Alexandre Djouhri fait le pied de grue sur le parking de l’ambassade de France à Alger. Emmanuel Macron s’y exprime devant la communauté française, ce mercredi 6 décembre 2017, avant d’aller dîner à l’hôtel Aurassi avec le Premier ministre algérien. Sur le chemin vers sa voiture, l’intermédiaire sulfureux se rue sur lui. Las !, le président l’ignore. « Ce type-là, il cherche à se faire prendre en photo avec moi », s’agace le chef de l’Etat auprès de l’ambassadeur Xavier Driencourt. Facile d’imaginer comment un tel cliché aurait pu alimenter un « dossier noir ».
En mars 2022, le média Off investigation relaye le témoignage de Bernard Cheynel, un marchand d’armes, qui, sur la foi de confidences des « services secrets algériens », prétend qu’Alexandre Djouhri aurait organisé un rendez-vous de financement de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, en 2017. Quoi de mieux pour accréditer l’idée qu’un cliché tout sourire ?
La mythologie de la Ve République est jalonnée de grandes affaires. La fille cachée de François Mitterrand, des financements occultes de plusieurs campagnes présidentielles, l’emploi fictif de Penelope Fillon, les diamants offerts à Valéry Giscard d’Estaing… Sous ces authentiques scandales coexiste une autre histoire plus souterraine. Celle des petits et grands pièges tendus aux présidentiables. A l’œuvre, une faune obscure de comploteurs, avec ses cerveaux, ses complices, ses idiots utiles. On les a dénommés « officines » ou « cabinet noirs », à l’origine de « chantiers », comme on appelle ces coups montés dans le milieu policier, ou de « boules puantes ». L’idée ? Si le scandale n’existe pas, il faut l’inventer. Avec, souvent, le recours aux mêmes ressorts. « Les deux fils conducteurs des boules puantes sous la Ve République, ce sont clairement l’argent et le sexe. C’est ce qui fait mal et c’est ce qui fait parler », relève l’historien Jean Garrigues.
Rivarol publie le seul scoop de son existence
Le premier coup monté de la Ve République est pourtant d’un genre différent. François Mitterrand en est la victime autant qu’un des acteurs. Le 22 octobre 1959, l’hebdomadaire d’extrême droite Rivarol publie le seul scoop de son existence : six jours plus tôt, le sénateur Mitterrand a simulé une tentative d’assassinat à son encontre, avenue de l’Observatoire à Paris. Plusieurs médias ont effectivement rapporté les coups de feu tirés et la fuite de l’homme politique, dans le VIe arrondissement de Paris.
L’ancien député poujadiste Robert Pesquet se dévoile et assure être un des cerveaux de l’attentat, l’autre étant… François Mitterrand lui-même, afin de gagner la sympathie des électeurs. Incrédulité des journalistes. Devant la justice, Robert Pesquet dévoile immédiatement sa pièce maîtresse : deux lettres qu’il a postées quelques heures avant l’attentat, cachet de la poste faisant foi, et qui décrivent précisément le déroulement de la fusillade. C’est donc bien que le sénateur a participé à la mascarade.
Le futur président s’englue en fâcheuse posture. Il reconnaît avoir rencontré plusieurs fois Pesquet dans les jours précédents. Averti par ce dernier d’un projet d’attentat le visant, il aurait cherché à en savoir plus. Mais à aucun moment il n’aurait fomenté un simulacre. Affaire embrouillée où il apparaît qu’a minima, Mitterrand a accepté d’emprunter l’itinéraire suggéré par Pesquet, le jour J. Aucun doute, en revanche, sur le fait qu’il a été l’objet d’un piège de l’ex-député, devenu un « ultra » pro-Algérie française. Trente-six ans plus tard, Robert Pesquet, qui changea maintes fois de versions, prétendra dans Mon vrai-faux attentat contre Mitterrand (Michel Lafon), avoir été mandaté par Michel Debré, Premier ministre du général de Gaulle, pour « mettre hors combat » l’élu.
