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Notre génération est-elle condamnée à vivre moins de 100 ans ? L’analyse du démographe Carlo Giovanni Camarda

Notre génération est-elle condamnée à vivre moins de 100 ans ? L’analyse du démographe Carlo Giovanni Camarda

Pendant près de 90 ans, l’humanité a vécu une heureuse révolution. De 1850 à 1938, l’espérance de vie a grimpé de façon quasi mécanique et chaque génération vivait plus longtemps que la précédente. Ainsi, un bébé né en 1900 pouvait espérer vivre 62 ans en moyenne, contre 80 ans pour celui né en 1938. Si cette progression avait continué au même rythme, une personne née en 1980 aurait pu atteindre les 100 ans en moyenne. Sauf qu’une étude scientifique publiée le 25 août dans la revue PNAS nuance cette vision optimiste. Selon ses auteurs, la progression de l’espérance de vie s’essouffle. Leurs résultats viennent rebattre les cartes dans le débat sur l’espérance de vie – où s’opposent traditionnellement un camp « optimiste » et un « pessimiste » – en fournissant une analyse plus nuancée et surtout plus robuste méthodologiquement. Un changement crucial, alors que le vieillissement démographique bouleverse nos sociétés : des systèmes de retraite aux budgets de santé publique

José Andrade, de l’Institut Max Planck de démographie en Allemagne, Carlo Giovanni Camarda de l’Institut national d’études démographiques en France et Héctor Pifarré i Arolas, de l’Université du Wisconsin, aux Etats-Unis, ont analysé les données de mortalité de 23 pays riches, dont la France, depuis 1850. Ils ont ensuite projeté l’espérance de vie des générations nées entre 1939 et 2000 en suivant six méthodes statistiques différentes afin d’obtenir le résultat le plus robuste possible.

Leurs résultats convergent : les gains d’espérance de vie ont ralenti de – 37 % à – 52 %, selon les méthodes utilisées. Ainsi, entre 1900-1938, on enregistrait + 0,46 année d’espérance de vie par génération. Mais entre 1939 et 2000, ce gain n’est plus que de + 0,22 à + 0,29 année. Autrement dit, aucune génération née après 1939 dans chacun des 23 pays étudiés ne devrait atteindre les 100 ans d’espérance de vie en moyenne. Bonne nouvelle néanmoins : la France figure parmi les pays les mieux lotis, avec une espérance de vie projetée entre 92 et 95 ans pour les générations nées en 2000. Le démographe Carlo Giovanni Camarda, coauteur de l’étude, décrypte les raisons de ce ralentissement.

L’Express : Moi qui suis né en 1986, dois-je renoncer à l’idée de souffler mes 100 bougies ?

Carlo Giovanni Camarda : Notre étude traite des moyennes populationnelles, elle ne révèle pas des destins individuels. Ce que nous montrons, c’est qu’au niveau des populations, les projections sont plus pessimistes que par le passé. Mais attention, il y a toujours des progrès. Il n’y a pas de stagnation ou de diminution de la longévité. Néanmoins, les gains extraordinaires vécus par les personnes nées entre 1900 et 1940 ne se reproduiront pas au même niveau d’accélération pour les générations suivantes.

Et pourtant, nous n’avons jamais eu autant de moyens médicaux qu’aujourd’hui. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Nous avons vécu plusieurs phases dans la transition démographique. Les générations nées au XIXe et au début du XXe siècles ont bénéficié d’innovations majeures qui ont surtout réduit la mortalité infantile. Puis, après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu une diminution de la mortalité adulte. Enfin, dans les années 1970-1990, nous avons vécu ce qu’on appelle la « révolution cardiovasculaire » : c’est-à-dire des progrès révolutionnaires dans le traitement des maladies cardiaques, avec les transplantations, les pontages, stents, etc.

Le paradoxe vient du fait que lorsque vous sauvez la vie d’un enfant d’un an, vous gagnez potentiellement 80 années de vie supplémentaires. Mais si vous sauvez la vie d’une personne de 40, 60 ou 80 ans, ce gain est plus faible. Et aujourd’hui, les progrès médicaux portent surtout sur les maladies neurodégénératives comme les démences (Alzheimer ou des pathologies apparentées) et les cancers, qui touchent principalement les personnes plus âgées. Le gain d’espérance de vie est mathématiquement plus petit.

