des ambitions géopolitiques de Pékin et de son ascension économique explique en grande partie les réorientations actuelles. Désormais, la stratégie commerciale américaine vise à contenir la Chine, voire à s’en découpler. Il existe même un consensus bipartisan sur le fait qu’un approfondissement de l’intégration économique avec la Chine n’est plus souhaitable. L’administration Biden a d’ailleurs suivi cette ligne.

En revanche, les autres droits de douane imposés par Trump – sur l’UE, le Canada, le Mexique, ou encore le Japon, la Corée, l’Australie et la Nouvelle-Zélande – bénéficient de beaucoup moins de soutien politique aux États-Unis. Il ne serait pas improbable qu’une future administration revienne dessus.

Cela étant dit, il est vrai que le système politique américain est marqué par une forte inertie : une fois qu’une mesure est appliquée, il est très difficile de faire machine arrière. On a un exemple historique avec les tarifs douaniers des années 1930, qui avaient fortement augmenté. Il a fallu attendre longtemps, après la Seconde Guerre mondiale, pour qu’ils baissent réellement. J’espère qu’après Trump, la future administration saura faire la différence, dans sa politique commerciale, entre alliés et adversaires.

je reste surpris que l’UE n’ait pas adopté, dès le début, une position plus ferme face à Trump

En France, le discours dominant sur l’accord passé entre l’Union européenne et les États-Unis, ce 27 juillet, est qu’il s’agit d’une défaite de l’UE et d’une victoire totale de Donald Trump. Êtes-vous d’accord avec cette analyse ?

L’Union européenne a effectivement cédé sur la plupart des exigences de Donald Trump. Selon moi, la Commission a cherché à gagner du temps en obtenant une forme de paix ou de stabilité à court terme, afin d’éviter de nouvelles demandes américaines dans six mois ou un an. Mais je reste surpris que l’UE n’ait pas adopté, dès le début, une position plus ferme face à Trump, en lui opposant des mesures de rétorsion plus marquées. La Chine, elle, a réagi immédiatement après l’annonce des tarifs douaniers du 2 avril, que Trump a baptisé « Jour de la libération ». Elle a riposté sans attendre, il y a eu une intensification des tensions, puis elles se sont apaisées.

En ne réagissant pas tout de suite, dès avril, l’Union européenne a perdu une partie de son levier dans son rapport de force avec l’administration Trump. Elle s’est retrouvée, comme d’autres pays, embarquée dans une négociation déséquilibrée et défavorable. Résultat, elle doit accepter des droits de douane nettement plus élevés, sans véritable contrepartie.

Pour Emmanuel Macron, l’Europe n’a pas été assez crainte. Mais l’UE avait-elle vraiment les moyens d’une telle stratégie ?

Il est vrai que l’Union européenne dispose d’un poids commercial important. Ses échanges bilatéraux avec les États-Unis sont très significatifs. En théorie, on pourrait être amené à penser qu’elle a le pouvoir d’infliger des mesures de rétorsion susceptibles de nuire à l’économie américaine.

Mais, et c’est ce qu’ont laissé entendre certains responsables de la Commission, l’administration Trump a bien conscience des vulnérabilités européennes, notamment dans le secteur automobile. L’Union européenne avait donc tout intérêt à préserver une certaine stabilité, même défavorable, afin de maintenir les échanges avec son partenaire américain. La position européenne est aussi fragilisée par des considérations géopolitiques, et l’importance de maintenir les États-Unis engagés dans le soutien militaire à l’Ukraine…

En résumé, l’UE dispose effectivement d’un pouvoir de négociation, mais face à une administration Trump particulièrement inflexible et prête à assumer une forte hausse des droits de douane – comme on l’a vu dans le cadre du bras de fer tarifaire avec la Chine -, ce pouvoir reste plus limité qu’on pourrait le croire, malgré son poids économique.

Dans ce contexte, l’Union européenne pourrait diversifier ses relations commerciales avec d’autres régions du monde. Pourtant, en France, l’opposition aux traités de libre-échange, comme l’accord UE-Mercosur, reste très forte…

Oui, c’est une voie que l’Union européenne suit depuis déjà plusieurs années, avec des accords de libre-échange conclus avec le Mexique, le Canada et plusieurs autres pays dans le monde. C’est une dynamique qui devrait logiquement se poursuivre, lui permettant de diversifier ses échanges et de réduire sa dépendance vis-à-vis du marché américain. Mais il ne faut pas oublier l’importance des barrières commerciales internes à l’Union européenne. Certains estiment même que les gains économiques potentiels d’une libéralisation plus poussée du commerce intra-européen pourraient être supérieurs à ceux attendus de nouveaux accords externes.

C’est la recette parfaite pour s’appauvrir dans l’avenir

Quoi qu’il en soit, l’Union européenne, dans un monde qui devient de plus en plus incertain, a tout à gagner à nouer des partenariats commerciaux avec d’autres régions. Il faut rappeler à ceux qui s’opposent au libre-échange que l’économie européenne a largement prospéré, depuis la Seconde Guerre mondiale, grâce à l’ouverture au commerce, aussi bien à l’intérieur du continent qu’avec le reste du monde. Ceux qui s’inquiètent des perturbations ou des conséquences que cette ouverture pourrait entraîner doivent se souvenir des années 1920 et 1930, quand de nombreux pays ont adopté des politiques protectionnistes. Les conséquences économiques et politiques furent désastreuses. Durant ces dernières décennies, les relations commerciales étaient plutôt stables. La montée en puissance de la Chine a eu un effet déstabilisant. Mais démanteler ce système, abandonner l’OMC et se refermer sur soi-même, c’est la recette parfaite pour s’appauvrir dans l’avenir…



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-08-04 16:59:00

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