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Les confessions de Delphine Girard : « Après l’assassinat de Samuel Paty, il nous a fallu resserrer les rangs »

Les confessions de Delphine Girard : « Après l’assassinat de Samuel Paty, il nous a fallu resserrer les rangs »

Lorsqu’elle a embrassé le métier de professeure il y a vingt ans, Delphine Girard ne s’attendait pas à se muer en vigie de l’école républicaine, à qui elle dit « tout devoir ». « Avec ton latin et ton grec, tu n’es pas capable de construire un escalier, me taquinait ma famille, qui n’a pas la culture des études », raconte cette fille d’immigrés italien et vietnamien. Son agrégation de lettres classiques en poche, la jeune femme découvre les joies de l’enseignement. Dès 2015, après l’attentat contre Charlie Hebdo, elle se frotte aussi aux premières contestations d’élèves, au communautarisme. « En réaction, j’enfonçais un peu le clou sur l’universalisme au moment de l’étude des Lumières », se souvient-elle.

L’assassinat de Samuel Paty, en 2020, est le tournant qui marque le début de son véritable engagement. La fondatrice du réseau Vigilance Collèges Lycées, également membre du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République, raconte son parcours dans un livre, Madame, vous n’avez pas le droit, à paraître chez JC Lattès le 27 août prochain. Et se livre en exclusivité dans L’Express.

L’Express : Vous souvenez-vous de ce que vous faisiez le 16 octobre 2020, jour de l’attentat contre Samuel Paty ?

Delphine Girard : Ce jour-là, je me rappelle avoir été foudroyée par les premiers messages d’alerte de mes collègues : « T’as vu, un prof a été assassiné ! » J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait de l’acte d’un déséquilibré ou d’un jeune plein de rancœur que le professeur aurait eu dans sa classe… Avant de comprendre que ce n’était pas qu’un fait divers. Avec Samuel Paty, c’est l’Education nationale, et sa vocation à dispenser le savoir à nos élèves, qu’on attaquait. J’ai vraiment eu le sentiment qu’on nous déclarait la guerre.

Je m’attendais à une réaction citoyenne semblable à celle qui avait suivi les attentats contre Charlie Hebdo. Ça n’a pas été le cas. J’y ai vu deux explications possibles : soit les gens ne prenaient pas conscience qu’on était face à une idéologie mortifère pour notre berceau démocratique que représente l’école, soit ils étaient un peu moins Charlie qu’avant. Aujourd’hui, je pense que c’était un mélange des deux. Toujours est-il que nombre d’enseignants, comme moi, se sont sentis bien seuls. D’où ce besoin urgent de resserrer les rangs et d’entrer en résistance.

De là est né le réseau Vigilance Collèges Lycées (VCL), dont vous êtes l’une des fondatrices…

En réalité, j’ai répondu à l’appel de Gilles Denis, qui avait déjà lancé Vigilance Universités. Le président de ce collectif, qui visait à défendre la laïcité dans l’enseignement supérieur, cherchait des enseignants du secondaire engagés en faveur de cette cause. Notre but, en créant VCL, était de monter un réseau de professeurs présents sur tout le territoire. De faire en sorte que, plus jamais, aucun enseignant ne se sente aussi isolé que Samuel Paty quelques jours avant sa mort. Il a été abandonné par une partie de ses collègues, de sa hiérarchie, mais aussi par les services de l’Etat qui auraient dû se rendre compte de l’orage qui grondait au-dessus de sa tête ! Notre mouvement a surtout séduit des Franciliens. Pas tant, du reste, parce qu’ils se sentent menacés physiquement que parce qu’ils sont eux-mêmes frappés par la défiance croissante de certains de leurs élèves vis-à-vis de leur enseignement.

Dès votre deuxième année d’enseignement, vous vous êtes entendu rétorquer par un élève : « Madame, vous ne pouvez pas dire ça. » A quelle occasion ?

Pendant l’étude en classe d’un extrait de Zadig, de Voltaire. J’ai expliqué que, selon l’auteur, croire en un Dieu tout-puissant était antinomique avec certains rites humains dénoncés comme ridicules, aussi bien que prier de telle façon ou à tel moment précis, manger ceci plutôt que cela… Je n’ai pas été surprise quand on m’a rétorqué : « Madame, vous n’avez pas le droit de critiquer les religions. » C’était pour moi l’occasion de revenir sur la notion de blasphème et d’expliquer pourquoi celui-ci est autorisé en France. Depuis les attentats de 2015, ces échanges sont de plus en plus souvent sources de tensions. Ma démonstration est désormais perçue par certains jeunes comme ayant une visée militante et non plus pédagogique. Ils se sentent le droit de se revendiquer anti-laïques ou anti-Charlie puisque cela correspond à un discours politique qu’ils entendent autour d’eux. Je précise que tous les élèves ne sont pas dans l’opposition, loin de là. Heureusement, beaucoup adhèrent encore à nos valeurs républicaines.

Vous faites vous-même parfois référence à vos origines pour faire passer certains messages à ceux qui se disent « choqués » qu’on puisse discuter de leurs croyances. De quelle façon ?

