« Pourquoi vouloir lui nuire avec un article ? » L’ancien dirigeant de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) qui nous questionne est embarrassé pour son ami. Car « lui » est un homme aussi puissant que mystérieux. Un fonctionnaire qui passerait inaperçu dans le métro, ou presque, étant donné sa carrure imposante. Nul ne se douterait qu’il partage un strapontin avec le stratège en chef des services secrets français. « A toute exhibition, ma nature est rétive », nous a d’ailleurs répondu l’intéressé lorsque nous l’avons contacté, en citant Georges Brassens dans Les trompettes de la renommée.
Des attentats de 2015 à l’espionnage russe, depuis treize ans, cet inconnu a tout géré dans l’ombre, jusque dans les détails les plus classifiés qu’on partage seulement en tête-à-tête. Non sans s’attirer, au moins une fois, un hommage en conseil de défense d’Emmanuel Macron. « C’est le vrai patron opérationnel de la DGSI », jauge Pierre de Bousquet de Florian, coordonnateur du renseignement à l’Elysée entre 2017 et 2020. « Il y a deux qualités que j’ai particulièrement appréciées chez lui : sa connaissance très fine du renseignement, sa profondeur stratégique ; et sa loyauté extrême vis-à-vis de l’État et de ses chefs. C’est un professionnel précieux, devenu un vrai ami », loue Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE) depuis 2024, après cinq ans à la DGSI.
Son visage a fait brièvement irruption dans le domaine public le 22 janvier 2024. Gérald Darmanin présente le dispositif de sécurisation de la flamme olympique. La directrice de la DGSI est absente de la conférence de presse, le ministre de l’Intérieur improvise et invite à la tribune son numéro deux, le directeur de la recherche et des opérations. Il s’appelle Thierry Matta. Accent chantant, costume ample façon baron du gaullisme et cravate rouge à carreaux de dirigeant de PME débonnaire, ce commissaire n’a pas l’engoncement de certains de ses homologues hauts fonctionnaires. Plutôt le charme austère d’un François Molins version secret-défense ou d’un Smiley, le maître-espion britannique au physique quelconque des romans de John Le Carré. « En matière sécuritaire, on est un peu loin de l’événement pour pouvoir se prononcer de manière très rationnelle », conclut-il au bout d’une minute 20 d’un exposé volontairement neutre, comme pressé de retrouver son bureau au huitième étage du siège de la DGSI, à Levallois-Perret, là où il passe quatorze heures chaque jour, sauf le dimanche. « C’est la tour de contrôle, la mémoire de l’institution, une sorte de menhir qui a tout vu », décrit Hugues Moutouh, le secrétaire général du ministère de l’Intérieur.
Il a secondé quatre directeurs, servi neuf ministres, inamovible toujours. « Thierry Matta est l’homme qui voit passer tout ce qui se fait à la DGSI, donc probablement l’homme le mieux renseigné », juge Lucile Rolland, ex-sous-directrice dans ce service secret puis cheffe du renseignement territorial, aujourd’hui à l’inspection générale de la police nationale (IGPN). Chaque semaine, au moins jusqu’à une période récente, il animait une réunion anti-terroriste, en l’absence du directeur. Auprès des sous-directeurs, il échafaude des stratégies de négociation avant un rendez-vous avec un homologue étranger, qu’il faudra convaincre de troquer certaines informations. Il reçoit régulièrement le chef de poste de la CIA à Paris et tient les rênes lorsque le directeur se déplace à l’étranger, un cas fréquent.
La DGSI débarque dans un petit village normand
Le 8 avril 2025, un agent consulaire algérien est repéré devant le domicile du réfugié Amir Boukhors, la DGSI soupçonne une action violente et l’interpelle en urgence ; le public n’en sait rien mais les services de Thierry Matta mènent une enquête ultra-secrète depuis des mois. Le 10 avril 2022, lorsque la DGSI débarque dans un petit village normand pour interrompre un échange tarifé à plusieurs milliers d’euros entre un agent d’ambassade russe et un industriel français, la manœuvre doit également beaucoup au directeur-adjoint. Pendant des mois, il a suivi ces échanges occultes, jusque dans leurs détails les plus sophistiqués.
