L’Express

« Féminin sacré », l’inquiétante dérive sectaire : « chamanes sibériens », escroqueries et bénédictions d’utérus

« Féminin sacré », l’inquiétante dérive sectaire : « chamanes sibériens », escroqueries et bénédictions d’utérus

Des photographies de tambours aux inscriptions étranges, d’une vieille femme en tenue de chamane ou des pyramides de Gizeh, auxquelles se mêlent des références à la magie noire et des promesses de « rituels de groupe très profonds et puissants »… A en croire le programme de voyage de plus de 40 pages retrouvé par Sylvie* dans les affaires de sa fille Julia*, les activités pratiquées par l’organisme Field of love [« champ d’amour », en français] pourraient changer la vie des participantes « en quelques minutes », par le biais de méditations, de prières ou « d’amulettes magiques ».

Le tarif des activités pour un séjour « transformationnel » de quatre jours en Egypte va de pair avec cette ambition : pour participer à ces « cercles de puissance » et retrouver son « énergie féminine », il faut débourser 2 000 euros minimum, comprenant le voyage (1 400 euros), quatre « rituels de groupe » et l’acquisition « d’objets de pouvoir ». Selon la formule choisie, les prix s’envolent : pour des « rituels individuels exclusifs », comptez 2 500 euros ; pour le programme « VIP », avec « un soutien personnel du tuteur », 5 000 euros. Evidemment, chaque soin complémentaire permettant « d’aller plus loin dans la transformation » sera tarifé 200 euros.

« A ce niveau-là, on peut parler de racket », souffle Sylvie, qui ne comprend toujours pas comment sa fille a pu se laisser convaincre par de telles propositions. En 2019, la jeune femme emprunte plus de 900 euros à sa sœur et 700 euros à un ami pour participer à ce voyage, découvert sur le stand d’une certaine Kadyn, autoproclamée « chamane sibérienne », au salon Zen de l’Espace Champerret, à Paris. « C’est là que le piège s’est refermé, et que tout a commencé : nous pensons que notre fille, qui était certainement déjà sous emprise, a subi des manipulations mentales lors de ce voyage », regrette Sylvie.

Comme dans plusieurs dizaines de cas repérés ces dernières années par les associations spécialisées dans la lutte contre l’emprise sectaire, la mère de famille a ainsi vu sa fille changer, s’investir totalement dans sa pratique « chamanique » basée sur le concept de « féminin sacré », dépenser des centaines d’euros pour participer à des stages ou s’équiper en « amulettes » vendues à prix d’or… Jusqu’à abandonner certaines opportunités professionnelles, quitter le domicile familial, puis perdre peu à peu le contact avec ses proches.

Isolement et escroqueries

L’emprise que décrit Sylvie n’est pas un cas isolé. Au point que la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), avait alerté, dès 2021, sur le phénomène du « féminin sacré » et les pratiques de certains de ses adeptes, « en pleine expansion » en France et dont « l’objectif premier semble être purement financier ». Ce concept fourre-tout et très lucratif, qui s’adresse aux femmes qui voudraient retrouver leur puissance ou leur indépendance, continue de se décliner à l’infini sur Internet : malgré les alertes de la Miviludes, L’Express a fouillé des dizaines de pages faisant encore la promotion de cercles féminins proposant de la méditation ou du yoga, mais aussi de l’hypnose, du tantrisme, des bénédictions d’utérus, des massages ou rituels anciens, des remèdes miracles à l’endométriose ou à la dépression. Page après page, les figures mystiques de la sorcière, des chamanes ou des déesses égyptiennes tentent de convaincre les potentielles clientes du bienfait de leurs « soins » – pour des stages et ateliers allant de quelques dizaines à plusieurs centaines d’euros, en présentiel ou en visio.

Au-delà du risque d’escroquerie financière, ce mélange de pratiques à visée de bien-être ou de guérison – dont la majorité ne sont ni réglementées ni contrôlées – peut entraîner selon la Miviludes un « isolement » de certaines femmes, qui se retrouvent « en rupture soudaine avec leur environnement familial ». Pendant la période du Covid, en 2020, Julia a ainsi disparu pendant de longs mois en Allemagne pour participer à des stages « chamaniques », ne donnant que de maigres nouvelles à sa famille via des applications de messageries cryptées. « Après ça, on ne l’a revue qu’à de rares occasions. Elle était méconnaissable, avait changé de comportement, s’enfermait dans sa chambre, s’habillait différemment », décrit Sylvie. Surtout, Julia reste désormais floue sur ses activités. A peine ses parents ont-ils été mis au courant de stages qu’elle organise en Belgique ou en Suisse, « toujours avec des références à ces fameux cercles de femmes qui pratiquent des cérémonies ou chants spirituels, promettent des guérisons, de l’abondance financière, ou de trouver le bon partenaire ».

