L’Express

François Bayrou face à la dette : le pari tragique d’un Premier ministre que personne n’écoute

François Bayrou face à la dette : le pari tragique d’un Premier ministre que personne n’écoute

François Bayrou dit vrai. Personne, ou presque, ne l’écoute. Tragique issue. L’agrégé de lettres connaît ses classiques. Cassandre, son don de prédire l’avenir, sa malédiction de n’être jamais crue… La Troyenne avertit ses compatriotes sur le risque de faire entrer dans la cité ce cheval de bois prétendument offert par les dieux. On rit d’elle, la prend pour folle. Le piège des Grecs se referme : après dix ans de résistance, la ville tombe en une nuit.

Le Premier ministre s’inquiète du péril qui menace la France. Un péril sournois, abstrait, mais parfaitement documenté pour qui veut se donner la peine de lire les chiffres : la dette. Sur ce point, difficile de lui dénier une forme de constance. Mieux, de clairvoyance. En 1993, il se rend près de Troyes – dans l’Aube, pas la mer Egée – pour soutenir son candidat aux législatives. Devant une caméra locale, le secrétaire général de l’UDF livre cet oracle : « Chaque Français, bébé, adulte, personne âgée, est endetté pour plusieurs dizaines de milliers de francs. Tout cela, il va falloir qu’on le rembourse et ça va être naturellement très lourd. » Il est midi, l’heure du JT. Les téléspectateurs de France 3 Reims tendent l’oreille, et passent au fromage.

Changement de siècle, et de contexte. Le 15 juillet dernier, c’est en qualité de chef du gouvernement qu’il convoque ses ministres et les représentants des groupes parlementaires pour une allocution solennelle retransmise en direct sur les chaînes d’info. Son « moment de vérité », l’arrivée au port après cinquante ans de cabotages politiques qui l’ont vu devenir ministre de Jacques Chirac après avoir soutenu Edouard Balladur, soutenir une motion de censure socialiste contre Dominique de Villepin, voter pour François Hollande contre Nicolas Sarkozy puis rallier Emmanuel Macron après l’avoir comparé à un « hologramme soutenu par de très grands intérêts financiers ».

Pendant plus d’une heure, le biographe d’Henri IV tente de rallier le pays à son panaché de graphiques et déroule les différents axes de son projet de budget pour 2026. Un programme d’économies de 44 milliards d’euros, massif et général, reposant sur la réduction des dépenses publiques (21 milliards), un copieux paquet de mesures fiscales (10 milliards), « l’année blanche », autrement dit la non-indexation sur l’inflation des prestations sociales, des salaires dans la fonction publique et du barème de l’impôt sur le revenu (7 milliards) et la suppression de deux jours fériés (4 milliards). De la rigueur et des larmes. Pour tous : contribuables, salariés, fonctionnaires, retraités, entreprises, chômeurs…

Les oppositions vent debout

La France insoumise, les Verts et le Parti socialiste poussent des hauts cris sur « l’injustice » de ce budget. Mais à l’exception de cette « taxe Zucman » sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros qui leur tient lieu de fétiche, leurs propositions ne rythment guère l’actualité estivale. Du côté du Rassemblement national, le député Jean-Philippe Tanguy ressert sur France Inter les deux mesures emblématiques du programme économique de Marine Le Pen… en 2022 : la priorisation des aides sociales aux Français et aux étrangers ayant cotisé au moins cinq ans, et la renégociation de la contribution de la France à l’Union européenne. Les riches, les immigrés, l’Europe… Rien de très neuf sous le soleil des oppositions. Les syndicats de salariés sortent un communiqué commun pour fustiger un « musée des horreurs » budgétaires, lancent une pétition – 346 000 signatures à ce jour, six fois moins que celle contre la loi Duplomb – et donnent rendez-vous en septembre, pour une rentrée sociale qu’ils promettent agitée. Quant aux Français, ils jettent un œil mi-distrait, mi-moqueur, aux vidéos YouTube dans lesquelles le Premier ministre les met régulièrement en garde contre « ce mal qui menace notre survie ».

