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Mikhail Komin : « Si un conflit Russie-Otan devait éclater, ce serait probablement dans l’Arctique »

Mikhail Komin : « Si un conflit Russie-Otan devait éclater, ce serait probablement dans l’Arctique »

Il s’agirait de la « priorité absolue de Vladimir Poutine », après l’Ukraine, et pourtant, on sait bien peu de choses de l’agenda du maître du Kremlin dans l’Arctique. Mikhail Komin, chercheur russe en exil affilié au Center for European Policy Analysis, s’est penché sur la question pour le magazine The Economist, à partir d’un rapport réalisé avec la chercheuse Joanna Hosa, dont il livre les conclusions phares auprès de L’Express. « Au cours des cinq dernières années, les dépenses budgétaires allouées à l’Arctique ont presque doublé. Il s’agit d’un changement radical, surtout si l’on tient compte du contexte d’inflation et des bouleversements que connaît l’économie russe depuis trois ans », alerte-t-il.

En cause, selon lui : deux craintes profondément enracinées au sein du Kremlin. A savoir la crainte de perdre sa domination militaire dans la région à mesure que l’Otan s’étend et que ses défenses naturelles s’érodent en raison du réchauffement climatique, mais aussi l’incertitude qui plane au-dessus de ses capacités à extraire des ressources naturelles dans la zone, alors que les sanctions imposées à la Russie l’empêchent d’acquérir la technologie nécessaire pour ce faire. Compte tenu des ambitions de Vladimir Poutine, mais aussi de celles de Donald Trump, la région pourrait bien, pour l’Europe, représenter « le prochain point de confrontation militaire »… Entretien.

L’Express : Selon votre rapport, Vladimir Poutine a fait de l’Arctique l’une de ses priorités ces dernières années. Mais dès 2007, une mission scientifique plantait le drapeau de la Fédération de Russie au pôle Nord. Qu’y a-t-il donc de nouveau ?

Mikhail Komin : Il est vrai que l’intérêt de la Russie pour l’Arctique, et même de l’Union soviétique, remonte à de nombreuses années. Cependant, tout au long des années 2000, la Russie a eu tendance à soutenir l’idée occidentale selon laquelle l’Arctique devait être une zone de coopération exclusivement pacifique et humanitaire. L’épisode de 2007 était une tentative maladroite pour soutenir sa revendication d’une partie du plateau arctique dans les structures internationales. À l’époque, le Kremlin privilégiait les instruments internationaux de coopération dans l’Arctique.

Mais selon les responsables russes que nous avons interrogés lors de nos recherches ultérieures, Vladimir Poutine lorgne sur cette région depuis la seconde moitié des années 2010. La nouvelle doctrine de politique étrangère russe, élaborée en 2023, place cette zone au deuxième rang des priorités de Moscou, après l’espace post-soviétique. Il s’agit là d’un tournant à ne pas négliger : dans les années 1990 et 2000, l’Arctique ne figurait même pas parmi les priorités du Kremlin ! De même, certains signaux, tels que les récents investissements russes dans les infrastructures civiles de la région arctique – comme les ports, les villes et l’industrie locale – devraient nous alerter. Sans oublier que Moscou tente également de revitaliser ses bases militaires et continue d’investir massivement dans les sous-marins nucléaires et les brise-glace à propulsion nucléaire. Au cours des cinq dernières années, les dépenses budgétaires allouées à l’Arctique ont presque doublé. Il s’agit d’un changement radical, surtout si l’on tient compte du contexte d’inflation et des bouleversements que connaît l’économie russe depuis trois ans.

Ces ambitions arctiques se reflètent aussi dans les déclarations publiques du président russe, qui mentionne de plus en plus souvent la région dans ses discours. Il y a un an, il a participé à l’inauguration d’une nouvelle industrie dédiée à la production de gaz liquéfié russe. Au printemps dernier, il a également assisté à un événement à bord d’un sous-marin nucléaire, au cours duquel il a déclaré que la Russie avait l’intention d' »achever » l’Ukraine. Il me semble qu’il a délibérément choisi un sous-marin nucléaire comme cadre pour prononcer ces paroles menaçantes. Il s’est donc passé beaucoup de choses depuis 2020, tant en termes de dépenses budgétaires que d’intérêt des dirigeants. Surtout, je le répète, si l’on tient compte des priorités actuelles en Ukraine et des problèmes économiques découlant de cette guerre.

Pourquoi l’Arctique ?

