L’Express

Loi Duplomb : les pesticides font-ils flamber les cas de cancer ?

Loi Duplomb : les pesticides font-ils flamber les cas de cancer ?


La tumeur de Fleur Breteau se devine dès le premier regard. Elle se voit à ces marques, criantes, laissées sur son corps, à ces mains décharnées, à ces cernes aussi, trop profondes pour n’être que passagères. Deux cancers consécutifs ont avalé ses sourcils, puis ses cheveux, avant de s’attaquer à son teint. Pourtant cette cinquantenaire n’a qu’une envie : qu’on la regarde, que l’on saisisse, au travers de son apparence, le drame provoqué par la maladie.

C’est en partie chose faite : cette Parisienne, consultante en entreprise, est devenue l’une des victimes du cancer les plus connues de l’Hexagone. Invitée à assister au vote de la loi Duplomb le 8 juillet, la militante, fondatrice de l’association « Cancer colère », s’est mise à scander : « Vous êtes les alliés du cancer ». Un coup d’éclat, sur un des balcons de l’Assemblée nationale, qui a instantanément fait d’elle et de ses stigmates le visage de l’opposition à ce texte législatif.

Selon la militante, désormais sur tous les plateaux, approuver la loi Duplomb reviendrait à voter « pour » le cancer. Il y aurait, selon elle, un lien avéré entre les pesticides que l’on retrouve dans l’eau ou dans l’alimentation et le nombre de tumeurs. Un avis tranché, partagé par de nombreux Français : plus de 92 % placent les résidus de produits phytosanitaires parmi les facteurs de risque les plus étayés pour ce type de pathologie, d’après un sondage réalisé en 2021 par Santé publique France.

Rien sur l’acétamipride

Pour ce qui est de la molécule que la loi Duplomb veut réintroduire, la question ne se pose pas : l’acétamipride, aux doses réglementaires, « n’a pas les caractéristiques pour être considéré comme cancérigène », répond l’agence européenne de sécurité alimentaire, interrogée par L’Express. Mais qu’en est-il des autres substances en circulation ? Peut-on dire, en plus des risques sanitaires connus, que les pesticides qui subsistent dans nos assiettes « donnent » véritablement le cancer ? Et si oui, font-ils vraiment flamber les cas ?

Contrairement à ce que laissent penser les sondages, ces sujets sont en réalité âprement débattus entre scientifiques. Si, effectivement, certaines substances agissent sur les cellules et l’ADN, les chercheurs ignorent les seuils exacts à partir desquels cela peut entraîner l’apparition de tumeurs avec des doses aussi faibles que celles retrouvées dans notre alimentation. Une donnée particulièrement difficile à établir, car dépendante de nombreux facteurs, comme l’âge, la génétique ou l’exposition à d’autres risques.

Aussi, s’il est possible de dire que les résidus de certains pesticides désormais interdits ont participé à augmenter le risque de développer certaines tumeurs – notamment de la prostate (à cause en particulier du chlordécone), du sang ou du système nerveux, selon une expertise collective menée par l’Inserm en 2021 – les scientifiques ignorent en revanche à quel point ces effets pèsent dans le décompte global des cas. Une question d’apparence anodine, mais on ne peut plus importante : est-ce, comme le laissent entendre certains opposants aux épandages chimiques, un scandale de santé publique ? Ou, au contraire, s’agit-il d’une donnée peu significative ?

Un rôle présumé faible

Là ou les Français préfèrent systématiquement la première proposition, les scientifiques, eux, ont plutôt tendance à pencher pour la seconde : « Si un jour le rôle des résidus de pesticides était attribué précisément, celui-ci ne serait, selon toute vraisemblance, pas de nature à faire gonfler les chiffres, auquel cas nous en aurions déjà vu les signes », résume Luc Multigner, épidémiologiste et coauteur du rapport de l’Inserm. De fait, contrairement à ce qui est parfois affirmé, aucune étude n’a jamais montré que les cancers en hausse en France progressaient de manière significative à cause de ces intrants.

