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Ekaterina Dountsova, figure de l’opposition face à Poutine : « Personne ne veut s’avouer qu’il vit en cage »

Ekaterina Dountsova, figure de l’opposition face à Poutine : « Personne ne veut s’avouer qu’il vit en cage »


Elle est l’opposante que personne n’attendait en Russie… Le visage d’un espoir, même faible, même lointain, d’un avenir sans Vladimir Poutine. Ekaterina Dountsova, journaliste de 41 ans et élue municipale de la région de Tver, au nord de Moscou, a osé se porter candidate contre le chef du Kremlin, en novembre 2023.

La guerre en Ukraine dure alors depuis plus d’un an et demi, et dans une Russie qui s’enfonce toujours plus dans l’autoritarisme, on se prépare à une élection présidentielle sans enjeu ni passion. L’opposition est laminée, en exil ou en prison. Le 6 novembre, coup de théâtre : Ekaterina Dountsova fait les gros titres de la presse en déposant sa candidature. Son programme : mettre fin à la guerre, libérer les prisonniers politiques, cesser les persécutions visant les personnes LGBT. Dans un pays où le simple fait de prononcer ces mots a mené en prison des dizaines de personnes, ses paroles font l’effet d’une bombe.

Sa candidature a toutes les chances d’être rejetée mais le simple fait de la soutenir, se rendre à ses meetings de campagne, devient, pour tous les sympathisants de l’opposition, une façon de se compter et de sortir de l’isolement. Un mini-printemps russe d’une courte durée : le 23 décembre, la commission électorale centrale invalide sa candidature. Trois mois plus tard, Poutine est réélu avec 88 % des voix. Fin de l’histoire, pas des espoirs.

Depuis son épopée présidentielle, malgré les pressions, Ekaterina Dountsova continue de travailler. Elle a fondé un parti politique, Rassviet (« Aube » en russe). Sa ligne : respecter scrupuleusement la législation russe, pour ne pas exposer ses proches et ses partisans à des persécutions. Dans l’interview qu’elle a accordée à L’Express, ses mots sont choisis avec soin : l’élue parle « d’opération militaire spéciale » et non de « guerre », évite de mentionner par son nom l’opposant assassiné Alexeï Navalny. Elle y croit dur comme fer : une autre Russie est encore possible.

L’Express : Le 29 juillet, Donald Trump a donné dix jours à la Russie pour mettre fin au conflit en Ukraine. Pensez-vous que Vladimir Poutine se pliera à cet ultimatum ?

Ekaterina Dountsova : Ce n’est pas la première fois que Donald Trump dit qu’il va mettre fin aux hostilités. Il a beaucoup promis et beaucoup menacé. Mais cela n’a jamais eu le moindre effet sur la situation réelle. Essayer d’analyser la politique américaine actuelle me semble tout aussi absurde que d’essayer d’analyser la politique russe. Autant tenter de lire dans le marc de café !

En 2023, vous aviez axé votre candidature autour de la fin de « l’opération militaire spéciale ». Qu’est-ce qui vous a décidé à vous porter candidate à l’élection présidentielle ?

Quelqu’un devait se présenter, dire : « Je suis citoyen de mon pays aussi, j’ai le droit d’être candidat à l’élection présidentielle. » Parce qu’il y avait au départ une quinzaine de candidats, et tous disaient la même chose : « Moi je suis là juste comme ça, mais je soutiens Vladimir Poutine »… Dans ce contexte, évidemment, ma candidature a fait du bruit.

La journaliste et ex-élue municipale russe Ekaterina Dountsova, candidate à la présidentielle, assiste à une réunion à la Commission électorale centrale, le 23 décembre 2023 à Moscou

Vous aviez déjà une activité publique ?

J’étais journaliste depuis quinze ans dans une télévision indépendante, j’étais aussi élue municipale de Tver. Cela m’a appris à faire des compromis, à adoucir mon discours, à adopter un ton apaisé. C’est ce qui a été la base de ma campagne présidentielle.

Les phrases-chocs, les slogans agressifs, appeler à l’insurrection, ça a déjà été essayé. Des leaders politiques en sont morts. Appeler les gens à monter des barricades aurait été criminel. Donc, j’ai décidé d’être moi-même. Les gens ont vu que j’étais sincère, et je crois que ça leur manquait, une personne qui soit comme eux. C’est pour ça que j’ai été si soutenue.

Pourquoi vous ? Comment avez-vous décidé que ça devait être précisément vous qui incarneriez cette volonté de changement ?

Au départ, il n’était pas question que je me présente seule. Nous étions une équipe, et nous voulions présenter une candidature collective. Mais en voyant l’ampleur que prenait notre initiative et la violence de certaines réactions, tous les membres de cette équipe ont renoncé l’un après l’autre. Et je me suis retrouvée toute seule, sans les 5-6 candidats qui devaient se présenter avec moi. Il ne restait plus que moi et nos militants.

Finalement, vous n’avez pas été autorisée à participer. Cela vous a-t-il surpris ?

On a invalidé ma candidature au prétexte que nous n’avions pas agrafé correctement les feuilles qui portaient les signatures des gens qui nous soutenaient, ou que les dates n’étaient pas indiquées au bon format… Evidemment, c’était un prétexte. Si l’Etat avait voulu qu’il y ait un vrai choix démocratique à ces élections, il l’aurait rendu possible.

