L’Express

Les dix vedettes de la rentrée littéraire : ce qu’il faut lire absolument… ou éviter

Les dix vedettes de la rentrée littéraire : ce qu’il faut lire absolument… ou éviter


Le lancement d’une rentrée littéraire, c’est comme l’arrivée au pied du dernier col dans une étape de montagne du Tour de France : les cadors sont positionnés en tête de peloton, prêts à en découdre. Dès le mois d’août, on sait que les 484 prétendants aux prix d’automne ne joueront pas à armes égales. L’inévitable Emmanuel Carrère (Kolkhoze, P.O.L) ou Nathacha Appanah (La Nuit au cœur, Gallimard), annoncée comme une des favorites pour le Goncourt, se détachent déjà du commun des mortels. Outre Cédric Sapin-Defour (Où les étoiles tombent, Stock), déjà évoqué dans nos pages, nous recensons ici les autres livres-événements, avec notre habituelle liberté de ton. En attendant de voir qui s’envolera et qui connaîtra une défaillance.

Kolkhoze, d’Emmanuel Carrère

Un roman rosse

L’écrivain Emmanuel Carrère, le 17 février 2016 à Paris

Dès la page 13 de Kolkhoze, un détail hérisse le lecteur attentif : Emmanuel Carrère écrit de sa mère qu’elle était « la secrétaire perpétuelle » de l’Académie française. Chacun sait qu’Hélène Carrère d’Encausse, cette dame de fer qu’on surnommait « la Tsarine », tenait à être appelée « le » (et non « la ») secrétaire perpétuel. Est-ce une simple coquille ? Un pied de nez vengeur ? Ou la première preuve qu’Emmanuel Carrère n’a pas compris le personnage complexe qu’était sa mère ? Avec cet art de la mise en scène qui le caractérise, Carrère explique qu’il a voulu placer Kolkhoze « sous le signe de la piété filiale », espérant ainsi écrire son « meilleur livre ». Ce sera pour une autre fois.

La première moitié de Kolkhoze, longue enfilade de digressions généalogiques russo-géorgiennes, est d’un ennui sans fin. Le récit devient intéressant page 301 quand Carrère évoque le diplomate avec lequel sa mère avait eu une liaison, à partir de 1968 et pendant quelques années. A la suite de cette crise, les Carrère d’Encausse feront chambre à part jusqu’à leur mort, plus d’un demi-siècle plus tard. Il y a une forme de folie dans les rapports qu’entretenaient les parents de l’écrivain. Louis Carrère d’Encausse, régulièrement brimé de diverses manières, semble n’avoir été qu’un humble figurant, assistant dans l’ombre de la réussite sociale de sa femme. Au fond, Emmanuel Carrère aurait mieux fait d’écrire un livre sur son père, pour lequel il éprouve plus d’empathie. Il est à fois trop dur et trop flou quand il parle de sa mère. Le plus beau passage est celui où il se souvient d’un cours de natation quand il était petit et où il nageait vers elle, qui l’attendait au bord du bassin – hélas, cela figurait déjà dans Un roman russe (2007). Il n’est pas né, celui qui percera le mystère d’Hélène Carrère d’Encausse. Louis-Henri de La Rochefoucauld

Kolkhoze, par Emmanuel Carrère. P.O.L, 548 p., 24 €.

Une drôle de peine, de Justine Lévy

Le mal de mère

Il y a un signe infaillible pour reconnaître un bon livre : on a souvent envie d’en recopier des phrases. Dans Une drôle de peine, Justine Lévy trouve les mots définitifs pour exprimer son mal de mère. Vingt ans et des poussières qu’Isabelle Doutreluigne est morte. Qu’a-t-elle fui dans les paradis artificiels, ce mannequin aux yeux de mélancolie ? Une famille toxique ? La mère sorcière qui fouettait le cul des aristos rennais ? Le père lecteur du journal royaliste Aspects de la France ? C’est la thèse de l’homme de sa vie, ce philosophe occupé à « libérer le monde ». Un paternel dont Justine voudrait que l’on sache à quel point « il est drôle ». Il aime même les glaces à la pistache. En tout cas, il ne fait jamais défaut aux siens.

Isabelle a goûté à « la liberté magnifique ». Justine fait tout comme elle, « mais à l’envers ». Elle s’interdit de vivre quand Isabelle s’autorisait toutes les bêtises (au point de finir en prison). Elle en a soupé des hippies, des babas cool, et de la drogue dans ses nounours. « Amaigrie » et « millimétrée », telle sera son existence. Que d’efforts pour s’en extraire ! Cela s’en ressent dans son style heurté. Sans Pablo, son acteur de mari, peut-être n’aurait-elle pas eu l’énergie d’entreprendre un voyage rédempteur en Inde. On en recommande le récit foutraque.