L’exemple du cancer du sein, dont est atteinte Fleur Breteau, est on ne peut plus éclairant. A partir des rapports de référence en France, rédigés par l’Institut national du cancer (INCa), il est possible de classer les causes dites « évitables » de la pathologie, celles qui ne relèvent pas de la génétique, par exemple. C’est ce qu’a fait Catherine Hill, une des auteurs de ces travaux. Dans les diapositives de l’épidémiologiste, l’alcool arrive en tête, avec 15 % des cas. Le surpoids et l’obésité se classent seconds (8 %), suivis par les traitements hormonaux (5 %), le tabac (4 %) ou la mauvaise alimentation (4 %).

De part leur risque jugé faible, et l’absence de données, les pesticides ne sont pas cités dans les rapports officiels comment faisant partie des « causes », à proprement parler, du cancer du sein.

Les résidus de pesticides, eux, n’y figurent pas. Un lien n’est certes pas impossible : certaines études trouvent parfois des associations, comme avec le DDT ou avec le dieldrine, deux pesticides de première génération très toxiques, interdits depuis les années 1970. Mais, si effet il y a, il ne semble toutefois pas assez prononcé pour classer ces substances parmi les « causes », à proprement parler, du cancer du sein. De manière générale, ces signaux sont systématiquement associés à des pesticides désormais interdits, et dont la concentration baisse dans l’environnement.

Des nouvelles pistes

Il en va de même pour la plupart des tumeurs. Si bien qu’en dehors des études sur les professionnels, qui manipulent des barils entiers de ces substances, aucune synthèse de référence en France ne classe les pesticides comme les principaux contributeurs de ces pathologies – même dans le cas du glyphosate, pourtant au cœur de nombreuses interrogations. Dans le rapport sur les « causes du cancer en France », cosigné par l’INCa et le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), aucune mention n’est faite à ce propos, hormis quelques rappels sur la nécessité de réaliser davantage d’études.

Les choses peuvent bien sûr évoluer. Dans le cas du cancer du sein, une piste de recherche s’est imposée ces dernières années. De plus en plus de scientifiques s’intéressent, non pas à l’aspect cancérigène des pesticides retrouvés dans l’alimentation, mais à leurs effets sur les hormones. En agissant comme perturbateurs endocriniens, certaines de ces substances pourraient intervenir dans des processus du cancer du sein, très dépendant des taux d’œstrogène et de progestérone.

Si des résultats en ce sens ont pu être extrapolés, laissant entendre que les pesticides faisaient flamber les cas, ce n’est, là encore, pas ce que pensent les scientifiques : « Ici aussi, de nombreuses étapes sont nécessaires. Qu’une molécule agisse comme perturbateur ne suffit pas. A quel stade de la cascade hormonale intervient-elle ? Persiste-t-elle dans l’organisme, ou se transforme-t-elle ? », souligne l’épidémiologiste Luc Multigner.

Des pesticides déjà interdits

Pour exclure tout doute, le Circ prévoit d’évaluer trois pesticides pour lesquels ce type de phénomène est suspecté : le Fonofos et le Terbufos, retirés du marché français en 2003, ainsi que le Chlorpyrifos, interdit depuis 2020, sauf pour la culture d’épinards. Les résultats, attendus pour 2029, ne devraient pas faire apparaître les pesticides au rang des principaux pourvoyeurs de cas, car les substances en question sont en baisse ces dernières années, d’après les échantillons prélevés dans la nature.

Les avis tranchés qui circulent dans l’opinion ont toutefois de véritables conséquences en matière de santé publique : Catherine Hill nous montre sa boîte mail, où atterrissent parfois les messages de patientes persuadées qu’il y a erreur. Pour tenter de convaincre, l’épidémiologiste renvoie aux données sur les agricultrices. Dans une étude publiée en 2021 dans Environment International, et portant sur 249 000 volontaires de six pays développés dont la France, les cancers du sein se sont avérés … 21 % moins fréquents que dans le reste de la population.

