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Toma Istomina, journaliste ukrainienne : « Poutine n’a jamais été dans une situation aussi favorable »

Toma Istomina, journaliste ukrainienne : « Poutine n’a jamais été dans une situation aussi favorable »

Toma Istomina apparaît sur l’écran avec quelques minutes de retard. Presque essoufflée, la journaliste s’excuse. Avec l’enchaînement des sommets diplomatiques en vue de trouver une issue pacifique à la guerre en Ukraine, sa rédaction est en ébullition. Depuis février 2022, la cofondatrice et rédactrice en chef adjointe du Kiev Independent – devenu pour beaucoup d’Occidentaux la source de référence sur l’Ukraine en guerre – vit au rythme imposé par l’aventure impérialiste de Vladimir Poutine.

Mais très vite, sa voix et son visage changent. Malgré l’effervescence du moment, difficile de cacher les effets des nuits sans sommeil provoquées par les attaques aériennes. « Je suis un peu lassée de couvrir du bruit, alors que sur le terrain, il ne se passe aucune avancée concrète », nous confie-t-elle avec un brin d’agacement. Pour Toma Istomina, seuls un fou ou un naïf peuvent croire que ces rencontres initiées par Donald Trump mettront fin à la soif de conquête de Vladimir Poutine, qui « n’a aucune raison d’arrêter cette guerre ». Le Kremlin ne comprend que le rapport de force. Or, assure-t-elle, les alliés occidentaux de l’Ukraine ont toutes les cartes en main pour accentuer leur pression sur la Russie : sanctions économiques, gel des avoirs russes, et adhésion de l’Ukraine à l’Otan. Entretien.

L’Express : Donald Trump a rencontré Vladimir Poutine en Alaska, avant de recevoir Volodymyr Zelensky et une délégation européenne à Washington. Quel regard portez-vous sur ces deux rencontres ?

Toma Istomina : Je suis journaliste, mais je suis aussi Ukrainienne, donc j’ai été traversée par des émotions très différentes. Sur le plan humain, voir un dictateur qui a fait des milliers de morts dans mon pays, qui a infligé d’immenses souffrances, qui bafoue l’ordre international et s’arroge le droit de décider du sort de populations qui ne l’ont ni élu ni mandaté, être accueilli aux États-Unis, le pays que nous considérons encore comme le leader du monde libre, ça a été très difficile à regarder, même frustrant. Que Poutine soit invité à un sommet est une chose, mais qu’on lui offre tous les honneurs, c’en est une autre.

Quant à la rencontre entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky à Washington, j’avais, comme beaucoup de gens, très peu d’attentes. C’est sans doute pourquoi beaucoup ont été soulagés de constater que ça s’est passé sans catastrophe. Le président américain n’a pas vendu l’Ukraine, il n’a pas repris les arguments de la propagande russe. On a beaucoup commenté la retenue dont ont fait preuve Zelensky et les Européens, alors que selon moi, ce qui était le plus marquant, c’était la mesure de Trump, tout à fait inédite.

Cela étant dit, il ne faut pas se voiler la face : tout cela n’est rien d’autre que du bruit. Depuis l’entrée en fonction de Trump, en janvier, les réunions, les déclarations, les fuites dans la presse, les publications s’enchaînent. Mais si on regarde bien, rien n’a changé : la guerre continue, les forces russes continuent à avancer sur le front, les attaques aériennes se sont intensifiées… Cette année, l’Ukraine a même connu certains des mois les plus meurtriers pour ses civils.

Et pendant ce temps, les États-Unis n’ont imposé aucune nouvelle sanction à la Russie et aucun nouveau paquet d’aide militaire n’a été accordé à l’Ukraine. De son côté, l’Ukraine est contrainte de participer à cette mise en scène, de faire attention à ne pas froisser Donald Trump pour qu’il ne retire pas ses soutiens, comme l’aide en matière de renseignement par exemple.

