Des maîtres chanteurs aux quatre coins du monde ? Parmi les méthodes de l’espionnage, l’exploitation des failles de l’adversaire à des fins de trahison est probablement la plus discutée. « La compromission, ça fait fantasmer, c’est romanesque », commente Jérôme Poirot, ex-coordonnateur adjoint du renseignement, coauteur du Dictionnaire du renseignement (Perrin).
La possibilité d’un chantage figure noir sur blanc parmi les grands préceptes du renseignement théorisés sous l’acronyme Mice (pour money, idéology, coercion, soit compromission, et ego), inventé par les services secrets britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale… et reproduit en 2025 sur le site de la DGSE, l’agence d’espionnage française. « Le renseignement d’origine humaine désigne les informations obtenues auprès d’une source humaine. Pour cela, l’officier traitant va s’appuyer sur des leviers dits Mice », écrivent les agents secrets. « Les méthodes des services de renseignement sont les mêmes partout, il n’y a pas de gentils, pas de méchants », explicite Michel Guérin, ancien chef de l’inspection générale de la DGSI, le renseignement intérieur français, auteur du Dictionnaire renseigné de l’espionnage (Mareuil).
« Tout art de la guerre réside dans la duperie », écrivait déjà le général chinois Sun Tzu dans son mythique traité L’Art de la guerre, écrit vers entre le Ve et le IVe siècle avant J.-C. Depuis plus de deux mille ans, les espions mentent, piègent et soumettent. Plus ou moins délicatement. Il y a ces femmes fatales qui séduisent et conduisent subtilement leur cible à la trahison. Et puis il y a ces « kompromats » à la russe, ces pièges sexuels suivis d’un chantage, popularisés par le NKVD sous Staline et élevés au rang d’art par le KGB puis par Poutine. Par leur brutalité, leur inventivité ou leur postérité, certains de ces stratagèmes ont particulièrement marqué l’histoire de l’espionnage, voire l’histoire tout court. L’Express en a retenu 16.
447 avant J.-C. : Confucius piégé
L’Art de la guerre est né en Chine ancienne, le premier « kompromat » de l’Histoire aussi. En 497 avant notre ère, Li Tzu, conseiller du duc de la principauté de Ts’i, veut affaiblir le territoire voisin de Lu. Confucius y officie comme ministre de la Justice, il multiplie les réformes efficaces. Li Tzu entreprend de corrompre le duc de Lu… par le sexe. Il lui offre 80 femmes, qui l’occupent à longueur de journée. Le duc n’a plus le temps ni l’envie d’écouter les propositions de Confucius, qui démissionne. « Je n’ai jamais vu quelqu’un qui aimât la vertu autant que le sexe », se désespère alors le philosophe, lit-on dans Les Entretiens de Confucius (Gallimard).
47 avant J.-C. : Cléopâtre séductrice
« Elle est séduisante à voir et à écouter, et possède le pouvoir de subjuguer quiconque, même un homme repu d’amour qui n’est plus de première jeunesse. » Dans ses chroniques, l’historien Dion Cassius s’étend longuement sur les charmes de Cléopâtre. Dans un monde antique dominé par les hommes, la souveraine a saisi qu’elle a un double avantage : être une femme d’une grande beauté, à l’intelligence vive. A Alexandrie, César est vite conquis par sa conversation et sa sensualité. Il s’imaginait annexer le royaume, Mais Cléopâtre le convainc d’opter plutôt pour une alliance. Son art de la séduction lui permet de se maintenir politiquement en vie. Après l’assassinat de César, Cléopâtre tentera ensuite de hisser leur fils présumé, Césarion, à la tête de Rome. En vain. Elle usera de ses charmes sur un autre Romain : Marc-Antoine.
900 après J.-C. : les faux de Léon VI
La première manipulation de l’information de l’Histoire. Léon VI dit le Sage, empereur de Constantinople à partir de 886, entre en guerre contre la Bulgarie et l’Etat de Kiev. Il met au point un stratagème pour piéger l’armée ennemie en faisant écrire de fausses lettres compromettantes aux lieutenants adverses. La pratique habituelle étant d’ouvrir les correspondances, les gradés sont accusés de trahison. « Ces lettres étant surprises, on les tiendra renfermés, ou s’ils les montrent eux-mêmes, on se méfiera toujours d’eux », professe le monarque dans Institutions militaires, son traité de guerre. Ou comment compromettre ses adversaires sans même les affronter.