L’été passe. Et rien n’émerge dans l’opinion, hormis cet appel nébuleux à « tout bloquer » le 10 septembre. Alors, Cassandre se lasse. Le 25 août, François Bayrou convoque précipitamment une conférence de presse et annonce, à la stupéfaction générale, la tenue d’un vote de confiance à l’Assemblée le 8 septembre sur « l’urgence à rééquilibrer nos comptes publics ». Quitte ou double. Trente-deux ans après sa prophétie champenoise, le triple candidat à la présidentielle veut, cette fois-ci, forcer le destin. Les euros ont remplacé les francs. L’ancien supporter de Jean Lecanuet est enfin entré à Matignon, à un âge record (73 ans) qu’il partage avec son prédécesseur, Michel Barnier. Les tempes ont blanchi, le costume s’est élargi. Mais la hantise face à ce « danger mortel » l’obsède plus que jamais : « La dette de notre pays représente aujourd’hui plus de 3 300 milliards d’euros, martelait-il début juillet. Et plus la dette s’accroît, plus c’est la double peine, car si les taux d’intérêt progressent, il faut emprunter toujours davantage. Cela signifie que chaque seconde qui passe, la dette de la France augmente de 5 000 euros. »

Cette somme, le Béarnais ne l’a pas sortie de son béret. Quelques jours plus tôt, l’Insee rendait publics ses calculs : l’endettement de l’Etat, de la Sécurité sociale et des collectivités locales a augmenté de 40,2 milliards d’euros sur les trois premiers mois de l’année. François Bayrou convertit le trimestre en seconde. Le résultat est le même, il n’en est que plus stupéfiant. « J’ai trouvé cette intervention courageuse et lucide. Pour la première fois, un Premier ministre a dressé un diagnostic objectif en rappelant que, depuis cinquante ans, nous sommes en déficit chronique. C’est ce qu’on attendait de lui », salue l’ancien ministre de l’Economie et proche de l’intéressé, Jean Arthuis. « Il faut lui donner sa chance : on peut toujours critiquer tel ou tel détail de son plan, mais il fait ce qu’il peut, et c’est louable », juge de son côté l’économiste et professeur au Collège de France Philippe Aghion. Sa collègue de Toulouse School of Economics, Emmanuelle Auriol, abonde et trouve bienvenu le « signal clair » envoyé aux marchés quant à la volonté de maîtriser notre dette. « Si ce message se traduit en actes, la France pourra continuer à emprunter à des conditions favorables. »

Un constat partagé ?

François Bayrou n’est pas le seul à dire vrai. La Cour des comptes dresse le même constat : « Le report des efforts n’est plus possible, alors que la charge de la dette publique a déjà doublé entre 2020 et 2024 et devrait devenir le premier poste de dépense de l’Etat d’ici la fin de la décennie, devant l’Education nationale et la défense. » « Le sujet du redressement des comptes a progressé dans le débat public, estime pour sa part Denis Ferrand, le directeur général de l’Institut Rexecode. Il s’agit désormais de passer à la traduction concrète de ce qu’il implique. C’est une chimère de laisser croire qu’on pourra éviter de faire contribuer les Français. »

Pour boucler ses fins de mois, la patrie du « quoi qu’il en coûte » fait de plus en plus appel aux prêteurs internationaux. Et, c’est récent, elle paie de plus en plus cher. Tragique équation. Stéphane Boujnah, le patron d’Euronext, la principale place boursière de la zone euro, n’en ignore rien. Ses équipes font suivre tous les quinze jours à une centaine de leaders d’opinion – dirigeants d’entreprises, hauts fonctionnaires, élus, chefs de partis, anciens Premiers ministres, banquiers ou journalistes – la courbe des taux auxquels la France emprunte à cinq et dix ans. En regard figure celle de l’Allemagne, considérée en Europe comme le taux sans risque, et celle de trois pays qui historiquement empruntaient plus cher que la France, parce qu’ils ont traversé la crise des dettes souveraines de 2008-2013 : la Grèce, l’Espagne et l’Italie.