La rumeur des soirées échangistes
Neuf ans plus tard, Georges Pompidou est à son tour victime d’une conspiration. « Rien ne sera pardonné », grommelait-il encore à la fin de sa vie. A partir d’octobre 1968, le futur président de la République est l’objet d’une médisance qui voudrait que son épouse, Claude, participe à des soirées échangistes. Probablement le coup le plus tordu de la Ve République ; dans ses Cahiers secrets de la Ve République, Michèle Cotta relève le côté incongru de l’opération : « Ce qui est curieux, c’est de voir comment la découverte d’un cadavre sur une décharge a finalement entraîné une crise grave entre les gaullistes et l’ancien Premier ministre ». En réalité, l’affaire Markovic concentre tous les ingrédients d’une machination réussie. Auprès du journaliste Georges Suffert, Georges Pompidou résumera ainsi la manœuvre : « Un bon gros complot, lancé par des personnages secondaires, à coups de ragots répercutés par la presse. »
Le 1er octobre 1968, le corps de Stevan Markovic, factotum yougoslave d’Alain Delon, est découvert au bord d’une décharge d’Elancourt (Yvelines). Le journaliste Hervé Gattegno retrace patiemment la généalogie de l’affaire dans Un Cadavre sur la route de l’Elysée (Flammarion). Dans les jours suivants, la possibilité d’un chantage se répand dans la communauté yougoslave, Le 14 octobre, Le Figaro prête à Markovic « de nombreuses relations dans les milieux de la politique, du spectacle et de la chanson ». Le 24 octobre, Minute évoque une « effarante collection de photos » de Markovic, tout en spécifiant : « C’est là qu’on retrouverait « la femme d’un ancien membre du gouvernement » ».
Le nom de Claude Pompidou circule immédiatement parmi les journalistes et les politiques, révèle Michel Jobert, proche conseiller de Georges Pompidou, dans ses Mémoires. Comment l’expliquer ? A l’époque, Georges Pompidou, limogé du gouvernement en juin 1968, compte de solides adversaires dans les rangs gaullistes. Par ailleurs, les relations des Pompidou dans les milieux artistiques ulcèrent le général de Gaulle lui-même, qui y voit un mélange des genres qu’on ne qualifie pas encore de « bling-bling ». « A trop vouloir dîner en ville dans le Tout-Paris, comme aiment le faire les Pompidou, et à fréquenter trop de monde et de demi-monde, il ne faut pas s’étonner d’y rencontrer tout et n’importe qui », expose le chef de l’Etat à son fils.
Bob Akov, un délinquant emprisonné à Fresnes, prétend le 30 octobre, après avoir reçu la visite discrète d’un policier, que la « femme du Premier ministre » serait mêlée à des parties fines immortalisées par Stevan Markovic. Dans le même temps, une manipulation plus grossière encore se trame. A partir du 21 octobre, le Sdece, les services secrets extérieurs, enquêtent… sur un prétendu jeu de photos pornographiques de Claude Pompidou. Il ne sera jamais retrouvé mais alimentera les ragots pendant plusieurs années. Dans L’indic et le commissaire (Plon), le policier Lucien Aimé-Blanc racontera qu’à cette époque, un de ses amis de la base parisienne du Sdece, dirigée par un fervent gaulliste, lui avait demandé de lui présenter une prostituée quadragénaire grande et blonde. Il découvrira plus tard qu’elle avait posé pour des clichés attribués à madame Pompidou.
A coup bas, coup bas et demi, puisque au plus fort du tapage médiatique, Jacques Chirac, lieutenant de Georges Pompidou, appelle Joël Le Theule, secrétaire d’Etat à l’Information et réputé homosexuel, ce qui est interdit à l’époque. « Si cela ne s’arrête pas tout de suite, il va y avoir des pédés qui vont le regretter », menace-t-il, selon Thierry Desjardins, auteur d’Un inconnu nommé Chirac (La Table ronde). A partir de 1976, l’assistant de Joël Le Theule s’appelle François Fillon. Lui aussi est la cible de ces bruits homophobes. « Je l’ai toujours su. Ça circulait contre moi, pour me nuire ; ça ne m’a pas bouleversé. C’est Chirac qui racontait ça, que j’étais homosexuel. Séguin était allé lui dire d’arrêter », confiera-t-il à Vanity Fair en 2017.
Des ragots sur la vie privée
L’ancien chef de l’Etat passe pour avoir été un adepte des coups fourrés. Au point qu’un livre du journaliste Frédéric Charpier, Officines. Trente ans de barbouzeries chiraquiennes (Seuil), se consacre au phénomène. Il est question du Service d’action civique (SAC), police parallèle gaulliste un temps dirigée par Charles Pasqua, un allié, d’écoutes pirates de l’opposition à Paris ou encore… de ragots sur la vie privée d’Edouard Balladur. Quelques mois avant la présidentielle de 1995, une rumeur enfle, prétendument évoquée dans une note des renseignements généraux (RG). « Les relations entre Balladur et son jeune directeur de cabinet Nicolas Bazire ne sont pas seulement politiques et professionnelles. Elles sont de nature intime et homosexuelle », résument les journalistes Claude Angeli et Stéphanie Mesnier dans Le Nid de serpents (Grasset), publié pendant la campagne.
