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Hiroshima, 80 ans après : au Japon, le débat sur l’arme nucléaire n’est plus tabou

Hiroshima, 80 ans après : au Japon, le débat sur l’arme nucléaire n’est plus tabou

Menaces sécuritaires en hausse, allié américain peu fiable… Autant d’évolutions inquiétantes qui incitent le Japon et la Corée du Sud à s’interroger sur l’opportunité de se doter d’un arsenal nucléaire. Une aspiration compréhensible : la rhétorique nucléaire de la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine et le développement accéléré de l’arsenal nord-coréen bouleversent les équilibres stratégiques en Asie de l’Est.

Parallèlement, la Chine pourrait doubler son nombre de têtes nucléaires pour le porter à un millier d’ici à 2030, selon le Pentagone. Enfin, le facteur Trump et son slogan « L’Amérique d’abord » font douter de l’engagement américain à défendre des alliés asiatiques officiellement placés sous le parapluie nucléaire de l’oncle Sam.

Au Japon, c’est le grand tiraillement. Le débat se heurte au souvenir d’Hiroshima et Nagasaki, seules villes de l’Histoire à avoir été dévastées par des armes atomiques. Le 80e anniversaire, les 6 et 9 août, de ces bombardements de 1945, ravive ce que Sayuri Romei, du German Marshall Fund, un think tank américain, appelle la puissante « allergie au nucléaire » nippone. La population reste hostile à l’atome militaire, même si la question est régulièrement évoquée par ses dirigeants, avec de plus en plus d’insistance.

La question nucléaire refait surface en 2006

En 1957, déjà, le Premier ministre Nobusuke Kishi (1957-1960), estime que le Japon a le droit d’avoir des armes atomiques car elles peuvent être considérées comme défensives et de ce fait ne pas contrevenir à la Constitution pacifiste. Dans les années 1960, Eisaku Sato, à la tête du gouvernement de 1964 à 1972, s’inquiète de la menace chinoise après ses essais nucléaires de 1964 et 1966. Mais les Etats-Unis veulent éviter le risque de prolifération. Ils placent alors l’archipel sous leur « parapluie nucléaire » et, en 1967, Eisaku Sato énonce trois principes sur le nucléaire : ne pas fabriquer, ne pas posséder et ne pas introduire d’arme atomique sur le territoire nippon, ce qui lui vaut le Nobel de la paix en 1974.

Cet engagement – non tenu puisque des têtes nucléaires américaines sont stockées dès les années 1970 à Okinawa, avant d’être retirées à la fin de la guerre froide – reste au cœur de la posture diplomatique nippone qui maintient ses appels à la disparition des armes atomiques mais refuse toujours de rejoindre le traité onusien d’interdiction de ces armes, adopté en 2017 (et signé par plus de 90 pays à ce jour).

La question de l’arme atomique refait surface en 2006 après le premier essai nucléaire de la Corée du Nord. « Nous devrions discuter des armes nucléaires, de la dissuasion pour la paix et la sécurité du Japon… Il est déraisonnable d’étouffer les discussions », lance Shoichi Nakagawa, figure du Parti libéral démocrate au pouvoir. Plus récemment, les Premiers ministres Shinzo Abe (2012-2020) et Shigeru Ishiba (depuis octobre 2024), ont évoqué « le partage nucléaire », qui donnerait à Tokyo un droit de regard sur la planification ou le déploiement d’armes atomiques américaines.

Dès son arrivée au pouvoir, Ishiba propose une version asiatique de l’Otan à même de « garantir la dissuasion contre l’alliance nucléaire entre la Chine, la Russie et la Corée du Nord », et suggère « le partage des armes nucléaires américaines ou l’introduction d’armes atomiques dans la région ». « Hors de question », réplique Terumi Tanaka, de Nihon Hidankyo, l’association des survivants des bombardements atomiques, honorée en 2024 du Prix Nobel de la paix. Pour Tanaka, le simple fait d’évoquer le partage nucléaire « est en soi scandaleux ». Sur le plan stratégique, un Japon doté d’armes atomiques fait aussi craindre à certains une course aux armements avec la Chine et hypothéquerait un peu plus la dénucléarisation de la Corée du Nord.

L’opinion sud-coréenne est favorable

En Corée du Sud, la discussion sur l’arme atomique est encore plus insistante. Une tentative de lancer un programme d’armement nucléaire avait été initiée dès les années 1970 par le président autoritaire Park Chung-hee (1961-1979). Mais comme pour le Japon, Washington l’avait stoppée net.

Aujourd’hui, l’accélération du développement nucléaire nord-coréen depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un en 2011 pousse l’opinion sud-coréenne à souhaiter que son pays se dote de la bombe. Depuis une dizaine d’années, près de 70 % des Sud-Coréens s’y disent favorables. Le président conservateur Yoon Suk-yeol (2022-2025), a évoqué en 2023 l’idée d’une nucléarisation ou d’un redéploiement tactique nucléaire américain, sans susciter de critiques.

Le progressiste Lee Jae-myung, élu en juin, ne s’est pas prononcé mais semble réticent. Depuis son élection, il soutient le renforcement de l’alliance de sécurité entre les États-Unis et la coopération trilatérale avec les États-Unis et le Japon face aux menaces régionales. L’accent est mis sur une dissuasion américaine élargie. Il mise sur le parapluie nucléaire de l’oncle Sam et non sur un arsenal made in Korea, qui menacerait l’alliance avec Washington et enfreindrait le Traité de non-prolifération (TNP).

Dans le même temps, Lee semble exclure un arsenal atomique pour ne pas enrayer ses efforts en vue d’une reprise du dialogue avec Pyongyang, l’un de ses objectifs. « Il propose de passer d’une stratégie d’élimination des arsenaux nucléaires du Nord à une stratégie de confinement afin de créer un espace pour la négociation d’objectifs réalisables en matière de limites et d’utilisation. Cela pourrait réduire la pression exercée dans son pays pour lancer son propre programme nucléaire », analyse Jessica Earl, spécialiste des relations internationales, dans une tribune pour l’Initiative Parley Policy. Pas sûr que cela suffise à rassurer la population.



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Author : Philippe Mesmer

Publish date : 2025-08-05 14:30:00

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