« En juin 2024, relève Stéphane Boujnah, la France empruntait sur dix ans à un taux plus élevé que l’Allemagne mais moindre que les trois autres. Aujourd’hui, la France emprunte toujours plus cher que l’Allemagne, mais aussi plus cher que l’Espagne et depuis le 12 août dernier, que la Grèce. Seul le taux italien reste plus élevé mais à peine, car la tendance du déficit et de la dette s’améliore rapidement en Italie, tandis qu’en France, elle se détériore. » Ancien conseiller de Dominique Strauss-Kahn à Bercy, l’homme n’est pas connu pour ses accointances centristes. Ce qui ne l’empêche pas de rendre à César ce qui lui appartient. « La démarche de François Bayrou, appuyée par son ministre de l’Economie Eric Lombard, est profondément démocratique. Il fait le pari éthique de la pédagogie citoyenne, estime-t-il. Croire qu’il n’y a pas de problème parce que la France continue à placer sa dette publique sur les marchés est une illusion d’optique. Le reste du monde nous impose désormais une charge de cette dette de plus en plus élevée qui est en train d’asphyxier le pays, en engloutissant une part énorme de nos recettes fiscales. Le risque n’est pas la coupure d’oxygène soudaine, c’est l’asphyxie lente ; et ce processus a commencé. »

Protégés par le parapluie de l’euro et les crédits immobiliers à taux fixes – une spécificité nationale –, les Français ont-ils conscience de ce nœud coulant ? Oui… et non. D’après un sondage Elabe réalisé mi-avril, ils sont 84 % à estimer que « notre surendettement menace gravement notre indépendance », tout en se disant opposés à la désindexation des pensions de retraite (78 %) ou à l’augmentation de la durée de travail hebdomadaire des actifs (63 %). Pour réduire la dette, ils plébiscitent la diminution du train de vie de l’Etat (75 %). « Leur lucidité ne se convertit pas en acceptabilité des efforts », constate François Miquet-Marty, président du centre de prospective Les Temps nouveaux. Tragique malentendu. Quand François Bayrou annonce que l’Etat et ses différents opérateurs se serreront la ceinture à hauteur de 10 milliards d’euros, les commentaires des vidéos qu’il distille depuis le 5 août ressassent les mêmes griefs contre les voitures de fonction des ministres ou les frais de bouche des élus. Un poison du « Tous pourris ! » dont le Premier ministre s’effraye.

Son antidote ? L’ancien député socialiste René Dosière. A 84 ans, cet éminent spécialiste des dépenses gouvernementales accepte de sortir de sa retraite pour faire la lumière sur les « privilèges » du personnel politique. Que trouvera-t-il sous le tapis ? Quelques millions, peut-être, à récupérer ici ou là. Pas de quoi renflouer les 100 milliards de déficit annoncés par Bercy sur le seul premier semestre 2025. Dans son bureau de Matignon, François Bayrou se remémore l’un de ses livres publié en 1990, La Décennie des mal-appris (Flammarion), consacré aux faiblesses de notre système scolaire. « L’arithmétique élémentaire, les ordres de grandeur, tout cela a presque disparu, regrette-t-il. La plupart des Français, et c’est bien normal, n’arrivent plus à se représenter les grands nombres. »

Alors que ses adversaires politiques aiguisent déjà le couperet du 8 septembre, la seule issue possible pour lui est de provoquer, en quinze jours, un électrochoc dans l’opinion. « Le Premier ministre fera des compromis, essaiera de trouver des accords, des améliorations. Mais sur le fond, il ne cédera pas, assure Jean Peyrelevade, fidèle conseiller de ses campagnes passées et artisan du tournant de la rigueur de 1982-1983. Il est obligé de concevoir une collection de mesures pour améliorer la situation des finances publiques. S’il parvient à faire voter ce budget, il pourra ensuite s’attaquer aux problèmes de fond. »