Donc en tant que journaliste, je suis un peu lassée de couvrir du bruit, alors que sur le terrain, il ne se passe aucune avancée concrète. Si je parle en tant que citoyenne ukrainienne, qui vit les nuits sans sommeil à cause des attaques aériennes et qui doit assister aux funérailles de soldats et des civils tués par la Russie, je ressens une immense déception. Après tant de discours, tant d’agitation, nous restons toujours au même point.

On parle d’une possible rencontre entre Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky dans les semaines à venir. À vos yeux, serait-ce une avancée positive ?

C’est encore du bruit. Je n’attends rien d’une rencontre entre Poutine et Zelensky. L’Ukraine est prête à envisager cette rencontre car elle ne veut pas s’attirer les foudres de Donald Trump. Elle entend montrer qu’elle est ouverte pour une négociation et mettre fin à la guerre. Mais Poutine, lui, n’a aucune raison d’arrêter le conflit. Au contraire, même, il n’a jamais été dans une position aussi favorable. S’il se montre ouvert à toutes ces rencontres et à ces sommets diplomatiques, c’est parce que ça lui permet de gagner du temps sans sanctions. Toute cette agitation médiatique et diplomatique fait croire à une dynamique, et tant que cette illusion que quelque chose se passe existe, aucune nouvelle sanction ne sera imposée à la Russie. Et ça, Poutine en a bien conscience.

Mais dans le même temps, il n’a accepté aucun cessez-le-feu, il n’a ouvert la porte à aucune des demandes de l’Ukraine, car son objectif est bien de s’emparer de toujours plus de territoires ukrainiens. Tout ce qu’il fait doit se comprendre à l’aune de cet objectif : se mettre dans la meilleure position pour poursuivre ses offensives à l’avenir. Poutine ne négociera que sous la contrainte.

À vous entendre, on a le sentiment que rien ne pourrait le contraindre à quoi que ce soit, si ce n’est une défaite militaire…

Oui, mais dans l’état actuel des choses, l’Ukraine n’est pas en position d’infliger une défaite militaire à la Russie, en partie parce que les livraisons d’armes sont insuffisantes pour faire face à la puissance de feu russe. Mais surtout, il y a un manque criant de ressources humaines. L’Ukraine est un petit pays comparé à la Russie, et après trois ans de guerre et des vagues successives de mobilisation, ses forces armées peinent à recruter.

Le scénario d’une défaite russe est donc peu réaliste aujourd’hui. Mais il y a d’autres moyens d’exercer une pression sur la Russie. On peut par exemple l’étouffer économiquement pour l’empêcher de soutenir durablement un tel engagement militaire. Cela peut passer par des sanctions internationales, mais aussi par des frappes ukrainiennes de longue portée contre certaines infrastructures, en particulier les installations pétrolières.

À mes yeux, c’est le seul moyen dont disposent l’Ukraine et ses alliés s’ils veulent affaiblir la Russie et contraindre Poutine à revoir ses ambitions à la baisse. Sans ça, impossible d’entamer une discussion sur une base un tant soit peu réaliste.

Du point de vue ukrainien, quelles seraient des conditions acceptables pour un accord de paix ?

Si on se fie à ce qu’a dit le président Zelensky, la ligne de front actuelle pourrait être un point de départ possible pour une négociation, car c’est une réalité tangible. L’Ukraine pourrait, je pense, accepter un gel du conflit sur cette ligne. En revanche, il est impossible qu’elle reconnaisse les territoires occupés comme russes, et elle continuera à chercher à les récupérer par des voies diplomatiques.

L’autre point essentiel pour les Ukrainiens, c’est la dimension humanitaire. Aucun accord de paix n’est envisageable sans le retour de tous les prisonniers de guerre, des civils détenus en Russie, et des enfants ukrainiens enlevés. Partout où les soldats russes sont passés, les Ukrainiens ont été victimes d’atrocités. Obtenir le retour de ces personnes est donc, pour nous, une priorité absolue.

