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Donald Trump en croisade contre les statistiques officielles : les leçons d’un jeu dangereux

Donald Trump en croisade contre les statistiques officielles : les leçons d’un jeu dangereux

Sur son réseau Truth Social, il ne se lasse pas de distribuer bons et mauvais points. Cette semaine, Donald Trump s’est enflammé pour Sydney Sweeney, égérie d’une publicité jugée « anti-woke » de la marque de jeans American Eagle. Trois jours plus tôt, dans un post rageur, il s’en prenait à une institution bien moins exposée d’ordinaire que la jeune actrice, le Bureau of Labor Statistics (BLS) – équivalent de l’Insee outre-Atlantique – après la publication de mauvaises nouvelles. Des créations d’emplois décevantes en juillet (73 000 seulement, contre 110 000 attendues) et surtout une révision sévère des précédentes estimations pour mai et juin, à hauteur de 258 000 postes. Un camouflet pour le président américain.

« À mon avis, les chiffres de l’emploi publiés aujourd’hui ont été TRUQUÉS afin de nuire aux républicains, et à MOI », s’est-il empressé de réagir. Une attaque en règle rapidement suivie de l’annonce du limogeage pur et simple d’Erika McEntarfer, qui dirigeait le BLS depuis l’an dernier. Personne ne croit sérieusement que cette économiste du travail a œuvré pour savonner la planche du locataire de la Maison-Blanche. Après tout, la commissaire n’a pas la main sur les chiffres élaborés par ses armées d’experts. Et comme le rappelle Romuald Sciora, directeur de l’Observatoire politique et géostratégique des Etats-Unis de l’Iris, « elle a été élue de manière bipartisane, avec notamment les voix de J.D. Vance et de Marco Rubio », alors sénateurs, et aujourd’hui respectivement vice-président et chef de la diplomatie américaine.

Des précédents dans d’autres pays

Liquider le messager quand sa dépêche déplaît, le procédé est bien connu. Dans l’histoire récente, d’autres ont joué le rôle de fusible. En Argentine, la responsable de l’institut de la statistique a subi pressions et poursuites pour avoir voulu publier les vrais chiffres de l’inflation galopante du pays sous le règne Kirchner. Mêmes tourments, à la fin des années 2000, pour son homologue grec, qui a eu le malheur de remettre au carré le calcul du déficit public, encore plus abyssal qu’annoncé.

Plus récemment en Turquie, Erdogan a lui aussi débarqué son chef de la statistique, coupable d’avoir dévoilé que les prix de décembre 2021 s’étaient envolés de 36 %. Un point commun entre ces pays : leur situation économique calamiteuse au moment des faits. En Chine, on opte plutôt pour la suspension de la publication d’indicateurs sensibles. Plus discret.

Des chiffres de l’inflation moins précis

La révision de statistiques n’est en soi pas inhabituelle, elle est même inhérente à l’exercice. En France, le chiffre définitif de la croissance n’est communiqué par l’Insee qu’au bout de trois ans. Ainsi l’évolution du PIB de 2024 ne sera connue avec précision qu’en 2027.

Certes, la rectification du nombre d’emplois créés aux Etats-Unis en mai et juin est historiquement forte. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. Des jobs précaires dans l’hôtellerie et la restauration supprimés du jour au lendemain si la saison est mauvaise. Un retournement de la conjoncture affectant d’abord les petites entreprises, moins promptes à répondre aux enquêtes du BLS que les grandes, ce qui induit un décalage dans la remontée des informations. Une baisse des moyens de l’agence, accentuée par les coupes de l’administration Trump. Déjà, les estimations de l’inflation se font moins précises.

Faute de personnel, l’échantillon de l’enquête a récemment été réduit : trois villes (Provo, Lincoln et Buffalo) ont été exclues et le nombre de relevés de prix a diminué de 15 % dans les 72 autres. Les experts d’UBS soulignent aussi « une baisse de la réponse aux échantillons dans de nombreuses enquêtes du BLS », y compris le rapport sur les offres d’emploi et l’enquête auprès des ménages, qui évalue notamment le taux de chômage. Economiste au sein de la banque suisse, Alan Detmeister se veut rassurant, jugeant que ces ajustements récents ne sont « pas susceptibles de créer un biais significatif dans les données sur l’inflation ou les statistiques économiques américaines ». Il estime néanmoins qu’il faudra « accorder moins d’importance aux mouvements économiques à court terme pour déterminer la tendance à long terme ». A fortiori si le BLS doit encore se serrer la ceinture. En 2026, le budget et les équipes devraient encore être taillés de l’ordre de 8 %.

Risque de hausse des taux

S’attaquer à la statistique officielle n’est pas anodin. L’institut international de la profession, l’ISI, est monté au créneau, rappelant que « le bon fonctionnement des marchés financiers dépend de statistiques fiables […]. L’expérience a montré que le manque de confiance dans les statistiques officielles peut conduire à une augmentation de la prime de risque sur les taux d’emprunt, par exemple ». Les Etats-Unis et leur dette publique de 36 000 milliards de dollars n’ont de toute évidence pas intérêt à courir un tel risque. « La statistique est un bien public très précieux, un atout pour le bon fonctionnement d’une démocratie, ajoute le tout nouveau directeur général de l’Insee, Fabrice Lenglart.