Un « bébé de cinquante ans », ainsi se dépeint-elle. Les embardées de sa mère l’ont précipitée trop tôt dans l’âge adulte. Après ça, on n’a qu’une envie : retomber en enfance. Justine Lévy raconte sa quête éperdue pour devenir elle-même, comme elle tenterait de reconstituer un service en porcelaine brisé. Peine perdue ? Non. Les vies désaccordées produisent parfois des écrivains très en accord avec eux-mêmes. La preuve. Sébastien Le Fol

Une drôle de peine, par Justine Lévy. Stock, 198 p., 19 €.

La Nuit au cœur, de Nathacha Appanah

Trois femmes impuissantes

Nathacha Appanah, ici en 2016 à Manosque, dresse le portrait d’une femme magnifique dans « Le ciel par-dessus la tête » (Gallimard)

Prenez l’éditeur le plus influent de Paris (Gallimard), une auteure qui plaît aux libraires et un sujet social fort, les féminicides, et vous obtenez un grand favori pour le Goncourt. Dans La Nuit au cœur, Nathacha Appanah entrelace l’histoire de trois femmes victimes de violences conjugales. Deux ont été assassinées dans des conditions atroces : Chahinez Daoud, brûlée vive en 2021, et la propre cousine de l’auteure, Emma, écrasée par la voiture de son mari en 2000 à Maurice. La troisième, c’est Nathacha Appanah elle-même. A 17 ans, elle avait entamé une relation toxique avec un journaliste et poète bien plus âgé qu’elle, qui l’a isolée de sa famille pour mieux la terroriser. A travers ces trois femmes impuissantes, l’écrivaine sonde l’emprise, les motivations des petits tyrans du couple, l’incapacité à s’enfuir et l’horreur de crimes longtemps qualifiés de « passionnels », mais ici commis dans un sang-froid glaçant.

Certains passages coup de poing retournent l’estomac, comme le compte rendu clinique des ratés de la police, incapable de réagir aux multiples signalements contre le mari de Chahinez Daoud. Notre fonction de critique nous oblige toutefois à préciser que cette Nuit au cœur nous a parfois endormi par la lourdeur de son dispositif et de ses effets d’écriture, à l’image de la métaphore inaugurale comparant les hommes violents à des… jus. Si elle partage nombre des thèmes d’Annie Ernaux (jusqu’à dédouaner le voile islamique dans sa critique du « patriarcat »), Nathacha Appanah n’égale pas, sur le plan stylistique, la fausse simplicité de la Prix Nobel. Les digressions sur les coulisses de l’ouvrage et les questionnements de son auteure font eux regretter Emmanuel Carrère ou Philippe Jaenada. Ce qui n’empêchera pas ce livre, déjà mis en avant par Le Monde ou la Fnac, d’être encensé et primé. Thomas Mahler

La Nuit au cœur, par Nathacha Appanah. Gallimard, 282 p., 21 €.

Je voulais vivre, d’Adélaïde de Clermont-Tonnerre

La vengeance de Milady

Pourquoi la postérité d’Alexandre Dumas ne passerait-elle que par le cinéma ? Si on peut se féliciter de l’énorme succès des dernières adaptations des Trois mousquetaires et du Comte de Monte-Cristo, ces films nous avaient laissés sur notre faim – un peu kitsch, quand même. On rêvait qu’un écrivain digne de ce nom revisite avec plus de finesse ce pan immortel de notre patrimoine littéraire. C’est chose faite grâce à Adélaïde de Clermont-Tonnerre qui, dans Je voulais vivre, réhabilite Milady avec une intelligence et un souffle feuilletonesque qu’on ne trouve quasiment plus dans la littérature contemporaine.

On ne peut être que fasciné par l’intrigante à l’épaule marquée d’une fleur de lys, qu’on l’imagine sous les traits de Lana Turner, de Faye Dunaway ou d’Eva Green. Clermont-Tonnerre ne s’arrête pas à l’apparence de son héroïne, elle se glisse dans sa peau, explore sa psychologie et trouve les raisons de sa vengeance. C’est l’une des grandes réussites de ce roman de cape et d’épée à la fois stylisé et efficace qu’on lit comme on regarde une série : connaissant visiblement par cœur la trilogie des mousquetaires, Clermont-Tonnerre s’amuse à changer certains événements et à jouer avec le lecteur. Si on retrouve les épisodes les plus fameux (le mariage raté avec Athos ou l’histoire des ferrets de la reine), la romancière nous fait voir différemment Milady et d’autres personnages – elle fait ainsi de Rochefort une figure très attachante. D’Artagnan, Richelieu ou le duplice Buckingham sont eux fidèles à eux-mêmes. Dans un monde idéal, ce livre à la fois pointu et potentiellement grand public (une prouesse !) décrocherait le prix Goncourt haut la main. Cela réconcilierait les jeunes Français à la fois avec la lecture et avec notre histoire. Espérons que les dix jurés de chez Drouant se réuniront, tous pour un, autour de ce titre. L.-H. L. R.