Vous vous doutiez sans doute que le système allait se défendre de cette façon…

Bien sûr. La commission électorale centrale faisait juste son métier, et ce métier n’est pas d’organiser un processus électoral démocratique et transparent, mais d’obéir aux ordres qui lui viennent d’en haut.

Que peut-on faire, si l’accès au champ politique est interdit par l’État ?

Après l’invasion de la région de Koursk par l’armée ukrainienne, nous avons organisé un projet pour distribuer de l’aide humanitaire aux personnes déplacées, et cela nous a aidés à parler de notre parti politique, de dire aux gens que nous étions pour la paix, que ce qui leur arrivait était la conséquence de « l’opération militaire spéciale ».

Ces projets humanitaires ont parfois été critiqués comme aidant à l’effort de guerre russe…

Je ne pense pas que tous les gens qui font des filets de camouflage, récoltent des chaussettes ou des boîtes de conserve pour le front soient des brutes assoiffées de sang. Il y a, dans la société, une demande d’action, et les gens savent que ce n’est qu’ainsi qu’ils pourront satisfaire leur besoin de se rendre utiles. S’ils avaient le choix, ils feraient peut-être autre chose, ils protégeraient les animaux, les sans-abri, ils seraient écologistes… Mais aujourd’hui le gouvernement a une défiance totale envers ses propres citoyens. Ils ont peur que les gens se sentent libres et responsables de l’avenir de leur pays.

Un État pareil, personne ne lui fera confiance. On peut en avoir peur, on peut s’y soumettre, ou bien le rayer de sa vie. Et c’est ce que fait la majorité de la population, qui vit au jour le jour et ne s’intéresse à rien d’autre. C’est un mécanisme de défense : personne ne veut s’avouer qu’il vit en cage.

Comment atteindre ces gens, ces indifférents ? Que peut-on leur proposer ?

Nous prenons des initiatives qui peuvent permettre aux gens d’agir sans avoir, a priori, à craindre de conséquences juridiques. Toutefois, nous ne sommes pas naïfs : le simple fait de s’impliquer comporte un risque, d’autant que l’Etat russe ne cesse de réduire le cadre de ce qui est autorisé.

Notre projet humanitaire à Koursk est un bon exemple : l’État était complètement incompétent, et les gens ont trouvé comment s’exprimer. Ce sont ces petites initiatives, hors du champ de nuisance de l’Etat, qui nous permettent aujourd’hui de créer une société civile, et peut-être de rendre possible une activité politique à l’avenir. Aujourd’hui, c’est impossible, mais c’est un processus long. D’autres personnes le faisaient avant nous. Maintenant, c’est nous. Si on ne le fait pas, personne ne s’en chargera.

Vous en parlez comme d’un sacerdoce…

J’ai autrefois été bénévole dans une association qui recherchait les personnes perdues dans la forêt. Je me souviens d’une formation, dans une salle de classe, pendant laquelle la formatrice nous dit : « Si l’alarme incendie se déclare maintenant, qu’allez-vous faire ? ». Tout le monde s’est retourné vers la porte au fond de la salle, par laquelle nous étions rentrés. La formatrice nous a alors fait remarquer qu’à sa gauche, il y avait une autre porte. Mais tant que personne ne prend la responsabilité de dire, « Toi, toi, et toi, suivez-moi par ici, les autres, allez par-là », c’est la bousculade et la panique. Quelqu’un doit prendre cette responsabilité.

Parmi vos prédécesseurs, certains ont renoncé, d’autres sont allés jusqu’au bout. Jusqu’où irez-vous, si la pression du système se fait plus forte ?

Tout d’abord, en tant que personne, en tant que mère, je ne veux surtout pas que mes proches, et surtout mes enfants, en souffrent. En ce qui concerne les membres du parti Rassviet, je ne veux pas que leur implication leur cause de problèmes avec la police. Nous restons dans la légalité, c’est ce qui nous protège.

Pour l’instant, nous ne sommes pas ouvertement persécutés. Si, demain, le statut de notre organisation change, nous réagirons en fonction de la situation. Je ne vais pas aller dire : « Les gars, on ira jusqu’au bout, on mourra sur nos barricades »… Pour nous, la vie humaine est la plus importante de toutes les valeurs.

Compte tenu des trois années écoulées, quelles raisons objectives d’espérer un avenir meilleur pour la Russie voyez-vous aujourd’hui ?

Ce que nous faisons, c’est un travail de préparation de la société civile. Aujourd’hui, il n’y a plus de grandes organisations capables de faire ce travail à l’échelle du pays. Il y a un vide immense, et nous nous efforçons de le remplir. Au moins, dans ce vide-là, nous pouvons penser, et donc exister. Kant disait : « Aie le courage de penser par toi-même ». Quand nous aurons tous ce courage, la situation pourra changer. Nous ne vivrons sans doute pas assez vieux pour voir nous-mêmes le résultat de notre travail, mais nous pouvons donner aux générations suivantes la possibilité d’accomplir ce que nous n’avons pas réussi à faire.



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Publish date : 2025-08-04 06:43:00

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