1637 : Richelieu maître chanteur
Le cardinal de Richelieu, maître de l’intimidation et des espions, est aussi un expert du chantage politique. Peu l’auront autant expérimenté que la reine Anne d’Autriche. Depuis son arrivée en France, l’épouse mal aimée de Louis XIII correspond avec sa fratrie espagnole – mais pas seulement. Pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648), elle envoie des lettres chiffrées à l’ambassadeur d’Espagne ainsi qu’à des agents anglais. Elle les informe des positions politiques et militaires françaises. Mais Richelieu l’a mise sous surveillance. Accusée de nouer des contacts avec des agents étrangers, la reine nie. La Porte, l’un de ses serviteurs, subit sans craquer des interrogatoires musclés. En août 1637, Richelieu fait perquisitionner l’abbaye du Val-de-Grâce, où elle reçoit ses messagers. Il lui laisse penser qu’il accumule les preuves, lui fait miroiter sa répudiation. Terrifiée, Anne d’Autriche finit par tout avouer et se soumet au cardinal. Cette « affaire du Val-de-Grâce » est finalement étouffée par Louis XIII.
1827 : Vidocq l’agent provocateur
Bagnard, chef de la Sûreté, détective privé… Et agent provocateur. Pendant ses années dans la police, Vidocq se fond dans les bas-fonds de Paris. Déguisé, il repère les malfrats et les pousse au crime. Pendant un procès, un juré questionne un témoin : « Savez-vous si Vidocq était dans l’usage de fournir des pinces-monseigneur aux voleurs qui en manquaient ? » Le témoin, ex-agent de police, répond : « Je me rappelle entre autres qu’il en a donné une au nommé Lambert, forçat libéré, actuellement à Bicêtre. » Il fournit le matériel, guide jusqu’au lieu du méfait et, « une fois la porte forcée ou le mur franchi, livre [ses victimes] sans pitié à la police », raconte Eric Perrin dans Vidocq (Perrin). Un complot ? Pas pour Vidocq, qui écrit dans ses Mémoires : « Quand un individu est perverti, l’attirer dans une pièce, l’allécher par la proie qu’il convoite, mais qu’il ne pourra saisir, lui donner à flairer l’appât auquel il doit se pendre, n’est-ce pas rendre un véritable service à la société ? »
1917 : Mata Hari la courtisane
Mata Hari est le pseudonyme d’une danseuse exotique. Le charme de la Néerlandaise Margaretha Geertruida Zelle est si persuasif qu’en 1914, il pousse Karl Cramer, consul allemand et agent secret à Amsterdam, à la recruter. En France, le patron du contre-espionnage militaire a la même idée. Elle devient un agent double, assurant séduire des officiers des deux côtés du Rhin. Ce double jeu finit par lui coûter la vie : accusée de trahison, elle est exécutée par un peloton d’exécution à Vincennes, le 15 octobre 1917.
Les kompromats venus du froid
1955 : Kompromat dans le Moscou gay
La guerre froide marque l’avènement des « kompromats » venus du froid. En 1952, John Vassall est muté à l’ambassade britannique à Moscou. Le fonctionnaire devient attaché naval. Un poste prestigieux, mais où il se sent isolé, peinant à s’adapter aux codes diplomatiques. Il rencontre un employé de l’ambassade, Mikhailsky, qui l’initie aux soirées clandestines du monde gay moscovite. Vassall sait qu’il court un risque : l’homosexualité est illégale en Grande-Bretagne comme en Union soviétique. Mais il revient à ces fêtes où on l’encourage à boire et à oublier toute prudence. En 1955, il est photographié dans des positions compromettantes. Il vient d’être victime d’un « honeytrap », un piège du KGB. En échange de leur silence, les services secrets russes exigent des informations. Pendant sept ans, Vassall leur communique des documents classifiés sur le développement de la défense anti-sous-marin. Il est finalement arrêté et condamné en 1962 au Royaume-Uni. Il restera dix ans en prison.
1957 : CIA contre président
Certains plans ont l’effet inverse de celui escompté. En 1945, l’Indonésie devient indépendante. Le premier président de la République, Koesno Sosrodihardjo dit Sukarno, affiche ses accointances avec l’Union soviétique. Les Etats-Unis tentent en vain de le pousser à changer de protecteur. En 1957, la CIA a l’idée d’un coup monté. Elle confie à un producteur, Robert Maheu, proche de Howard Hughes, le soin d’organiser une relation sexuelle filmée – une sextape – avec un sosie de Sukarno. L’agence américaine renonce à distribuer le film, mais laisse des clichés circuler en Indonésie, répandant une rumeur selon laquelle il aurait été réalisé par le KGB. Objectif : prouver au président indonésien que les Russes ne sont pas ses amis. Mais c’est, semble-t-il, mal le connaître. Flatté par le film, qui montre sa prétendue partenaire « rayonnant de plénitude », il en aurait demandé de multiples copies, selon un entrefilet de l’hebdomadaire new-yorkais The Village Voice daté du 23 février 1976, conservé dans les archives de la CIA.