Les ambitions de la Russie dans l’Arctique répondent à deux insécurités profondément enracinées. La première est la crainte de perdre sa domination militaire dans la région à mesure que l’Otan s’étend et que ses défenses naturelles s’érodent en raison du réchauffement climatique. Selon la plupart des experts russes et occidentaux, 60 % de la capacité de riposte nucléaire de Moscou se trouve dans les eaux nordiques, à bord de ses sous-marins nucléaires. En bref, la capacité de la Russie à déployer ces navires dans les mers du nord tout en restant indétectable par l’ennemi est au cœur de sa stratégie de dissuasion nucléaire. Cependant, avec le développement des technologies, le rapprochement des bases de l’Otan des frontières nord de la Russie et la fonte des glaces, le Kremlin craint que ses sous-marins ne soient pas suffisamment bien cachés. Il s’inquiète donc de plus en plus pour sa sécurité et sa capacité à réagir en cas de guerre majeure avec l’Otan.

La deuxième source d’insécurité concerne sa capacité à extraire les ressources naturelles, telles que le gaz et le pétrole, dans l’Arctique. Selon Moscou, 80 % du gaz naturel du pays se trouve dans cette région, ainsi que 17 % de ses réserves de pétrole. Mais la plupart de ces ressources sont difficiles à exploiter en raison des sanctions imposées à la Russie depuis 2014, qui l’empêchent d’acquérir la technologie nécessaire pour le faire. Cette situation est d’autant plus préoccupante que les ressources disponibles ailleurs s’épuisent. Bien sûr, il existe des moyens de contourner les sanctions, notamment en s’appuyant sur la Chine, mais malgré cela, bon nombre des entreprises russes qui tentent de se développer dans la région arctique pour extraire ces ressources ont des années de retard. Cette situation, qui ne s’améliore pas avec les nouvelles sanctions suite à l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, alimente une profonde inquiétude au sein du Kremlin.

Pour ces deux raisons, Poutine ne peut tout simplement pas se permettre de se désintéresser de l’Arctique.

Vladimir Poutine a récemment annoncé que la Russie discuterait de projets communs avec les États-Unis dans l’Arctique et en Alaska. Donald Trump, qui nourrit lui-même des ambitions pour le Groenland, pourrait-il faciliter l’agenda du président russe dans la région ?

C’est en tout cas ce qu’espère Poutine : tirer parti des ambitions arctiques de Donald Trump. Si la Russie et les États-Unis devaient développer des « projets communs », cela signifierait certainement, pour simplifier, que la Russie investirait dans certaines infrastructures américaines dans l’Arctique, et que les États-Unis feraient de même avec les infrastructures russes. Cela impliquerait que les États-Unis lèvent certaines des sanctions imposées à Moscou. Pour ce faire, Poutine pourrait bien faire miroiter à Trump un accord juteux dans la région en vue de diviser les sphères d’influence entre les deux puissances. Ce qui, à mon avis, serait extrêmement préjudiciable pour le Canada, mais surtout pour l’Europe, qui se retrouverait alors écartée du grand jeu géopolitique qui se joue dans cette région. Et même si les discussions avec Donald Trump sur l’Ukraine devaient échouer définitivement, cela ne mettrait pas nécessairement fin à d’éventuels projets communs. Compte tenu des opinions de Poutine sur l’Arctique et de celles de Donald Trump, le prochain point de confrontation militaire européen pourrait bien se situer dans cette région.

Et non pas en Europe centrale ou orientale ?

Comprenez-moi bien : je ne dis pas que la Russie de Vladimir Poutine va nécessairement lancer des opérations militaires dans l’Arctique. Mais si un conflit entre la Russie et l’Otan devait éclater dans les années à venir, il est fort probable qu’il se produirait dans cette région. Précisément parce que la priorité absolue de Vladimir Poutine, après l’Ukraine, est de contrôler une partie de l’Arctique, et non l’Europe. Ainsi, le territoire où se déroulerait la confrontation principale serait sans aucun doute près de la mer de Barents ou de la mer Baltique, et non, comme on le suggère parfois, dans le corridor de Suwalki en Pologne ou en Moldavie.

En un sens, si une telle opération devait avoir lieu, elle suivrait une logique similaire à celle qui a conduit Poutine à envahir l’Ukraine. Le Kremlin estimait qu’une Ukraine pleinement pro-occidentale, susceptible d’intégrer l’UE et l’Otan, représentait une menace stratégique pour la Russie, à tel point qu’il a d’abord tenté, en 2013-2014, de changer son orientation politique par la force, puis en 2022, par le biais de l’invasion à grande échelle à laquelle nous assistons depuis trois ans. Ce scénario d’attaque « préventive » de la Russie pour conserver son avantage sur l’Occident pourrait se répéter dans l’Arctique, mais cette fois-ci pour sécuriser ses atouts stratégiques, notamment nucléaires, dans le Grand Nord.