Dans l’intervalle, le site officiel de Champ d’amour – qui se présentait jusqu’alors comme une « association caritative internationale » – a été supprimé, tout comme celui de « Kadyn », sa représentante au salon Zen. Contactés sur leurs pages sur les réseaux sociaux, inactives depuis 2020, ni l’organisme, ni la « chamane » n’ont répondu à nos sollicitations. Le directeur actuel du salon Zen, Vadhana Khath, assure de son côté que ces « chamanes » n’ont participé qu’une fois à son événement. « Lorsque les exposants ne peuvent pas démontrer de formations certifiantes ou que leurs pratiques ne sont pas vérifiables, comme pour le chamanisme, leur présence au salon est déterminée par un appel téléphonique, basé sur l’échange humain », précise l’organisateur, qui indique « ne pas cautionner les éventuelles dérives » de ces exposantes en dehors du salon.

« Brouillard perpétuel »

Mélodie, écoutante depuis sept ans pour le Centre national d’accompagnement familial face à l’emprise sectaire (Caffes), basé à Lille, confirme recevoir des signalements « réguliers et diffus » concernant des cas d’emprise sectaire liés au « féminin sacré », commis par des « gourous agissant seuls ou en petits groupes », aguichant leurs victimes dans des salons, des ateliers, des stages, ou directement sur Internet. « Ils recrutent des femmes en s’appuyant sur leurs blessures psychologiques, leur appétence pour l’ésotérisme, voire leurs maladies, puis les réunissent dans des ‘cercles’, leur soutirent de l’argent et les incitent à se former pour recruter à leur tour », résume-t-elle.

Alexia*, suivie par le Caffes depuis 2019, en a fait les frais. Après plus de sept ans d’emprise, cette mère de deux enfants a porté plainte en février 2021 contre son ancienne « thérapeute psychocorporelle » pour « abus de faiblesse sur personne en état de sujétion psychologique ». En 2012, alors en plein burn-out maternel, la jeune femme est orientée vers cette praticienne, qui la dirige au bout de trois séances individuelles vers des cercles de femmes qu’elle organise le week-end. Chaque semaine, Alexia investit entre « 150 et 300 euros » pour se retrouver avec d’autres femmes dans des ateliers promettant de se reconnecter avec « leur sexualité, leur puissance féminine, leurs chakras ou leur plexus solaire ». « Elle y dirigeait toutes nos émotions. Le but était de nous faire pleurer, enrager, douter de tout. J’étais dans un état de brouillard perpétuel », raconte la quadragénaire.

L’époux d’Alexia va lui aussi participer à certains ateliers, durant lesquels la thérapeute s’immisce de plus en plus dans le couple. « Elle faisait semblant de jouer les médiatrices, mais a en réalité instrumentalisé notre rupture », estime la Nordiste, qui finit par quitter son mari pour s’installer chez la praticienne. Elle la considère alors comme sa « meilleure amie ». L’emprise s’intensifie. « J’allais chercher ses enfants à l’école, je faisais ses courses, j’ai créé son site Internet gratuitement… Tout en continuant à lui verser de l’argent pour des séances de psychothérapie, et à tout lui confier sur ma vie », retrace Alexia. Il lui faudra plusieurs années, une dépression sévère et un déménagement pour se rendre compte du préjudice – entre-temps, elle raconte avoir été incitée à avorter par cette « thérapeute », qui l’aurait convaincue qu’elle était incapable d’élever un autre enfant. Contacté, le parquet de Valenciennes indique qu’une information judiciaire est actuellement en cours sur cette affaire, pour des faits « d’exercice illégal de la profession de psychothérapeute et abus de faiblesse » commis entre 2012 et 2019, à l’égard de huit femmes.

Les témoignages rapportés à L’Express par les associations spécialisées se suivent et se ressemblent, soulignant l’emprise psychologique, financière, voire sexuelle de certains gourous promouvant le « féminin sacré ». Récemment, le Caffes a ainsi accompagné une jeune femme de 26 ans, orientée par une « médium énergéticienne » vers un cercle de femmes dans le Sud de la France, pour un séminaire de cinq jours facturé 3 000 euros. Selon le récit de Mélodie, chargée du dossier, un système d’emprise y aurait été « peu à peu mis en place, entretenu par les victimes elles-mêmes, via un système de délation si telle ou telle participante refusait de pratiquer une activité ». Les femmes auraient ensuite été amenées « à s’attoucher les unes les autres sous couvert de tantrisme », puis auraient été prises en photo nues dans les douches communes par les organisateurs. « Ces clichés ont servi de moyen de pression si les femmes souhaitaient partir », retrace l’écoutante.

