Un drame peut en cacher un autre. Obnubilé par le cataclysme atomique sur Hiroshima, le monde oublie parfois qu’il y a 80 ans, le bombardier américain Boxcar a largué « Fat Man » sur Nagasaki. Le 9 août 1945, le B-29 décolle de Tinian, au cœur du Pacifique. Sa cible : Kokura. Le mauvais temps et la fumée du bombardement mené la veille sur la ville du sud-ouest du Japon l’obligent à s’en détourner. Direction le sud, vers Nagasaki, la cible numéro 2. Là aussi, le temps couvert menace l’opération. Le pilote va renoncer quand, soudain, une trouée se forme dans la couverture nuageuse. Il largue la bombe H qui explose à 500 m du sol. Il est 11h02. La furie atomique fait 74 000 morts et des dizaines de milliers d’irradiés.
La ville n’a rien oublié. Mais le port niché au fond d’une baie cernée de montagnes, fief du géant industriel Mitsubishi, continue de vivre le souvenir du drame dans l’ombre d’Hiroshima, ciblée trois jours plus tôt. « Beaucoup, même au Japon, pensent qu’Hiroshima est la seule victime. Ce sentiment s’est atténué mais il existe encore », regrette Kenichi Katayama, du centre du mémorial de la paix de Nagasaki. « Hiroshima est devenu un raccourci de l’expérience historique des deux villes, éclipsant l’histoire unique de Nagasaki. En outre, Hiroshima a étouffé les voix des hibakusha [les survivants de la bombe] de Nagasaki qui luttent pour obtenir une attention égale aux traumatismes de leur bombardement », confirme l’historien américain Chad R. Diehl.
« Hiroshima a la rage. Nagasaki prie »
Cette situation tient à l’implacable rigueur du calendrier. Hiroshima reste à jamais la première ville de l’Histoire ciblée par une bombe atomique. C’est aussi une question de culture locale, à l’origine d’un dicton : « Hiroshima a la rage. Nagasaki prie ». Hiroshima, c’est la colère et l’activisme antinucléaire. Nagasaki, c’est une approche plus discrète, contemplative, imprégnée de culture chrétienne, héritée d’un passé tourmenté.
Pendant la période d’Edo (1603-1868) de fermeture du Japon, Nagasaki est l’unique ouverture vers l’extérieur. Seuls les jonques chinoises et les galions hollandais peuvent accoster. C’est aussi là que la culture catholique a fleuri à la fin du XVIe siècle. Réprimée sous Edo, elle survit dans la clandestinité. L’interdit n’est levé qu’en 1873. En 1945, la ville compte une cathédrale et des dizaines d’églises. 12 000 catholiques y habitent.
8 500 périssent dans le bombardement. Lors de la première commémoration, le 24 novembre 1945 devant les ruines de la cathédrale d’Urakami, le médecin et écrivain catholique Takashi Nagai (1908-1951) invoque la « providence divine » pour expliquer la bombe. Le propos ne plaît guère mais pour l’ancien archevêque de la ville, Joseph Mitsuaki Takumi, « Nagai voulait dire que la population a été sacrifiée pour la paix mondiale, comme le Christ avait été sacrifié pour sauver l’humanité ; il faut le comprendre ainsi ».
Des reconstructions différentes
Les premières commémorations annuelles débutent en 1948 à Nagasaki. On y parle de « festival culturel » pour ne pas heurter les forces d’occupation inquiètes d’un éventuel antiaméricanisme. Il faut attendre le traité de San Francisco de 1952, synonyme d’indépendance du Japon, pour que la ville organise une véritable cérémonie pour la paix.
Hiroshima n’a pas ces réticences. Le premier « Festival de la paix » date de 1947. Pensé par Harushi Ishijima, alors patron de la branche d’Hiroshima de la chaîne publique NHK, le projet vise à « transmettre au monde que la ville victime de la bombe A veut la paix à tout prix ». Son musée de la paix sort de terre en 1955.
La reconstruction se fait aussi différemment. Hiroshima se rêve en « Mecque de la paix ». La loi dite « de construction d’Hiroshima, ville mémorial de la paix », est présentée au Parlement. Hiroshima refuse d’y associer Nagasaki. « Créer deux villes de la paix tuerait l’esprit du texte que nous présentons. Si Nagasaki veut une aide spéciale, elle doit rédiger son propre projet », tonne Shinzo Hamai (1905-1968), emblématique maire de la ville. Résultat, la loi de reconstruction de Nagasaki parle d’une « ville mémorial de la culture internationale ». Les deux textes sont adoptés séparément en 1949.
« Hiroshima se reconstruit alors en tant que lieu de traumatisme atomique et de militantisme pour la paix. Nagasaki minimise le bombardement atomique et met l’accent sur sa traditionnelle ouverture au monde », analyse Chad R. Diehl.
Nuance réelle, mais qui ne dissuade pas les hibakusha de Nagasaki de répéter inlassablement leur appel à la disparition des armes atomiques et à la paix mondiale. « En réalité, la paix et la bonne entente font partie de la culture de la ville. Nagasaki a toujours été ouverte sur l’extérieur. Même pendant l’époque d’Edo, c’était un pont vers le monde. Mes voisins étaient chinois, coréens. Ils étaient des amis », souligne Mitoe Matsumoto, survivante du bombardement. Et s’ils ne sont pas les premiers, les hibakusha de Nagasaki espèrent bien être les derniers.
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Author : Philippe Mesmer
Publish date : 2025-08-06 06:15:00
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