En Europe, c’est à la suite de la falsification des chiffres transmis par la Grèce sur ses déficits publics et dans le contexte de la crise de la dette grecque que les statisticiens européens ont élaboré un code de bonnes pratiques en matière de conception, de production et de diffusion de données économiques et sociales. Bruxelles l’a inscrit dans un règlement contraignant, lui donnant ainsi force de loi. Le premier principe de ce code est celui de l’indépendance professionnelle des statisticiens. »

Son prédécesseur, Jean-Luc Tavernier, affirme n’avoir subi de pression d’aucun ministre pendant ses 13 années passées à la tête de l’Insee. « Tous les pays ont compris que si l’on ne peut plus croire dans les chiffres, cela nuit aux gouvernements sur le long terme. La décision de Donald Trump paraît naïve : ce n’est pas parce qu’on change le patron d’un organisme statistique que l’on met tous ses agents à sa botte ». Les économistes d’UBS jugent pour leur part bien difficile de manipuler les données de l’emploi en toute impunité. Mais quid de la perception des utilisateurs assidus de ces chiffres : banques, investisseurs, gouverneurs de banques centrales ? Le coup porté à la crédibilité des données américaines pourrait être sévère, quel que soit le nouveau commissaire nommé pour reprendre le flambeau.

« Il existe des forces de rappel, tempère Christian Parisot : il y a d’autres sources d’indicateurs que les statistiques officielles, notamment l’enquête ADP s’agissant de l’emploi ». Des divergences ponctuelles, sur un mois donné, sont toujours possibles. Importantes et prolongées, elles deviendraient douteuses. Si la politique en venait à polluer l’indice des prix à la consommation par exemple, il est certains que des instituts privés pourraient développer leur propre estimation pour répondre à la demande des investisseurs. La mesure de l’inflation est en effet déterminante pour les marchés obligataires.

Pression sur Jerome Powell

Pour la Fed, la banque centrale américaine, elle est aussi majeure. Son président Jerome Powell s’efforce de mener une politique monétaire guidée par les données, afin de jauger la santé américaine, plutôt que par les desiderata de l’équipe Trump. Une mission qui se complique de jour en jour. « Il est très difficile de mesurer avec précision et en temps réel la production d’une économie de plus de 20 000 milliards de dollars. Les États-Unis sont un leader en la matière depuis 100 ans et nous devons absolument poursuivre dans cette voie », a-t-il plaidé lors d’une conférence de presse fin juillet.

Le gouverneur subit lui-même une pression acharnée du président américain qui, tout en affirmant régulièrement que l’économie américaine est florissante, milite pour une baisse des taux d’intérêt… Le milliardaire n’est pas à une contradiction près. Pour l’instant, Jerome Powell tient bon – il a annoncé un maintien des taux la semaine dernière. Il semble aussi déterminé à aller au bout de son mandat de président, échéance mai 2026.

Toutefois la démission surprise et sans explication d’Adriana Kugler de son poste de gouverneure à la Fed a relancé les conjectures. Il y a fort à parier que son remplaçant se placera comme le candidat naturel à la succession de Powell à la présidence de l’institution. Kevin Warsh, lui-même ancien gouverneur, et Kevin Hassett, directeur du Conseil national économique, figurent sur la liste des favoris de Donald Trump. Quoi qu’il en soit, l’arrivée d’un membre à la main du président américain pourrait susciter quelques remous. « Si les chiffres de l’inflation publiés traduisent une accélération des prix, ce nouveau gouverneur pourrait mettre en doute l’indice, plongeant les marchés dans l’incertitude, envisage Christian Parisot. Cela risque de se payer en termes d’appétit des investisseurs pour les actifs américains, surtout auprès des Japonais, gros détenteurs de dette américaine ». Avec pour conséquence potentielle de renchérir les taux obligataires des Etats-Unis.

Plus largement, l’affaire Erika McEntarfer alimente le sentiment que la démocratie se fissure sous les coups de boutoirs de Donald Trump. « C’est du jamais vu. On assiste à une montée d’un pouvoir autoritaire aux Etats-Unis qui ne se drape même plus derrière des prétextes », commente Romuald Sciora. Sans susciter, pour autant, de forte réaction au sein de la société américaine. « On en parle dans le New York Times, le Wall Street Journal et sur CNN. Sur les chaînes d’infos en continu, on s’intéresse bien davantage de l’affaire Epstein. Les Américains, eux, sont indifférents à ces attaques contre la démocratie, les contre-pouvoirs, les règles en place », regrette l’auteur de L’Amérique éclatée (Armand Colin).

Et pour cause : « Ces enjeux sont très techniques. Certains économistes se sont émus mais de là à voir une indignation populaire générale… Cela n’affecte pas la vie quotidienne des citoyens », relève Owen Tedford, analyste au sein de l’institut de recherche Beacon Policy Advisors, à Washington. A moins qu’une défiance des investisseurs provoque volatilité et plongeon des marchés financiers ? Les Américains, dont les pensions de retraite dépendent de la santé du S & P 500, se sentiraient alors bien plus concernés. Donald Trump, soucieux de maintenir Wall Street au plus haut, aussi.



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Author : Muriel Breiman

Publish date : 2025-08-07 10:00:00

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