1959 : machination à Belgrade
L’espionnage ne se soucie guère de la morale. Dans l’affaire Rousseau, le renseignement yougoslave compromet une jeune femme mineure pour faire chanter son agent secret de père. Eugène Rousseau, sous-officier du Sdece, le renseignement français, est en poste à Belgrade, entre 1956 et 1959. Sa fille, âgée de 16 ans, entame une relation avec un jeune homme, en fait un espion yougoslave, qui la met enceinte. L’avortement illégal est filmé par les services de sécurité de Belgrade. Elle commence à livrer des informations à ses maîtres chanteurs. En 1957, les espions menacent Eugène Rousseau de dénoncer sa fille. Lui aussi se serait mis à collaborer. En 1969, le père et la fille avouent. Puis Rousseau se rétracte, il nie avoir cédé au chantage. Il est condamné à quinze ans de prison en 1970, l’écrivain Gilles Perrault s’engage en sa faveur dans son essai L’Erreur. Le président Pompidou le gracie, il est libéré au bout de vingt mois.
1963 : le foie gras de l’Otan
Il n’y a pas que les pièges sexuels, il y a aussi le foie gras. En poste à Paris au début des années 1960, Mihai Caraman, agent secret roumain et futur directeur du renseignement de son pays, parvient à pénétrer l’Otan, installé à la porte Dauphine. Grâce à une première source, il entre en contact avec Francis R., un modeste employé de 33 ans. Pour arrondir ses mois, le fonctionnaire revend du foie gras acheté dans le Lot de ses origines. L’espion exploite la faille. Sous la légende d’un homme d’affaires grec, il lui passe de nombreuses commandes. Puis signale, en août 1963, qu’il cherche des informations sur la conservation des aliments. Francis R. vient justement de voir passer un rapport sur ce thème, il commet l’erreur fatale en le lui communiquant. Caraman insiste pour le rémunérer. Il n’a plus qu’à se dévoiler lors du rendez-vous suivant. Compromis, Francis R. choisit de poursuivre la transaction. Lorsque l’Otan déménage à Bruxelles, en 1967, il continue de communiquer des documents au Roumain contre rémunération. Il sera arrêté en 1969, après six ans d’espionnage.
1964 : Dejean couche
« Alors Dejean, on couche ? » La réplique est culte, elle émane du général de Gaulle. En 1964, Maurice Dejean, ambassadeur de France à Moscou, se fait remonter les bretelles par le président de la République. Ce gaulliste historique, diplomate raffiné, a été rappelé à Paris après une enquête de la DST. Il a vécu pendant plusieurs années une liaison adultère avec une comédienne russe, Larissa Kronberg Sobolesvkaïa. Mais sa maîtresse était en réalité une « hirondelle », une femme chargée par le KGB de piéger le diplomate. Le service secret soviétique a mis au point un piège d’une ampleur inouïe pour faire craquer l’ambassadeur. Selon le metteur en scène Youri Krotkov, contractuel du KGB réfugié au Royaume-Uni en 1963, plus d’une centaine d’agents sont enrôlés pendant quatre ans pour servir la légende de « l’hirondelle ». Un haut cadre du KGB, Oleg Gribanov, joue le rôle d’un ministre ami de l’actrice. Un jour, le faux mari de la comédienne « surprend » les deux amants lors d’un pique-nique. Dejean, molesté, demande à Gribanov de calmer les choses. Pendant trois ans, il lui confie des informations. Lorsque le MI6 informe les Français du récit de Krotkov, la carrière de Dejean prend fin.
1967 : les « Roméo » de la RDA
Entre 1958 et 1986, Markus Wolf dirige le Hauptverwaltung Aufklärung (HVA), le service d’espionnage de la Stasi, la police secrète de la RDA. Il développe une filière fameuse, les « Roméo ». Ces hommes au physique avantageux sont missionnés pour séduire des secrétaires d’Allemagne de l’Ouest, voire se marier avec elles, placées à des postes sensibles. Investies dans des relations longues, et compromises par leur liaison, les assistantes n’osent pas refuser lorsque leur compagnon leur demande des renseignements. Margret Höke, secrétaire à la présidence fédérale, fournit des notes sur la stratégie de la RFA en cas de guerre et tous les rapports qui parviennent au chef de l’Etat. Quant à Leonore Heinz, elle fait sortir discrètement des documents du ministère des Affaires étrangères, où elle travaille. Lorsqu’elle découvre, en 1967, que son époux est un « Roméo » de la RDA, elle se pend.
