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Bloquons tout », « Nicolas qui paie »… Assistons-nous au grand retour du poujadisme ?

Bloquons tout », « Nicolas qui paie »… Assistons-nous au grand retour du poujadisme ?

Nous sommes le 23 juillet 1953, dans le petit bourg lotois de Saint-Céré. Ce jour-là, un groupe de commerçants et de boutiquiers, menés par un libraire-papetier du nom de Pierre Poujade, s’opposent de tout leur corps à un contrôle des « polyvalents », les agents du fisc. La révolte, loin de n’être motivée que par des considérations antifiscales, se propage comme une traînée de poudre aux villes moyennes et aux territoires ruraux. Le poujadisme, « mobilisation des exclus et des rejetés de la croissance », selon la formule de l’historien Jean-Pierre Rioux, était né.

Pour structurer la fronde, « Pierrot », tel qu’il était surnommé par ses partisans, fonde dès novembre l’Union de défense des commerçants et artisans (UCDA). Très vite, le succès prend des allures de raz-de-marée : en 1956, le mouvement propulse 52 députés à l’Assemblée nationale, parmi lesquels un certain Jean-Marie Le Pen.

Ephémère – Poujade ne parvint jamais à pérenniser le succès de son mouvement aux législatives de 1956 –, le poujadisme n’en reste pas moins ancré dans la culture politique française. Au point que certains, à l’instar du chanteur Bernard Lavilliers lors de la crise des gilets jaunes, en 2019, ont parfois cru le reconnaître au creux de certains mouvements contemporains. Dernier épisode en date ? Les mouvements « Nicolas qui paie », qui sévit sur les réseaux sociaux depuis quelques années, et « Bloquons tout », appel à bloquer le pays le 10 septembre lancé par des collectifs de citoyens au lendemain des annonces de coupes budgétaires de François Bayrou.

Le premier surgit sur X en novembre 2022, sous la forme d’un mème devenu viral : « Nicolas », trentenaire urbain, diplômé et actif, incarne le contribuable « spolié » par « Karim » et « Bernard et Chantal » – comprendre, les immigrés et les retraités -, accusés de profiter des largesses du système social français. Très vite, le slogan devient viral. Au-delà de la dénonciation de l’iniquité fiscale, « Nicolas qui paie » fait écho à un mal-être plus profond. Pour l’historien Olivier Dard, spécialiste du populisme et de l’histoire de la France contemporaine, « s’il y a un lien entre des mouvements type gilets jaunes, ‘Nicolas qui paie’, ‘Bloquons tout’ et le poujadisme, c’est le sentiment d’un déclassement, d’une exclusion d’une France périphérique dont les élites ne se préoccupent pas ».

« On nous regarde avec mépris »

Avec ses 600 000 abonnés, le youtubeur Vincent Lapierre, créateur du média indépendant et souverainiste Le Média pour tous, classé par certains à l’extrême droite, se veut l’un des porte-voix les plus prolifiques de cette France déclassée. Dans deux vidéos publiées en juillet, il part à la rencontre des commerçants et indépendants lyonnais qui se disent victimes de la politique du maire écologiste de Lyon, Grégory Doucet. On y retrouve tous les éléments de ce « poujadisme 2.0 », dont parle le sondeur et essayiste Jérôme Fourquet.

Ses ingrédients ? D’abord, le sentiment d’être abandonné et méprisé par les pouvoirs publics. C’est ce qu’exprime Christophe, patron des Cafés 203 : « On nous regarde avec mépris, tout ça parce qu’on est des bagnolards et des droitards. » Puis, ajoutez un zeste de sentiment d’injustice et de manque de reconnaissance, comme en témoigne Ali, boulanger : « On bosse du lundi au dimanche, 7 jours sur 7… alors qu’il y en a qui profitent de la société, qui ne foutent rien. » Enfin, saupoudrez le tout d’une dose de populisme. « Ecolos », « bobos », « gauchos », « wokistes », « centristes mondialistes »… tous sont vus comme déconnectés et responsables du déclin de la France. Au micro de Vincent Lapierre, les interviewés laissent éclater leur rage, à l’instar de René, patron de la brasserie Marius, qui parle de Grégory Doucet comme d’un « assassin ».

Difficile de ne pas y voir la marque d’un « néopoujadisme » naissant. Mais la comparaison a ses limites, tempère Olivier Dard, en rappelant une différence de contexte majeure : « Dans les années 1950, l’Etat-providence n’en est qu’à ses balbutiements, il n’a rien à voir avec ce qu’il est aujourd’hui. » Surtout, ajoute le professeur de la Sorbonne, « contrairement aux années d’après-guerre, nous ne sommes plus à l’heure des taux de croissance des « Trente glorieuses », les perspectives sont sombres, la dette considérable et il n’y a plus d’argent dans les caisses ». Raison pour laquelle, de manière quelque peu contradictoire, ces mouvements de contestation antifiscale n’ont rien d’une aubaine pour les libéraux. Loin de remettre en cause le périmètre d’intervention de l’Etat, les gilets jaunes et « Nicolas qui paie » s’apparentent davantage à la défense d’intérêts sectoriels, les « perdants » contre les « profiteurs », qu’à une critique en bonne et due forme de l’Etat-providence.

Enfin, différence décisive : le poujadisme est né de l’action directe, et a été incarné par une figure charismatique. Et si Poujade a échoué à inscrire son mouvement dans la durée, il avait au moins su forger une synthèse politique, fragile mais réelle, qui porta ses fruits pendant un temps. Aujourd’hui, l’archipelisation de la société française décrite par Jérôme Fourquet rend l’exercice pour le moins périlleux, et on peine à voir comment un « Pierrot » pourrait émerger et fondre tous ces foyers de protestation en un seul et même projet politique.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-08-24 14:00:00

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