Je voulais vivre, par Adélaïde de Clermont-Tonnerre. Grasset, 475 p., 24 €.

Tant mieux, d’Amélie Nothomb

Amélie chez les Belges

Comment maintenir un niveau élevé quand on publie un livre par an depuis 1992 ? Les inconditionnels de Nothomb ne l’avoueront jamais, mais force est de reconnaître que son stakhanovisme rend ses nouveautés inégales : il y a deux ans, Psychopompe s’imposait comme l’un de ses meilleurs livres ; l’an dernier, L’Impossible retour était l’un de ses plus décevants. Bonne nouvelle : Tant mieux, le cru 2025, lui permet de se renouveler. Après avoir écrit sur son père dans l’excellent Premier sang (prix Renaudot 2021), elle se penche cette fois-ci sur la drôle d’enfance de sa mère, Danièle – ici rebaptisée Adrienne.

L’histoire s’ouvre durant la Seconde Guerre mondiale, à Gand. On a envoyé la petite Adrienne chez sa grand-mère maternelle, une sorcière qui lui fait remanger son vomi et lui dit du mal de sa mère : « Ton père a de l’intelligence et de l’allure, il doit s’ennuyer à périr avec ma fille. » Le retour au bercail, à Bruxelles, n’est pas une promenade de santé. Les parents d’Adrienne, tous les deux infidèles, ne cessent de se chamailler. Quand elle ne couche pas avec son amant collabo, la mère tue des chats. Nothomb peint avec humour et une pointe de mélancolie cette haute société belge déjantée. Adrienne a la chance d’avoir une autre grand-mère, plus équilibrée et aimante, qui vit à Bruges, cette carte postale qui devait être d’une rare poésie lors de ces années 1940 évoquées dans ces pages. Peu à peu, Adrienne grandit, devient adolescente, puis femme, et se marie – alors s’arrête le récit de Nothomb. Dans une sorte de postface très touchante, la romancière reconnaît que cette dame distante lui demeurera toujours énigmatique. Autant elle vénérait son père, autant sa mère ne lui aura pas simplifié l’existence. En revisitant son enfance, elle la comprend enfin – « tant mieux », aurait dit Adrienne selon sa formule rituelle. L.-H. L. R.

Tant mieux, par Amélie Nothomb. Albin Michel, 212 p., 19,90 €.

Le Livre de Kells, de Sorj Chalandon

Une jeunesse gauchiste

Sorj Chalandon a, à plusieurs reprises, évoqué son père violent, antisémite et mythomane. Le Livre de Kells raconte la suite, sous forme de roman (« la vérité vraie, protégée par une fiction appropriée »). Au début des années 1970, un jeune homme de 17 ans fuit le Lyon de son père détesté pour partir à Katmandou, avec pour seul billet un Corneille de 100 francs. A défaut de la Mecque hippie, il s’arrêtera à Paris, passant plusieurs mois dans la rue et découvrant la faim, le froid, le LSD et des compagnons de marginalité peu recommandables. Des membres de l’organisation maoïste la Gauche prolétarienne vont alors le prendre sous leur aile et le sortent de la rue pour propager la « cause du peuple ».

Dans son style chaleureux et lyrique, Sorj Chalandon restitue les espoirs, la solidarité et la fraternité de ces années d’engagement qui lui ont offert une famille de substitution. Mais la mort de Pierre Overney, l’affaire de Bruay-en-Artois, la prise d’otages des JO de Munich et la tentation de la violence armée mettent au grand jour les aveuglements et les dissensions au sein de la mouvance, provoquant la dissolution de la Gauche prolétarienne. Pour Sorj Chalandon, la suite se jouera à Libération, qu’il rejoint en 1973.