Si l’on commence à prendre comme étalon de ce qu’on peut critiquer ou discuter ce qui choque les uns et les autres, le seul dénominateur commun possible est le silence. Pour leur faire comprendre cela, il m’arrive d’évoquer en classe le souvenir de ma grand-mère, qui croyait en la réincarnation. Celle-ci avait l’habitude de laisser des pommes et des mangues pourrir devant la photo de mon grand-père décédé depuis vingt ans, pensant que ce dernier allait les manger. Je raconte cette anecdote avec humour exprès pour faire sourire les élèves. Avant de prendre l’air grave et de dire : « Attendez, vous vous moquez de la religion de ma grand-mère ? » Face à leur mine gênée, je leur explique : « Vous trouvez ça bizarre, je vous comprends. Tout cela pour vous dire que, dans une république laïque, les idées, les croyances, les habitudes culturelles des uns et des autres peuvent être discutées. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on s’en prend aux personnes en question. » Loin de moi l’idée de dire que c’est une réussite à chaque fois, mais j’ose espérer que cela les aide à nourrir leur réflexion.

Vous évoquez, dans votre livre, l’influence énorme des réseaux sociaux sur les jeunes. Comment se manifeste-t-elle ?

La verticalité de la parole du professeur, tout comme celle des journalistes, des personnalités politiques ou même des médecins comme on l’a vu au moment de la pandémie, est aujourd’hui mise à mal. Ce qui n’est pas que négatif. J’apprends toujours à mes élèves l’importance d’oser penser par soi-même et d’être capable de remettre en question ce qu’on leur dit. Le problème est qu’ils ont désormais l’impression que tout se vaut. Les influenceurs religieux, notamment islamistes, l’ont très bien compris. Si bien qu’ils s’attaquent aux cerveaux de notre jeunesse et tentent de contourner la parole de l’institution par le biais des réseaux sociaux. A la fois par des contenus politiques ou moraux en apparence sérieux, mais aussi via le lancement de défis du style : « T’es pas cap d’aller en abaya à l’école ou de prier à telle heure. »

Vous donnez l’exemple de cette élève évangéliste dont vous avez intercepté un mot particulièrement agressif à votre égard en classe. Que disait-il ?

C’était lors d’un cours sur la langue indo-européenne, à l’origine du latin et du grec. Au détour de ma démonstration, j’ai expliqué qu’au départ les groupes d’Homo sapiens étaient très peu nombreux et qu’il était probable que nous ayons tous un ancêtre commun dans cette pièce. J’ai alors vu l’élève en question fulminer et échanger des mots avec sa voisine. Sur le bout de papier que j’ai intercepté était écrit : « Les babtous (NDLR : les Blancs), ils font les fiers maintenant à nous dire qu’on est tous de la même race alors qu’ils sont juste venus nous prendre nos ressources à la base. » Tout y était : la défiance vis-à-vis du savoir, le prisme communautaire, le renvoi dos à dos des Noirs et des Blancs, des dominants et des dominés, des colons et des colonisés. Cette réaction en dit long sur l’endoctrinement dont nos élèves font l’objet, non seulement sur les réseaux sociaux mais aussi parfois dans des associations de quartier, des clubs de sport ou autres.

Vous pointez du doigt la responsabilité de la gauche, qui aurait tourné le dos à ces sujets…

Malheureusement, la gauche a laissé tomber la défense de la laïcité. Enfin, une partie d’elle, mue par des intérêts électoralistes. Ce qui est effectivement dramatique quand on connaît l’influence que ce parti a sur la jeunesse. Certains véhiculent cette idée que la laïcité est liberticide, voire que la loi de 2004, qui interdit le port ostensible de signes religieux à l’école, est « islamophobe ». Ce procédé rhétorique qui voudrait faire croire qu’on ne peut critiquer une religion sans s’en prendre à ses adeptes, complique la tâche des enseignants, voire les met en danger. Même si la plupart de mes collègues qui ont peur d’être accusés d’islamophobie craignent plus l’anathème moral que le couteau des islamistes. Personne n’a envie d’être traité de raciste, surtout pas moi !

Vous revenez aussi sur l’affaire Mila. Cette jeune fille qui, à 16 ans, soit l’âge de vos élèves, s’est fait harceler et menacer de mort après avoir critiqué l’islam. Vous dénoncez une forme de lâcheté collective. C’est-à-dire ?

Qu’à l’époque Mila ait déchaîné des meutes de haineux sur les réseaux sociaux, ce n’est pas très étonnant. Mais j’attendais de la classe politique et médiatique un soutien inconditionnel. Ce qui n’a pas été le cas. Mila a tout de suite été l’objet de controverses. Or, qu’avait-elle fait pour mériter un tel sort ? Après s’être lourdement fait draguer sur Internet et avoir demandé à être laissée tranquille, en disant qu’elle préférait les femmes, elle a été violemment attaquée sur son homosexualité. Traitée de mécréante, elle a alors critiqué l’islam avec des mots crus. Mais à aucun moment elle n’a appelé à la haine des musulmans, ni à l’interdiction de cette religion. Alors que Mila aurait dû être le symbole de ce que la pression religieuse peut faire subir à une femme, tout le monde l’a laissée tomber. Y compris les associations féministes et LGBT. Aujourd’hui, je regrette que Mila ait fini par céder aux sirènes de l’extrême droite.

Ce camp politique qui, dites-vous, représente « un danger mortel pour la laïcité ». C’est-à-dire ?

Une partie de la gauche ayant abandonné la laïcité à terre, la droite extrême a ramassé ce trophée pour le brandir comme si c’était le sien. Pour ces ennemis historiques de la laïcité, elle n’est qu’un instrument de lutte contre les musulmans. Ne nous y trompons pas. Pour gagner la bataille générationnelle autour de la laïcité qui se joue en ce moment, il nous faut convaincre les jeunes que cette valeur n’est ni antimusulmane, ni raciste, ni clivante, mais qu’elle permet au contraire à tout le monde de coexister et de fraterniser quel que soit notre milieu social, religieux et culturel.



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Author : Amandine Hirou

Publish date : 2025-08-21 03:45:00

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