1986 : le rapt du Mossad
Mordechai Vanunu occupe un poste de technicien à la centrale israélienne de Dimona. En 1985, il est licencié, notamment en raison de ses liens avec des mouvements d’extrême gauche. Amer, il livre de nombreux détails sur le programme nucléaire de son pays auprès du Sunday Times, lors d’un rendez-vous le 12 septembre 1986. Quelques jours plus tard, une étudiante américaine l’aborde dans la rue à Londres. Ils entament une liaison, jusqu’à ce que « Cindy », en fait Cheryl Bentov, agent du Mossad, l’encourage à passer le week-end à Rome. Le 30 septembre 1986, Vanunu est drogué dans un appartement romain puis transporté clandestinement jusqu’au port de La Spezia où il embarque dans un navire direction Israël. Le scoop est bien publié le 5 octobre 1986, Vanunu écope de dix-huit ans de prison.
2014 : Kompromat à Saint-Etienne
Gilles Artigues, ancien député UDF opposé au mariage homosexuel, et premier adjoint au maire, est victime d’une conspiration locale. Fin 2014, il se déplace à Paris avec un autre élu, Samy Kéfi-Jérôme. Celui-ci invite un escort boy dans sa chambre d’hôtel, filme leur rapprochement. Le 27 novembre 2017, près de trois ans plus tard, un incroyable chantage a lieu dans le bureau du maire Gaël Perdriau, lorsqu’il est question de diffuser les images sur Internet. « Une fois que c’est sur les réseaux, c’est plus du chantage. C’est une exécution », déclare l’édile. « Je pense que vos enfants ne s’en remettront pas », ponctue le directeur de cabinet. Gaël Perdriau et ses complices seront jugés en septembre 2025 pour chantage, détournement de fonds publics et association de malfaiteurs.
2020 : complot contre Griveaux
La méthode rappelle les pires coups montés du FSB de Poutine. Le 13 février 2020, Benjamin Griveaux, candidat à la mairie de Paris et proche d’Emmanuel Macron, est victime d’une folle opération de déstabilisation. Des vidéos intimes et des messages qu’il a échangés avec une jeune femme, Alexandra de Taddeo, sont diffusés sur un site Internet créé pour l’occasion, Pornopolitique.com. Piotr Pavlenski, réfugié politique russe et conjoint de Taddeo, en est le concepteur. Il prétend avoir voulu « dénoncer l’hypocrisie » de l’ancien ministre, défenseur des « valeurs familiales traditionnelles ». Griveaux retire sa candidature puis démissionne de tout mandat politique en 2021. En octobre 2023, Piotr Pavlenski est condamné à six mois de prison ferme pour atteinte à la vie privée et diffusion sans l’accord de la personne d’images à caractère sexuel.
2024 : chantage sur Grindr
« J’ai donné quelques numéros, pas tous. Je lui ai dit d’arrêter », racontait William Wragg au Times le 5 avril 2024. Le député conservateur britannique a divulgué les numéros de téléphone d’au moins 12 hommes : des parlementaires, leurs collaborateurs, des journalistes. Ces confidences sont le fruit d’un chantage. L’élu a été victime d’un homme avec lequel il échangeait sur l’application gay Grindr, à qui il a transmis des photos intimes sans l’avoir rencontré. « J’étais inquiet parce qu’il avait des choses compromettantes sur moi. Il ne voulait pas me laisser tranquille », a-t-il relaté, penaud, avouant avoir craqué. Les victimes ont ensuite reçu des messages, incluant des détails sur leurs carrières et leurs activités politiques. Aucune n’a échangé autant que le député conservateur avec cet interlocuteur suspect, que les services de sécurité ne sont pas parvenus à identifier. Wragg, quant à lui, a préféré démissionner.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/du-mossad-au-kgb-lhistoire-des-kompromats-les-seize-machinations-les-plus-folles-de-lhistoire-H73DLRG2WJAN5NKZSWRKAIEP54/
Author : Etienne Girard, Alexandra Saviana
Publish date : 2025-08-08 14:00:00
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