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« Jamais nous ne partirons » : le Donbass, otage des négociations Trump-Poutine

« Jamais nous ne partirons » : le Donbass, otage des négociations Trump-Poutine


Ihor n’a pas eu le temps de suivre les actualités. Tandis que l’avenir de sa région, le Donbass, se décide lors de discussions diplomatiques entre grands dirigeants à l’autre bout du monde, cet habitant de Sloviansk, à l’image des résidents de la zone, cherche surtout à survivre. « Ils peuvent blablater, mais nous, la guerre, on la vit tous les jours », souffle le retraité. Au lendemain de la rencontre en Alaska entre Donald Trump et Vladimir Poutine, le 15 août, ce septuagénaire, qui s’affaire dans le jardin de sa modeste maison en briques construite par ses parents, aperçoit soudain un grand drone dans les airs. Il pense qu’il va s’éloigner, mais l’engin s’abat brusquement sur la demeure voisine. Son épouse et lui ont juste le temps de se réfugier à l’intérieur, lorsque quatre de leurs fenêtres explosent sous la déflagration.

Leur fille, médecin réfugiée en République tchèque depuis 2022, les supplie de quitter le Donbass et de la rejoindre. « Je suis né ici, mes parents sont nés ici, mes grands-parents sont nés ici, jamais nous ne partirons, ici c’est chez nous », affirme Ihor, même s’il se dit inquiet de voir la ligne de front se rapprocher, alors qu’on entend au loin le grondement de l’artillerie et des bombardements.

Depuis plus de trois ans, l’armée russe grignote peu à peu le territoire du Donbass et menace Sloviansk, 100 000 habitants avant la guerre, moitié moins aujourd’hui. La ville fut la première à tomber aux mains des forces prorusses et russes au printemps 2014, avant d’être reprise par l’armée ukrainienne à l’été. Avec Kramatorsk, capitale régionale provisoire de la région de Donetsk, située à seulement 16 kilomètres de la ligne de front, ces deux villes restent des cibles majeures pour le Kremlin. Ne parvenant pas à les conquérir militairement après avoir réduit en ruines les cités alentour, Vladimir Poutine espère les récupérer à la table des négociations.

Lors de la rencontre à Anchorage, Vladimir Poutine a exigé le retrait de l’Ukraine des régions de Donetsk et de Louhansk comme condition pour mettre fin à la guerre. A l’exception d’un mince territoire à l’extrême ouest, les forces russes contrôlent la quasi-totalité de la région de Louhansk, ainsi que 75 % de celle de Donetsk. En échange de l’obtention de tout le Donbass, Poutine a proposé de maintenir le statu quo sur la ligne de front dans les régions de Kherson et Zaporijia. Or celle-ci demeure relativement figée, une bonne partie étant délimitée par le Dniepr. « Trump pourrait aider Poutine à accomplir ce qu’il n’a pas réussi à mener à bien depuis 2014 : l’occupation totale du Donbass », s’agace Mykhailo Samous, expert militaire ukrainien.

De plus en plus d’Ukrainiens n’excluent plus des concessions

Inconcevable, toutefois, pour les militaires sur le terrain. « Si nous abandonnons maintenant, nous leur laissons les positions les mieux fortifiées, mais cela n’arrivera jamais », assure calmement Ivan, un jeune officier de l’armée ukrainienne, à Kramatorsk, avant de repartir en première ligne. « Céder les territoires que nous contrôlons signifierait que toutes ces morts étaient pour rien », ajoute-t-il.

Comme lui, près de 78 % des Ukrainiens rejettent catégoriquement la cession des territoires toujours contrôlés par Kiev. Pourtant, « la population est profondément fatiguée, épuisée par les années de guerre et les bombardements, d’où le nombre croissant de ceux qui souhaitent un gel du conflit », observe la sociologue Ioulia Shukan. Mais, reprend-elle, « dès qu’on évoque le prix à payer pour cette paix, ce que l’on est prêt à négocier, on constate que les gens refusent de céder des territoires non occupés, qu’ils conservent la volonté de résister et de ne pas laisser avancer davantage l’ennemi ».

