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« La Peau dure » et « Haute-Folie » : deux nouveaux romans pour tuer le père, par Abnousse Shalmani

« La Peau dure » et « Haute-Folie » : deux nouveaux romans pour tuer le père, par Abnousse Shalmani

« Nous sommes la première génération à avoir tué à la fois le père et le fils », assène Michel Schneider à sa fille, Vanessa. L’une des nombreuses phrases qu’il a pu lui dire depuis l’enfance, égrenant ces certitudes, embarquant sa fille dans un mimétisme qu’il ne cessera jusqu’au bout d’entretenir : tu es faite du même bois que moi, nous sommes forts, nous sommes solides, nous devons porter les responsabilités. Michel Schneider, décédé en 2022, maoïste de jeunesse et haut fonctionnaire, infiltrant les rouages de l’Etat pour le changer de l’intérieur, revenu de la radicalité sans issue, psychanalyste, écrivain.

Après sa mort, son intervention sur le plateau de Bouillon de Culture, en 1991, à la suite de la publication d’un brillant pamphlet, se nourrissant de sa (courte) expérience comme directeur de la musique, La Comédie de la culture, où il épingle – pour ne pas dire réduit en bouillie – la politique culturelle de la gauche triomphante qui n’est qu’entre-soi, corruption, mépris du populaire, élitisme hermétique, face à un Jack Lang et un Pierre Boulez pleins de morgue et de mépris, est devenu viral – comme à l’époque son stoïcisme argumenté avait fait un carton qui l’avait d’autant plus poussé vers la littérature où il nous offrit quelques bijoux. Un homme de paradoxe, ambiguë, violent, parfois pervers, dominant, vulnérable, survivant d’une enfance cabossée où seule la musique l’a maintenu à flot de joie, un homme qui fut un père ne supportant pas que sa fille, journaliste, ajoute la littérature à son arc et le concurrence.

Une douloureuse brouille de quelques années et la fille – qu’il n’est pas pourtant pas parvenu à tuer – offre avec La Peau dure, non une exécution en règle du père, mais un texte littéraire d’une grande finesse, qui dit et l’amour et la difficulté d’être la fille de son père, et les saloperies et la puissance inépuisable d’une éducation faite d’affection, de curiosité, de culture mais aussi de cruauté, d’un père qui fut (aussi) un homme et que Vanessa Schneider raconte sans ressentiments et sans regrets, sans aveuglement et sans déni, avec une plume qui transcende le récit intime en œuvre littéraire, où le cœur se serre et ses souvenirs se confondent avec les nôtres et où on ferme le livre en continuant de vivre avec, dénouant les fils de notre propre histoire, méditant le passé, aux mots qu’il aurait fallu dire, aux gestes que personne n’a osé, aux silences qui tuent à petit feu le bonheur.

La littérature sauve la vie

Le silence c’est justement ce qui se transmet dans la famille du narrateur dans le très beau Haute-Folie d’Antoine Wauters, un couple si amoureux, Blanche et Gaspard, un enfant, Josef, une ferme familiale, la « Haute-Folie », qu’on veut garder envers et contre tout, un sale type, Jünger, qui parasite les espoirs de ses semblables pour ramasser la mise et la mort partout par suicide, par meurtre, par silence. « Qu’importe si celui qui s’apprête à briser le silence, si celui qui parle après que toute sa lignée s’est tue, si celui-là est pris pour un menteur ou un fou. » Oui, qu’importe, parce que la seule chose qui compte est de dire la trajectoire, les choix, le destin créé par le passé, les mots coincés là dans la gorge qui finissent immanquablement par tuer mais sauvent ceux qui suivent : « Le passé est une chose longue et lente à guérir. On le croit derrière nous alors qu’il est devant, qu’il nous mène et nous guide. Une boucle. » Qui commande ? Au nom de quoi ? Pourquoi certains avancent, d’autres reculent, certains stagnent ? Que faire en l’absence de mots ?

Les deux romans se répondent en écho, les mots qui cicatrisent, la vérité qui blesse d’abord pour consoler ensuite, l’isolement du mensonge qui se transmet de génération en génération pour bousiller la possibilité d’un chemin de traverse, celui qui casse l’atavisme familial, la prison du malheur de ne pas savoir, de se douter, de sentir sans nommer. Il faut tuer le père et peut-être qu’il faut tuer le fils, mais il faut savoir le faire avec une innocence trempée dans la lucidité la plus crue. Vanessa Schneider libère, les personnages d’Antoine Wauters se brisent contre un passé qui s’incruste comme une maladie contagieuse qui rabougrit la vie et attire vers ce qui a été tu. La littérature sauve la vie.

Il s’agit de la dernière chronique d’Abnousse Shalmani, qui, pendant cinq ans, nous a accompagnés avec sa liberté de ton, son sens de l’engagement et ses grandes qualités littéraires. Qu’elle en soit remerciée : nous sommes fiers d’avoir été sa première « maison ». E. C.

Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitaire, est écrivain et journaliste



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Author : Abnousse Shalmani

Publish date : 2025-08-15 11:00:00

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