A l’heure où l’on écrit ces lignes, on est encore contraint de conjecturer sur les conséquences des récentes rencontres Trump/Poutine et Trump/Zelensky, ainsi que sur les entretiens de la coalition européenne des « volontaires » à Washington. Et le suspense quant au sort de l’Ukraine et l’évolution de la guerre à outrance que lui mène la Russie depuis trois ans et demi pourraient bien durer des mois encore, peut-être des années. En revanche, on peut d’ores et déjà et depuis longtemps tracer un double clivage – sinon une authentique double ligne de fracture – entre les trois acteurs principaux en discussion, Etats-Unis, Russie, Europe (au sens large du terme), en matière de représentations.
Es qualités de président, Donald Trump 1 et 2 n’a jamais entretenu d’autres passions (et compétences ?) que l’économie, ou, plus précisément, le business. Il gère l’Etat américain à la manière d’un manager et les fonctions régaliennes – défense et affaires étrangères – comme une entreprise. Il ne tient guère compte des réalités éthiques, méconnaît celles géographiques et historiques, et néglige souvent celles diplomatiques. Plutôt que des alliés ou des ennemis, il a des clients, des fournisseurs, des partenaires et des empêcheurs-de-faire-la-paix-lucrative-en-rond.
En outre, son imprévisibilité est proprement inouïe, sauf à inscrire à tort ce chef d’Etat d’une grande puissance dans la lignée de déments tels l’empereur romain Caligula ou le roi France Charles VI de Valois. Une imprévisibilité dont on saluerait l’efficacité si elle était organisée à la manière d’un stratège, mais qui fait frémir puisqu’elle est manifestement le fruit d’un caractère fantasque, d’un dilettantisme forcené, d’un ego surdimensionné ou simplement d’un grand n’importe quoi. On ajoutera que seul prévaut à ses yeux le rapport de force brut à la perception dichotomique – les winners et les losers – d’où une cruauté fate et inégalée devant son homologue ukrainien dans le bureau Ovale de la Maison-Blanche en février dernier, d’où, parallèlement, son authentique et assumée fascination pour un Poutine autoritaire, viriliste, et « d’acier ».
Les Européens au front avec un bras dans le dos
Poutine, justement, partage cette dernière caractéristique avec son vis-à-vis. Par contre, lui est un idéologue. Sa variable primordiale voire exclusive de prise de décision est d’ordre politico-mystique. Son objectif n’est pas la santé de l’économie russe (et moins encore de celle de sa population !), des investissements lucratifs ou encore une réindustrialisation au profit de l’emploi, mais la réappropriation par la Russie de territoires « perdus », de son empire passé, tantôt tsariste, tantôt stalinien ; au fond, ce n’est pas la nature du régime russe présidant aux destinées du peuple russe (et des peuples voisins contrôlés et/ou asservis) qui compte, mais son degré d’expansion, de puissance politico-militaire. Craignant comme la peste la contagion démocratique, le chef du Kremlin joue à fond le thème de l’ennemi extérieur, les Européens l’incarnant presque à eux seuls. Résumons : pour Trump, le politique et tenter de résoudre des conflits relève d’un moyen, la fin demeurant le business ; pour Trump, l’économique constitue un instrument au profit du politique. Dans les deux cas, virilisme, mépris de la démocratie, instrumentalisation du religieux au profit du politique et, naturellement, de leur propre pouvoir, et détestation du multilatéralisme. Et donc des Européens contemporains.
Car, le troisième acteur du drame ukrainien, c’est l’Europe, et plus spécialement celle qui, à l’ouest de la modeste péninsule eurasiatique, est forte de deux puissances globales appauvries mais encore considérables, et d’une Allemagne « seulement » riche mais quasiment désarmée. En dépit de leurs divergences diverses, le président français Macron, le Premier ministre britannique Starmer et le chancelier allemand Merz ainsi que la plupart de leurs homologues européens, croient chacun dans la diplomatie, le droit international et tout particulièrement au respect des tracés et traités frontaliers, et bien entendu au scrupuleux respect de la démocratie. Ils acceptent de sacrifier d’importantes quantités de cash et d’énergie, via des sanctions, pour tenter de faire rendre gorge ou raison à des agresseurs comme la Russie de 2022. Enfin, ils acceptent (en principe) de ne pas intervenir militairement sauf si leurs intérêts vitaux sont menacés. Bref, eux montent donc au front avec un bras dans le dos. Quand on les y invite…
Frédéric Encel, chroniqueur à L’Express, auteur d’une thèse de doctorat sur Jérusalem, publiée sous le titre « Géopolitique de Jérusalem » (Flammarion, 2009).
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Author : Frédéric Encel
Publish date : 2025-08-19 06:48:00
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