On pourra faire remarquer que l’autocritique n’est décidément pas le fort des ex-maoïstes (« nous ne nous étions pas trompés, mais nous avions fait fausse route »), et on ne peut s’empêcher de sourire en découvrant le passage dans lequel Sorj Chalandon assure que le maoïsme français avait en réalité très peu à voir avec Mao, ce « Grand Timonier » qui, à ce moment-là, avait fait chavirer la Chine dans l’horreur de la Révolution culturelle (plusieurs millions de morts tout de même). Mais les talents de romancier, la sincérité du ton et la fougue de la jeunesse finissent par l’emporter sur ces considérations idéologiques. T. M.

Le Livre de Kells, par Sorj Chalandon. Grasset, 379 p., 23 €.

La Peau dure, de Vanessa Schneider

Les variations Schneider

Aux yeux du jeune journaliste que nous étions, il faisait figure de puits d’érudition, aussi pertinent sur l’œuvre de Philip Roth ou sur les Variations Goldberg, qu’il pratiquait en pianiste tardif, que sur la dernière série américaine en vogue. Voix grave, paupières tombantes, Michel Schneider avait tout d’un sphinx dont les multiples casquettes représentaient autant d’énigmes : ex-maoïste ayant troqué le Petit Livre rouge pour la psychanalyse, énarque directeur de la Musique et de la Danse sous Jack Lang, critique littéraire au Point, formidable passeur musical, polémiste réac parti en guerre contre l’homoparentalité… Un écrivain qui n’a cessé d’écrire sur la vie des autres (Marilyn Monroe, Glenn Gould, Robert Schumann…) pour mieux masquer la sienne.

Michel n’était pas facilement déchiffrable, même pour sa fille dont les portraits journalistiques sont pourtant la spécialité. Dans La Peau dure, Vanessa Schneider dépeint sans concession ce père disparu en 2022 d’un cancer du foie. Loin des hommages convenus, elle tente de cerner les multiples facettes d’un esprit brillant, géniteur colérique, mari volage et fils traumatisé par sa bâtardise. Michel et Vanessa s’étaient brouillés pendant plusieurs années, le premier prenant mal que la seconde se mette à écrire des livres (« il ne peut pas y avoir deux Schneider sur les tables des librairies »). A travers cet homme dont la phrase préférée était « je fais ce que je veux », Vanessa Schneider dresse le portrait de toute une génération, ces enfants de l’après-guerre qui ont voulu tout avoir, la liberté et les postes de pouvoir, la révolution et les honneurs. A la fin, malgré la « peau dure » et le caractère ours revendiqué par son père, c’est bien la tendresse qui l’emporte. En cette rentrée, il y aura deux Schneider à l’honneur dans les librairies. T. M.

La Peau dure, par Vanessa Schneider. Flammarion, 229 p., 20 €.

In violentia veritas, de Catherine Girard

Le salaire de la mort

L’histoire est célèbre : une nuit d’octobre 1941, au fin fond du Périgord, dans son château d’Escoire, Georges Girard est tué à coups de serpe, ainsi que sa sœur Amélie et leur domestique Louise. Une quatrième personne dormait ce soir-là dans la maison familiale : Henri, le fils unique de Georges. Présumé coupable du triple meurtre, le jeune homme est arrêté et promis à la guillotine. C’est compter sans son avocat, le maestro Maurice Garçon. Grâce à sa brillante plaidoirie (et visiblement aussi à un arrangement avec le juge), il parvient à faire acquitter son client. Henri Girard disparaît un temps en Amérique du Sud. A son retour, sous le pseudonyme de Georges Arnaud, il connaît la gloire avec son roman Le Salaire de la peur (adapté au cinéma par Clouzot, puis par Friedkin). Philippe Jaenada s’était penché sur cette ténébreuse affaire dans La Serpe, primé par le Femina en 2017, et vendu depuis à 200 000 exemplaires. Il y défendait mordicus l’innocence d’Henri Girard.

On conseille aux nombreux lecteurs de Jaenada de rouvrir le dossier en se plongeant dans In violentia veritas, le premier livre de Catherine Girard : elle est la fille de l’écrivain et, à elle, il avait avoué être bien l’auteur des crimes… Elle fait d’Henri Girard/Georges Arnaud un portrait captivant. Très tôt orphelin de mère, il est initié au whisky dès l’enfance par un père à la fois aimant et brutal qui joue au papa copain mais le bat comme plâtre. Il mène une vie de patachon, ne cesse de fâcher et de se réconcilier avec son père et sa tante jusqu’à la nuit fatale. Dans des pages pudiques (donc poignantes), Catherine Girard raconte les violences inouïes qu’elle a elle-même subies. Au collège, on l’appelait « la fille de l’assassin ». Se libérant ici de l’ombre de son père, elle prouve qu’elle a hérité de lui sa meilleure part : son talent de plume. L.-H. L. R.