Que peut faire l’Europe face à la trajectoire suivie par la Russie ?

Il est compréhensible que, depuis dix à quinze ans, l’agenda européen dans l’Arctique se soit principalement concentré sur les questions environnementales et scientifiques et sur les peuples autochtones. Mais je crains que cette époque soit révolue et que l’Europe doive désormais donner la priorité à son agenda militaire dans cette nouvelle zone géopolitique sensible. Le problème est que le Vieux Continent a l’habitude d’établir une coopération militaire avec les États-Unis, qui semble compromise sous l’administration Trump, notamment en raison de l’intérêt du président américain pour le Groenland. Ainsi, afin de contrer les ambitions impérialistes de la Russie et des États-Unis dans la région, les pays européens devraient se concentrer principalement sur le développement d’une coopération militaire qui n’implique pas les États-Unis. Cela pourrait concerner l’Inde, par exemple, qui commence également à s’intéresser à cette région, mais aussi le Canada. En tout état de cause, l’Europe devrait au moins afficher des ambitions plus indépendantes dans la région, et ne pas se contenter de celles fondées sur les États-Unis, notamment en renforçant le format NORDEFCO (NDLR : un programme de collaboration entre la Finlande, la Suède, la Norvège, le Danemark et l’Islande créé en 2009). Il serait également utile d’allouer une partie des budgets récemment approuvés pour le réarmement de l’Europe au renforcement de la flotte dans la mer de Barents et la mer du Nord.

Pour soutenir sa stratégie dans le Grand Nord, Poutine s’appuie notamment sur la Chine. Mais selon un document confidentiel des services secrets russes révélé par le New York Times en juin, le Kremlin serait de plus en plus méfiant envers Pékin… Cela pourrait-il entraver les ambitions de la Russie dans l’Arctique ?

La question est complexe. D’un côté, la Russie est devenue très dépendante de la Chine depuis les sanctions occidentales : Pékin achète beaucoup de ressources à la Russie, ce qui a aidé Vladimir Poutine à poursuivre sa guerre contre l’Ukraine. Le problème est qu’en contrepartie, la Chine tente d’imposer certaines de ses priorités à la Russie. Parmi celles-ci figure une présence accrue dans l’Arctique. Moscou et Pékin ont signé plusieurs mémorandums soulignant l’importance de cette région dans leurs relations et exprimant leur ambition d’y réaliser certains investissements. Mais le Kremlin se méfie beaucoup de la présence et des ambitions de la Chine dans l’Arctique, en particulier en ce qui concerne la route maritime du Nord (NDLR : « Northern Sea Route », NSR). La Russie considère la route maritime du Nord comme une artère commerciale « nationale » et a établi un contrôle personnel de facto sur l’ensemble du territoire, ne permettant à aucun acteur international d’y entrer. Pour le Kremlin, la route maritime du Nord est avant tout un atout en matière de sécurité. De son côté, la Chine, qui s’est déclarée « État proche de l’Arctique » dans son livre blanc, propose que cette route soit considérée comme une route commerciale « internationale » librement accessible à tous les pays. Pékin souhaiterait que la route maritime du Nord fasse partie de son initiative « Belt and Road ». Tout cela irrite fortement le Kremlin, tout comme la construction active par la Chine de sa propre flotte de brise-glace. Si la Russie ne laisse pas la Chine entrer dans les eaux arctiques et sur la NSR, la Chine n’aura nulle part où utiliser ces navires.

La question des relations sino-russes dans la région est donc relativement incertaine. Disons simplement que la Chine et la Russie ont en commun d’être toutes deux des régimes autoritaires qui se comprennent très bien sur certaines questions et se font concurrence sur d’autres. Pour l’instant, c’est ce dernier aspect qui semble prévaloir et, d’une certaine manière, a gelé la coopération entre les deux États dans l’Arctique. Mais plus la guerre de la Russie en Ukraine se prolonge, plus la Russie deviendra dépendante de la Chine, ce qui pourrait finalement conduire Pékin à faire pression sur Moscou sur les questions arctiques et à obtenir un accès plus important à la région, ce qui modifierait la géopolitique de la zone.



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-09-03 15:59:00

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