Un argument massue, qui ne s’est jamais frayé un chemin dans les esprits. Pas plus que cette étude française, qui pourtant permet mieux qu’aucune autre de saisir la place réelle des pesticides dans les facteurs de risque du cancer : en 2018, les chercheurs qui administrent la cohorte NutriNet – 68 900 personnes suivies à distance – ont regardé l’état de santé des très gros mangeurs de fruits et légumes. Dans ce type de population, les tumeurs, tous types confondus, étaient… 25 % moins fréquentes, en raison, probablement, d’une meilleure alimentation.

De tout autres dangers

Que certains présupposés sur les pesticides se révèlent faux n’autorise pas à dire qu’il y a aucun danger : « Les pesticides restent des poisons à haute dose et tous les agriculteurs ne respectent pas les normes. Il arrive souvent que des produits jugés sûrs se révèlent problématiques, et des signaux d’alertes émergent sur de potentiels effets cocktails », avertit le toxicologue à l’Inserm Xavier Coumoul. Les pesticides ingérés pendant la grossesse peuvent par exemple augmenter significativement les risques de troubles neurologiques et moteurs chez l’enfant à naître. Appeler à la plus grande sobriété vis-à-vis de ces produits, n’a donc, de ce point de vue, rien d’un acte militant.

Mais, et c’est toute la problématique, agiter de mauvaises raisons pour justifier le principe de précaution risque à terme de détourner le débat public des vrais problèmes. A ce titre, l’exemple du cancer du sein est une nouvelle fois particulièrement parlant. A aucun moment la conversation médiatique, bien souvent concentrée sur les pesticides, n’a fait émerger les véritables pistes privilégiées dans la communauté scientifique pour expliquer la hausse enregistrée actuellement en France, estimée à 0,9 % par an depuis les années 1990.

En l’absence de signaux suffisamment forts venus des champs ou des agricultrices, d’autres pistes d’explications sont préférées. Le fait que les femmes boivent et fument plus qu’avant, tout comme la tendance à manger plus industriel et moins équilibré sont désignés comme les explications principales par les autorités pour expliquer la progression de la pathologie, qui touche chaque année 61 000 femmes de plus dans l’Hexagone, pour un total annuel de plus de 12 000 décès.

Les « vraies » pistes scientifiques

D’autres pistes, comme l’âge de la puberté et de la ménopause, le recours aux traitements et contraceptifs hormonaux sont aussi à prendre en compte. De même que les grossesses : « Celles-ci sont moins fréquentes et plus tardives, tout comme les périodes d’allaitement. Or ce sont des moments charnières dans les mécanismes hormonaux », précise Astrid Coste, épidémiologiste au Centre Léon-Bérard. Les conséquences de ce changement de mode de vie sont bien plus importantes qu’on pourrait le croire : plus de la moitié de l’incidence du cancer du sein dans les pays développés s’explique par cette dynamique, rappelait une étude publiée dans The Lancet en 2002 et toujours d’actualité.

Enfin, et puisqu’il s’agit de passer en revue les fausses informations sur le sujet, non, la France n’est pas « championne du monde des cancers du sein » à cause des pesticides. Si, effectivement, le taux d’incidence tricolore est le plus haut du monde – non loin cependant d’autres pays développés – d’autres explications sont avancées. Comme une consommation d’alcool excessive dans notre pays, une exposition aux particules fines ou encore une plus forte proportion de dépistages dans l’Hexagone. « Les médecins n’hésitent pas à prescrire des examens, même avant l’âge recommandé, détaille Amina Amadou, épidémiologiste à Léon-Bérard. Résultat, jusqu’à 20 % des tumeurs détectées n’auraient probablement jamais évolué vers des formes invasives. »



Source link : https://www.lexpress.fr/sciences-sante/loi-duplomb-les-pesticides-font-ils-flamber-les-cas-de-cancer-HSKOFC2KZNCDFIPKGPQQYIOMH4/

Author : Antoine Beau

Publish date : 2025-08-04 05:45:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express
Quitter la version mobile