A la veille de son déplacement à Washington le 18 août, Volodymyr Zelensky a rejeté l’idée d’abandonner le tiers de la région de Donetsk que Kiev administre toujours, en rappelant le précédent de 2014. « La paix doit être durable, écrit-il. Pas comme il y a des années, lorsque l’Ukraine a dû renoncer à la Crimée et à une partie de notre Est – une partie du Donbass – et que Poutine s’en est simplement servi comme tremplin pour une nouvelle attaque. »

Une vision que partagent la plupart des Ukrainiens, selon Anton Hrouchetskyi, directeur de l’Institut international de sociologie de Kiev. Selon ses derniers sondages, en mai-juin 2025, 52 % des Ukrainiens sont fermement opposés à toute concession territoriale en échange de la paix, tandis que 38 % accepteraient certaines pertes territoriales « pour une paix plus rapide et pour conserver l’indépendance de l’Ukraine » – contre 19 % fin 2023 et 8 % en 2022. « Aujourd’hui, la majorité des Ukrainiens a conscience qu’ils ne reconquerront pas par les armes les territoires perdus dans un avenir proche. L’euphorie du « jusqu’à la victoire », l’illusion de rétablir les frontières de 1991 s’est estompée, constate Ioulia Shukan. Cependant, personne ne se prononcera publiquement en faveur de l’abandon de ces terres ; cela reste inenvisageable. »

Reconnaître ces territoires occupés comme russes irait non seulement à l’encontre de la Constitution – ce qui exigerait un vote parlementaire – mais reviendrait aussi à abandonner des millions d’habitants sous la domination russe. « Pour Zelensky, ce serait une mort politique et une lourde erreur historique », analyse le politologue Volodymyr Fessenko.

Le souvenir des « garanties de papier »

Même si, dans les sondages, de plus en plus d’Ukrainiens n’excluent plus des concessions, ils ne précisent pas quel territoire les Ukrainiens seraient prêts à céder et à quelles conditions. « Le seul plan viable dont la société peut discuter, qu’une majorité pourrait accepter, est celui proposé par l’Europe et l’Ukraine, qui prévoit le gel de la ligne de front en échange de garanties de sécurité », détaille le sondeur Anton Hrouchetskyi. La reconnaissance « de facto » mais pas juridique des territoires occupés, à condition que ces garanties soient suffisantes pour empêcher une nouvelle attaque dans quelques années.

Deux options paraissent recevables pour les Ukrainiens : des forces de maintien de la paix, occidentales ou de l’ONU, sur la ligne de front ; ou une augmentation de l’aide militaire et financière avec un maintien des sanctions contre la Russie. « OK, nous ne serons pas membres de l’Otan dans un avenir prévisible, mais avec 20 systèmes antiaériens Patriot et 50 F-16 supplémentaires, et un financement suffisant pour soutenir nos propres forces armées, nous nous sentirons en sécurité », résume Anton, ajoutant qu’une garantie de type article 5 de l’Otan comme proposée par Trump ne suffirait pas. Le souvenir des « garanties de papier » que l’Ukraine avait reçues de la Russie, des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne dans le cadre d’un accord de 1994 – en échange de la restitution à la Russie des anciennes armes nucléaires soviétiques – reste très présent chez les officiels comme dans la population.

Au 1er août, près de 255 000 civils vivent encore dans les parties du Donbass contrôlées par l’armée ukrainienne. Avant 2022, et les évacuations massives, on en comptait quelque 1,9 million. Si les habitants divergent sur la manière d’arrêter le conflit, ils aspirent à la fin des combats. « Ce que nous voulons, personne ne nous le donnera », confie une femme croisée sur les berges d’un lac de Sloviansk. Ancienne employée du tribunal, elle souhaite que « chacun rentre chez soi, des deux côtés », faisant référence aux deux armées. Comme beaucoup d’habitants rencontrés, la jeune femme dit « n’avoir aucune confiance en Zelensky » pour mettre fin aux hostilités. « Tant que le « vieux fou » (Poutine) reste au pouvoir, la guerre perdurera », commente de son côté une résidente de Kramatorsk, dans un quartier régulièrement bombardé.

Près de la ligne de front à Kramatorsk, dans l'est de l'Ukraine, le 1er mars 2025Près de la ligne de front à Kramatorsk, dans l’est de l’Ukraine, le 1er mars 2025

Plus on se rapproche de la ligne de front, plus le désir d’arrêt des combats s’intensifie, résume le sondeur Anton Hrouchetskyi. Pour beaucoup, souvent des personnes âgées ou démunies qui n’ont pas les moyens de partir, le plus important est de pouvoir rester dans leur maison, quel que soit le drapeau sous lequel ils vivent. « Il ne faut cependant pas oublier que les habitants du Donbass qui ont dû fuir [près de 2 millions de personnes déjà entre 2014 et 2022], ont eux aussi ont leur mot à dire », complète le sondeur.

En réalité, pour la majorité de la population, il s’agit d’une guerre totale. « On se focalise souvent sur le Donbass en pensant que c’est uniquement ce que souhaite Poutine, mais il n’a pas changé. Il considère que l’Etat ukrainien est une entité artificielle, sinon une non-entité. Un gel du conflit viserait surtout à lui permettre de mieux se préparer pour une nouvelle offensive », conclut la sociologue Ioulia Shukan. Raison pour laquelle l’Ukraine n’acceptera jamais un accord qui risquerait de la mettre en danger.



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Publish date : 2025-08-19 15:00:00

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