Depuis longtemps, il appelle à se réarmer contre Vladimir Poutine. « C’est un connaisseur de l’espionnage et de la mentalité russes, dont il parle bien », se souvient Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) entre 2020 et 2025, qui l’a parfois croisé en conseil de défense à l’Élysée. Avantage de la stabilité, le numéro deux de la DGSI connaît Alexandre Bortnikov, le directeur du FSB, et son prédécesseur Nikolaï Patrouchev ; il les a rencontrés à Moscou. « Dans dix ans, les Russes reviendront », l’a-t-on entendu prophétiser à la direction de la surveillance du territoire (DST), l’ancêtre de la DGSI, dès le milieu des années 2000. Une obsession de quarante ans. « Thierry s’est engagé dans la police pour entrer à la DST et pour lutter contre le KGB », nous révèle Lucile Rolland.
Passionné de Napoléon
Né en 1962, Thierry Matta aurait pu embrasser d’autres vies purement intellectuelles : on le dit passionné de Napoléon, un des meilleurs connaisseurs de la guerre de Sécession, latiniste fervent, lecteur de Suétone et de Saint-Augustin. Chaque année depuis trente ans, il passe une semaine à Rome plongé dans les mystères de l’Antiquité. Mais ce catholique pratiquant, habitant de Versailles, choisit l’action. A Toulon, dans le Var, d’où il est originaire, il a pratiqué le rugby, comme première ligne, y héritant de quelques douleurs récurrentes à l’épaule. Quand il entre à la DST, en 1988, Emmanuel Macron étudie au collège ; la guerre froide ne sait pas qu’elle va bientôt prendre fin. Le service secret français vit dans la fierté de l’affaire Farewell, cette taupe recrutée au KGB, dont les milliers de documents hyper-secrets troqués à la CIA ont permis à François Mitterrand de se faire respecter des Américains.
Thierry Matta côtoiera bientôt un des protagonistes, le sous-directeur Raymond Nart ; il le charge de surveiller les espions yougoslaves en France, pendant la guerre des Balkans. On l’envoie aussi suivre des cours de perfectionnement sur l’Afrique et l’Asie modernes, en 1991, puis à Nice, où il dirige la cellule locale du contre-espionnage, dont une des missions est d’observer les oligarques russes actifs à Monaco. Un bébé DST fidèle : en 2022, il se fera remettre la rosette d’officier de la légion d’honneur… à la DGSI, en présence uniquement des agents du service et de sa famille. Pierre Bousquet de Florian, un de ses mentors, le décore.
En 2004, ce préfet chiraquien, nommé patron de la DST, se cherche un directeur de cabinet. Son adjoint Jean-François Clair, autre historique, lui conseille ce quadragénaire prometteur. Désigné « haut-potentiel » par « l’Etat profond » du service secret, Thierry Matta saisit sa chance de sortir du rang. Cinq ans plus tard, Frédéric Péchenard, nommé directeur général de la police nationale (DGPN), en 2009, le sollicite à son tour. « Tu sais, je n’ai jamais rien fait d’autre que du rens' », prévient celui qui est devenu sous-directeur chargé du personnel, un poste influent où on suggère les promotions.
Le voilà encore une fois propulsé directeur de cabinet et il fait merveille de nouveau dans le rôle du lieutenant dévoué, assure Péchenard, qui l’encense : « Il a été exceptionnel, pas conflictuel, calme en toutes circonstances ». En mai 2012, Manuel Valls, le nouveau ministre de l’Intérieur, a lui aussi besoin d’un professionnel aux horaires extensibles aux côtés de Patrick Calvar, pressenti comme directeur du contre-espionnage ; il nomme Matta directeur-adjoint.