Un été studieux

François Bayrou n’a pas pris de vacances. Il est resté sur le pont, dans ce Matignon désert, face à ce peuple qui lui bat froid – seuls 12 % des Français soutiennent son action d’après le baromètre Elabe-Les Echos dévoilé fin juillet. Comment garder le fil, partager avec eux ce diagnostic dont il mesure l’âpreté mais qu’il sait implacable ? « Il est des matières où la demi-mesure est une contre-mesure », écrivait Pierre Mendès France, l’un de ses modèles, dans sa lettre de démission au général de Gaulle, le 18 juin 1945. A la plume, qu’il adore, l’ancien prof choisit la caméra, plus capricieuse, et s’improvise youtubeur. Dans ces pastilles vidéos baptisées « FB Direct », qu’il égraine jour après jour, il prédit que « les groupes parlementaires courageux seront minoritaires » à le soutenir lors du prochain vote à l’Assemblée et que « la seule catégorie qui peut dire oui, parce qu’elle n’est pas engagée dans les intérêts partisans et électoraux, ce sont les Français. » Les causeries radiophoniques de Mendès, version génération Z.

Las, l’opération fait pschitt. Sceptique sur le timing – « en plein été, quand personne ne regarde » – et le format – « sans interactivité » –, Philippe Moreau Chevrolet, expert en communication politique, pointe une autre limite de l’exercice : l’adresse directe à la nation est la chasse gardée du président de la République. « Quand le Premier ministre s’en empare, c’est souvent le signe de relations compliquées avec le chef de l’Etat. » Bisbilles au sommet ? Au détour d’un entretien dans Paris Match, Emmanuel Macron fait assaut d’amabilités envers son « ami », son « compagnon de route », avec lequel, assure-t-il, il a « longuement préparé » ce plan budgétaire. A l’Elysée, pourtant, on ne jurait jusqu’ici que par la croissance – la nôtre et celle de nos voisins – pour redresser les comptes du pays. L’heure du réveil aurait-elle enfin sonné au palais ? Cassandre n’avait pas empêché la chute de Troie. Mais elle, au moins, réchappa au massacre, contrairement à Priam, le roi de la cité…

Après le coup de semonce du budget Barnier, rejeté en décembre dernier par les voix mêlées de la gauche, socialistes inclus, et du RN, la France ne peut pas se payer le luxe d’une deuxième salve. François Bayrou a gardé quelques cartouches. Les Français ont vu rouge à l’annonce de la suppression de deux jours fériés. Travailler le 8 mai ? Se priver d’un week-end prolongé à Pâques ? « On peut trouver d’autres réglages », confie-t-il à L’Express. « Il faudrait surtout être plus nombreux à travailler », plaide Stéphanie Villers, conseillère économique chez PwC France, déplorant de voir trop de jeunes et de seniors sur le carreau. Quant à la contribution de solidarité sur les plus hauts revenus, censée rapporter un peu plus d’un milliard d’euros, le Premier ministre semble prêt à en relever la jauge. Deux inflexions qui pourraient laisser espérer un début de discussion avec le PS. Lequel s’est engagé, par la voix de son patron Olivier Faure, à présenter « ses propositions chiffrées dans les tout prochains jours ».

Les marchés, eux, ont réagi au quart de tour. Dès l’annonce du Premier ministre sur le vote du 8 septembre, les taux à dix ans de la dette française ont grimpé subitement et se rapprochent désormais d’un record depuis plusieurs années, enregistré en mars dernier. La suite, si les quinze jours qui viennent ne débouchent sur rien, semble malheureusement écrite : dégradation par les agences de notation – le verdict de Fitch est attendu le 12 septembre –, défiance croissante des acheteurs de dette française, hausse insoutenable des taux d’intérêt… Jusqu’à la sanction ultime, une intervention du FMI qui imposerait, sans état d’âme, une cure d’austérité. Un air de déjà-vu. Grecs, Italiens, Portugais, Espagnols, tous ont avalé la potion amère des réformes brutales, plombés par la crise des dettes souveraines des années 2010 : report de l’âge de départ à la retraite à 67 ans, baisse des pensions, hausse des impôts et de la TVA… Choisir nos efforts ou subir des sacrifices : telle est la question de confiance que le Premier ministre, par-delà l’Assemblée, pose aujourd’hui au pays. Le 25 août au soir, il prend congé de L’Express sur ces mots de Charles Péguy : « Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste. »



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Author : Arnaud Bouillin, Muriel Breiman, Thibault Marotte

Publish date : 2025-08-27 03:45:00

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