La question de l’adhésion à l’Otan reste également en suspens, car la Russie ne veut absolument pas voir l’Ukraine devenir membre de l’alliance. Pour une raison étrange, nos alliés occidentaux semblent avoir accepté cet état de fait, comme si cela n’était même plus discutable. Je pense au contraire que si cela compte tant pour Vladimir Poutine, alors l’Occident devrait s’en servir comme un levier dans le rapport de force avec la Russie, en menaçant de faire entrer l’Ukraine dans l’Otan si la Russie ne se retire pas. Nous avons dans notre jeu une carte que nous refusons de jouer.

Enfin, la question des garanties de sécurité est cruciale. Pour le moment, personne ne sait vraiment ce que les uns et les autres entendent par « garantie de sécurité ». Le mémorandum de Budapest de 1994, signé par les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie, devait garantir notre sécurité contre l’abandon de notre arsenal nucléaire. Cela n’a absolument pas empêché la Russie de nous envahir. Donc cette fois, l’Ukraine a retenu la leçon : il faut des garanties solides, comme le déploiement de troupes sur le terrain, ou des livraisons d’armes substantielles.

Peut-on faire confiance à l’administration Trump, malgré son imprévisibilité et ses revirements fréquents ?

Non. Mais Trump ne sera pas éternellement au pouvoir. Et quoi qu’il arrive, il faut que ces garanties américaines soient très solides, pas de simples promesses de protection en cas d’agression.

Les Européens tentent de soutenir Volodymyr Zelensky tout en comblant le vide laissé par la réduction de l’aide militaire américaine. Pensez-vous qu’elle soit suffisamment forte pour soutenir l’Ukraine dans la durée ?

C’est très difficile de savoir ce qui se passe exactement dans les coulisses diplomatiques. Ce que j’espère, c’est que les Européens ne comptent pas entièrement sur Trump pour faire le gros du travail, qu’ils ne se reposent pas trop sur l’Amérique. Je me réjouis que les Européens prennent désormais la menace russe plus au sérieux. En revanche, ils ne comprennent pas encore que le meilleur investissement qu’ils puissent faire pour la sécurité du continent américain, c’est de renforcer l’Ukraine dès maintenant.

À nouveau, il y a une grosse question qui reste en suspens : les 300 milliards de dollars d’avoirs russes gelés qui ne sont toujours pas utilisés. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi les Européens n’agissent pas sur cette question. C’est pourtant très simple, l’argent est là, il suffit de le transférer à l’Ukraine pour soutenir sa défense et développer ses capacités de frappe à longue portée, ce qui permettrait de maintenir la pression économique sur la Russie.

Certains Européens craignent que la Russie ou d’autres pays refusent de faire des affaires en Europe, par peur de voir un jour leurs avoirs saisis. Mais est-ce que les Européens veulent vraiment dépendre économiquement d’États agresseurs et autoritaires ? À mes yeux, ce choix aurait dû être fait depuis longtemps.

En Occident, certains estiment que l’Ukraine de Volodymyr Zelensky n’est pas aussi démocratique qu’elle le prétend…

La guerre confronte la démocratie ukrainienne à de vrais dangers, notamment en raison de l’absence d’élections dues aux combats. Mais il ne faut pas non plus négliger tout ce qui a été fait depuis la révolution de la Dignité, en 2014. De nombreuses institutions solides ont vu le jour, comme les agences anticorruption. Il y a aussi eu de nombreuses réformes, poussées par la société civile.

Donc oui, le risque d’une dérive antidémocratique existe, mais beaucoup d’Ukrainiens sont très vigilants, les activistes anticorruption, les responsables politiques favorables aux réformes, les journalistes, et bien sûr les nouvelles générations. Ces dernières savent pour quoi elles se battent : un avenir démocratique aux antipodes du modèle autocratique russe.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-08-20 18:00:00

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