Années d’effroi. Les départs en Syrie se comptent en milliers. « Il y a un truc terrifiant qui arrive, c’est l’Etat islamique », répète Thierry Matta. Las, le service de sécurité est débordé, les attentats de 2015 ensanglantent la France. Selon Philippe Chadrys, alors directeur de la sous-direction anti-terroriste (Sdat) de la police, cité dans Où sont passés nos espions ?, des journalistes Christophe Dubois et Eric Pelletier, la DGSI affirmera jusqu’au 17 novembre 2015, et malgré un témoignage circonstancié, qu’Abdelhamid Abaaoud, co-auteur des attentats, ne peut se trouver sur le territoire français. Au sein du service, certains craignaient un scénario « à la Carlos » : en juin 1975, deux inspecteurs de la DST, attirés dans un piège, avaient été abattus par le terroriste vénézuélien.
Thierry Matta est soupçonné d’entretenir une culture conservatrice, dans la lignée des historiques de la DST. La révolution s’opère pourtant, treize services secrets français coopèrent pour la première fois dans une même cellule antiterroriste, baptisée Allat et installée à la DGSI à partir de juin 2015. En mars 2016, les policiers interpellent le terroriste Reda Kriket en plein préparatifs d’une tuerie de masse prévue pendant l’Euro 2016 de football. Depuis, l’association avec la DGSE est devenue un tel automatisme que chaque départ d’un directeur ou d’un directeur-adjoint se célèbre au cours d’un dîner de maître-espions, à quatre.
Un bar à vins de Levallois
C’est l’époque où Patrick Calvar et Thierry Matta partagent volontiers un whisky avec quelques cadres, certains soirs, dans le bureau du directeur. Bon vivant, le directeur-adjoint a son adresse fétiche au déjeuner : le Fontanarosa, un restaurant italien du quinzième arrondissement de Paris, où on sert une mosaïque de poulpe et où il peut deviser avec le patron en sarde, la langue de l’île dont sa famille est originaire ; les agapes entre dirigeants de la DGSI ont davantage lieu dans un bar à vins de Levallois où un espace à l’écart a été aménagé.
Mai 2017, Patrick Calvar propose son nom pour lui succéder, mais Emmanuel Macron lui préfère Laurent Nunez, le préfet de police de Marseille, comme Bernard Squarcini, nommé dix ans auparavant. « J’ai compris : pour être DGSI, il faut avoir été préfet à Marseille », blague Matta auprès du « Squale », quelques semaines plus tard. Le seul indice d’une déception, car le « baron noir » du renseignement français se montre encore une fois un numéro deux loyal. « Nunez, Lerner, et l’actuelle DGSI, Céline Berthon, ont tous pensé à s’en séparer, mais ils ont vite compris l’intérêt qu’ils avaient à le garder », analyse une source informée de l’exécutif.
A plusieurs reprises, les conseillers d’Emmanuel Macron, jugeant qu’il est sain de faire tourner les postes, lui proposent de le déplacer. Parmi les points de chute envisagés : préfet délégué aux aéroports, coordonnateur-adjoint du renseignement, ou encore directeur de l’IGPN, comme l’a révélé Intelligence Online. Las, le commissaire refuse tout. Il ne rêve que d’une chose : poursuivre à la DGSI, au cœur du secret, jusqu’à sa retraite, au plus tard en 2031. On l’imagine aller pêcher à la mouche, une de ses passions, dans les montagnes italiennes qu’il affectionne, entre deux excursions romaines. Et en enfouissant bien sûr, tout au fond de sa mémoire impérissable, les innombrables secrets d’Etat qu’il détient.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/les-russes-reviendront-thierry-matta-le-stratege-de-la-dgsi-obsede-par-le-kgb-UAS6VONY2FDOPOB3VHWF4GFJDQ/
Author : Etienne Girard
Publish date : 2025-10-29 17:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.