In violentia veritas, par Catherine Girard. Grasset, 338 p., 22 €.

L’Albatros, de Raphaël Enthoven

Un philosophe contre l’oubli

Le philosophe français Raphaël Enthoven à Paris, le 20 avril 2021Le philosophe français Raphaël Enthoven à Paris, le 20 avril 2021

Il y a cinq ans, son premier roman autobiographique, Le Temps gagné, avait déclenché une vive polémique médiatique doublée d’une querelle familiale. L’Albatros suscitera bien moins de remous. Raphaël Enthoven y retrace le calvaire de sa mère, atteinte d’une maladie de Parkinson et d’une démence à corps de Lewy. « J’avoue qu’au début le nom nous a fait rire. Encore un coup des juifs ! Que pouvait-on craindre d’une maladie qui porte un nom de shtetl ? » Disparue en 2023, Catherine David était une journaliste, écrivaine et pianiste amateure, obsédée par les mots et les notes justes. Mère et fils aimaient communier autour d’une sonate de Beethoven dans les hauteurs de Montmartre. L’ironie, c’est que le mal s’en est d’abord pris à la main gauche de celle, qui dans La Beauté du geste, avait dressé un parallèle entre pratique du piano et arts martiaux.

Avec la délicatesse d’une gymnopédie de Satie, Raphaël Enthoven revient sur le déclin d’une femme fragile dont les doigts, puis la mémoire se sont engourdis. On y trouve des passages sublimes sur la maladie. « Il ne faut jamais rien refuser aux malades. Les malades sont l’avant-garde. Les malades ont toujours raison, même et surtout quand ils délirent. Les malades expérimentent le cauchemar de vivre trop longtemps. Les malades sont notre avenir. On leur doit les égards qu’on ménage aux éclaireurs et aux aventuriers. » Mais ce texte est avant tout, de la part de ce grand proustien, une lutte contre l’oubli et le néant, qui finiront pas tous nous engloutir. Alors que le temps efface même les messages téléphoniques sur répondeur, Raphaël Enthoven bâtit un petit mausolée pour les écrits, les manies langagières, les réflexions, les maladresses et les multiples talents de sa mère. Le temps d’un livre bouleversant, l’albatros reprend son envol. T. M.

L’Albatros, par Raphaël Enthoven. L’Observatoire, 234 p., 22 €.

James, de Percival Everett

C’était l’Amérique

Doublé prix Pulitzer et National Book Award, finaliste du Booker Prize, droits rachetés par Steven Spielberg… Paru en anglais il y a deux ans, James, de Percival Everett a fait événement en rendant un hommage ironique à un monument fondateur de la littérature américaine : Les Aventures de Huckleberry Finn, suite bien plus profonde des enfantines Aventures de Tom Sawyer. Si le roman de Mark Twain est salué pour son engagement contre l’esclavage, le personnage de l’esclave Jim, qui accompagne Huck dans sa fugue sur le Mississippi, y pose question, apparaissant tour à tour comme un homme courageux, père de substitution de son jeune compagnon, ou à l’inverse comme un « nègre » crédule et ridiculisé. Percival Everett lui redonne ici tout son libre arbitre en en faisant le héros central et le narrateur.

La grande trouvaille, c’est qu’alors que Mark Twain avait été célébré pour son rendu de la langue orale de l’Amérique sudiste, Everett transforme Jim en fin lettré qui, comme les autres esclaves, ne parle la langue vernaculaire afro-américaine qu’en présence des Blancs, histoire de ne pas heurter les préjugés de leurs propriétaires. Entre deux péripéties, Jim dialogue dans ses rêves avec Voltaire, Rousseau ou Locke, confrontant l’hypocrisie des pères des Lumières. Autre morceau de bravoure, Jim intègre un minstrel show (dont Mark Twain était fan), passant pour un Blanc se faisant un blackface à des buts comiques. Surtout, Percival Everett nous débarrasse de l’insupportable Tom Sawyer, ce don Quichotte junior qui, loin de l’idéal libertaire américain vanté par le dessin animé de notre enfance, est incapable de voir la réalité du racisme, contrairement à Huck. Les relectures de romans célèbres sont devenues une mode éditoriale (de David Copperfield à 1984), mais Percival Everett s’en sort haut la main et réussit un chef-d’œuvre sur un autre chef-d’œuvre. T. M.

James, par Percival Everett, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Laure Tissut. L’Olivier, 288 p., 23,50 €.



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Author : Louis-Henri de La Rochefoucauld, Sébastien Le Fol, Thomas Mahler

Publish date : 2025-08-20 12:04:00

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