« État de détresse absolue »

« Ces affaires peuvent aller très loin, et même toucher à la santé des participantes », alerte Mélodie, qui se souvient d’une malade du cancer ayant abandonné sa chimiothérapie après que son cercle de femmes lui avait proposé « une solution magique basée sur les bénédictions d’utérus ». Nicolas Sajus, psychologue spécialisé dans l’accompagnement des victimes d’emprise sectaire, dénonce par ailleurs les techniques de « manipulation mentale » pratiquées par certains pseudo-thérapeutes pour isoler leurs adeptes. Le spécialiste a ainsi accompagné une patiente victime de « faux souvenirs induits » : son gourou l’avait persuadée qu’un membre de sa famille l’avait agressée sexuellement. « Cela s’est révélé faux, et l’a plongée dans un état de détresse absolue », déplore le psychologue, qui regrette également, dans certains de ces groupes, un processus d’emprise basé sur les croyances des participantes. « On leur fait croire qu’elles ont été victimes de mauvais sorts ou de magie noire, qu’elles ne peuvent pas guérir si elles ne se plongent pas davantage dans leur spiritualité… Ce qui peut aggraver l’emprise, voire laisser de graves traumatismes », souligne-t-il.

Plusieurs années après avoir côtoyé de tels groupes, certaines victimes restent durablement marquées par leur expérience. Entre 2009 et 2010, Louise* s’était rapprochée, via son compagnon de l’époque, d’un organisme dont les représentants se définissaient eux aussi comme des « chamanes sibériens », pratiquant des séminaires ou des ateliers majoritairement à destination des femmes. Après plusieurs mois, elle accepte de participer à un stage d’une semaine à Barcelone, où elle décrit un quotidien « millimétré », dans lequel les organisateurs ne laissent « aucun espace de réflexion » aux participants. « La journée était rythmée par des cours de danse intenses, du sport, de la méditation profonde, beaucoup d’ateliers de visualisation. J’ai compris plus tard que dans ces instants-là, des espèces de suggestion étaient faites, notamment pour nous inciter à nous engager financièrement », raconte Louise, qui confie alors à ses gourous un bijou « d’une grande valeur matérielle et sentimentale ». « C’était clairement la porte d’entrée vers d’autres donations », souffle-t-elle.

La jeune femme a le « déclic » en comprenant que les pratiques mises en avant par le mouvement « ne sont pas saines ». « Tout allait trop vite, cela nous mettait dans des états de confusion étrange, nous éloignait de nos proches. Il y avait un vrai sujet d’emprise psychologique », analyse Louise, qui découvrira des années plus tard avoir côtoyé, sans le savoir, des représentants en France de la secte russe Ashram Shambala. L’organisme, qui revendiquait à la fin des années 1990 plus de 10 000 membres dans le monde, s’est fait connaître des autorités pour le contrôle mental exercé sur ses adeptes, notamment à des fins d’abus financiers et sexuels. En avril, son chef, Konstantin Roudnev, a été arrêté avec 14 de ses adeptes à l’aéroport de Bariloche, en Argentine, suspecté d’appartenir à « une organisation soupçonnée de se consacrer à la traite d’être humains ».

En réalisant ses propres recherches sur Champ d’amour et Ashram Shambala, Sylvie confie justement à L’Express avoir de sérieux doutes sur la possibilité que Julia ait, elle aussi, rejoint une branche de ce mouvement. « Ce sont les mêmes pratiques, les mêmes idéologies, les mêmes dérives que celles auxquelles ma fille a été exposée. L’organisme avec lequel elle est partie utilise les mêmes symboles, les mêmes tambours, le même champ lexical », soupire la mère de famille, plus qu’inquiète. Interrogées sur la question, ni la Miviludes, ni la Cellule d’assistance et d’intervention en matière de dérives sectaires (Caimades) – dépendant du ministère de l’Intérieur – n’indiquent avoir reçu de signalements concernant spécifiquement Ashram Shambala depuis les années 2010. Dans son dernier rapport, publié en avril 2025, la Miviludes indique en revanche que « l’association constatée de pratiques pseudo-chamaniques et d’autres techniques […], comme le développement personnel, les constellations familiales, le féminin sacré, le tantra, est préoccupante ».

*Les prénoms ont été modifiés.



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Author : Céline Delbecque

Publish date : 2025-08-17 16:00:00

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