Pendant près de dix ans, le colporteur en chef de ces racontars se nomme Yves Bertrand, parfois surnommé « le concierge de la République ». De 1995 à 2004, il est un patron des RG expert des « notes blanches », ces rumeurs relayées anonymement au pouvoir politique et à la presse. Dans son livre, Frédéric Charpier décrit son modus operandi : « La technique consiste à alimenter en sous-main et secrètement un réseau de journalistes amis. Puis de rédiger des notes officielles qui reprennent leurs « révélations ». Enfin, de diffuser ces notes plus largement afin de répandre les révélations ». Le haut fonctionnaire propage par exemple le bruit que Lionel Jospin aurait acheté sa demeure sur l’Ile de Ré grâce à des fonds secrets du gouvernement. Entre janvier 2001 et octobre 2002, Bertrand a… 33 rendez-vous avec Dominique de Villepin, alors secrétaire général de l’Elysée, puis ministre.
Dès novembre 2003, le directeur des RG détient un des CD-ROM qui contient l’un des premiers listings de l’affaire Clearstream. Six mois plus tard, le juge Van Ruymbeke reçoit une liste de personnalités qui auraient touché des commissions occultes dans l’affaire des frégates de Taïwan. Parmi les noms cités figure celui de Nicolas Sarkozy. Tout est faux. L’enquête pénale montrera que la falsification est l’œuvre d’un informaticien, Imad Lahoud, interlocuteur à la fois d’Yves Bertrand et de la DGSE. « Les services secrets se retrouvent souvent mêlés à des affaires de manipulation de l’information car ils ont la technicité de ce genre de fabrication », note Jean Garrigues.
« Je suis victime depuis plusieurs mois d’une opération de démolition. Tout est organisé pour me détruire. Cela rappelle l’affaire Markovic », s’émeut à cette époque Nicolas Sarkozy, rapporte Sud Ouest. L’ex-président a lui aussi parfois prêté attention aux médisances. « Il aime colporter les rumeurs, il le fait même ouvertement », a affirmé Alain Duhamel auprès du journaliste Alexandre Duyck, auteur de La République des rumeurs (Flammarion). Pendant plusieurs années, il détient une information sensible : le contrôle de Dominique Strauss-Kahn en galante compagnie au bois de Boulogne, en 2006. « Oui, j’ai entendu parler de cette histoire », finira par reconnaître Claude Guéant, son fidèle collaborateur, auprès du Journal du dimanche, en 2011, après que DSK a été mis hors-jeu à la suite de l’affaire du Sofitel.
Le 7 juillet 2016, Emmanuel Macron demande des comptes. L’Express révèle alors l’échange. Lors de l’hommage rendu à Michel Rocard aux Invalides, le ministre de l’Economie apostrophe Nicolas Sarkozy : « Je sais qu’un de vos proches répand des rumeurs sur ma vie privée, dites-lui de se taire ». Un banquier d’affaires distille le ragot qu’il serait homosexuel. « Si dans les dîners en ville, si dans les boucles de mails, on vous dit que j’ai une double vie avec Mathieu Gallet ou qui que ce soit d’autre, c’est mon hologramme qui soudain m’a échappé mais ça ne peut pas être moi », finit par lâcher Emmanuel Macron au théâtre Bobino, le 6 février 2017. Habile intervention pour reprendre la main sur les commérages.
Deux jours plus tôt, dans la tradition des officines gaullistes, le député LR Nicolas Dhuicq s’est fendu d’un commentaire tout en sous-entendus : « Concernant sa vie privée, ça commence à se savoir à l’heure où nous parlons. Macron est quelqu’un qu’on appelle le « chouchou » ou le « chéri » des médias français, qui sont détenus par un petit nombre de personnes […] Il y a un très riche lobby gay qui le soutient. Cela veut tout dire. » Un entretien au média russe Sputnik. Mondialisation oblige, pour la première fois de la Ve République, les candidats doivent aussi affronter des boules puantes… venues de l’étranger. « L’irruption de la Russie sur le sujet de la désinformation en France, c’est quelque chose de vraiment nouveau depuis 2017 », analyse Jean Garrigues.
Dans un rapport compilé par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, que L’Express a pu consulter en mai dernier, plusieurs services de renseignement alertent sur les « opérations numériques de manipulation de l’information » menées par la Russie. Il s’agit notamment de « décrédibiliser des personnalités ». Deux mois auparavant, le propagandiste Dmitri Kisselev a ainsi colporté les bruits les plus malveillants sur une prétendue transsexualité de Brigitte Macron. « Emmanuel Macron a désespérément besoin de détourner l’attention du public des soupçons qui pèsent sur son union avec sa femme », a-t-il déclaré sur la chaîne Rossiya 1. Une rumeur reprise depuis plusieurs semaines par les cercles conservateurs et conspirationnistes américains. En juillet dernier, le couple Macron a porté plainte à ce propos contre l’influenceuse américaine Candace Owens.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/de-georges-pompidou-a-emmanuel-macron-soixante-ans-de-boules-puantes-contre-les-presidentiables-TTIFZXPIL5DXVHLU3L6727QCKM/
Author : Etienne Girard
Publish date : 2025-08-05 16:00:00
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