Votre étude montre effectivement que plus de la moitié de cette décélération de l’espérance de vie s’explique par la mortalité infantile qui ne diminue plus. Pourquoi ?

Parce que nous sommes arrivés à un niveau de mortalité infantile si bas qu’il devient très difficile de progresser davantage. La nature des causes des décès des enfants a d’ailleurs complètement changé. Voici un chiffre frappant : au début du XXe siècle, les enfants qui mouraient avant un an vivaient en moyenne trois à quatre mois, parce qu’ils souffraient de maladies infectieuses ou respiratoires que nous traitions mal, mais que nous avons appris à très bien soigner. Aujourd’hui, les enfants qui meurent avant un an ne vivent que quelques semaines en moyenne, notamment à cause de problèmes génétiques qui sont très difficiles, voire impossibles à traiter.

Votre analyse porte sur 23 pays riches, dont la France, mais votre étude ne donne pas les détails pour notre pays. Avons-nous des spécificités ?

Pour vous répondre, j’ai dû ressortir nos tableaux de données et je peux vous dire que la France s’en sort très bien. Cela n’a rien d’étonnant, puisqu’on le sait : l’Hexagone figure parmi les pays dont l’espérance de vie est la plus grande. Nos estimations confirment cette tendance. Ainsi, nos différentes méthodes d’analyse indiquent que les personnes nées en 2000 en France peuvent espérer vivre 92 ans en moyenne. Les modèles les plus optimistes atteignent même 94,8 ans pour les femmes.

Avec cette progression continue mais ralentie, les Français pourraient donc quand même atteindre les 100 ans d’espérance de vie en moyenne ?

Potentiellement oui. Nous pourrons y arriver. Mais quand ? Je ne peux pas me lancer dans de telles projections temporelles. Il sera en tout cas intéressant de refaire notre travail dans 15 ans, avec de nouvelles données.

Au fil des ans, les prévisions démographiques se sont souvent trompées. D’autres travaux sont d’ailleurs bien plus optimistes que vous, ou au contraire plus pessimiste. Difficile de savoir qui croire dans ce contexte…

Comme disait un célèbre humoriste : « Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir ». Plus sérieusement, nous ne sommes pas des oracles. Il est vrai que les prévisions démographiques se sont souvent trompées, surtout jusqu’aux années 1990, parce qu’elles n’utilisaient pas suffisamment les sciences statistiques. Mais depuis trente ans, des méthodes stochastiques avec intervalles de confiance se sont développées et améliorées. Notre étude s’appuie sur ces améliorations.

De plus, nous avons privilégié une approche par cohorte (toutes les personnes nées la même année) plutôt qu’une approche par période (qui reflète les conditions de mortalité d’une année donnée), qui est plus sensible aux chocs temporaires. Nous avons aussi choisi six modèles statistiques différents pour effectuer nos projections, dont les résultats convergent. Enfin, nous avons intégré dans nos données les « chocs démographiques » liés aux crises du passé – guerres, sida, Covid – et les avancées médicales. Tout cela confère une vraie robustesse à nos résultats.

Néanmoins, des milliards sont investis dans les gérosciences et les thérapies anti vieillissement : thérapies géniques, intelligence artificielle, nanotechnologies, reprogrammation cellulaire… Ces innovations ne pourraient-elles invalider vos projections ?

Notre approche consiste à se baser sur les données du passé pour se projeter dans le futur. Nous avons donc pris en compte les progrès historiques : la diminution de la mortalité infantile, l’arrivée des antibiotiques, la révolution cardiovasculaire, etc. Mais nos projections ne peuvent pas anticiper des innovations futures qui seraient plus puissantes que celles du passé.

Et il n’y a pas que les innovations médicales qui pourraient venir contrarier nos prévisions, mais aussi les changements de comportements. Nous avons par exemple vu une stagnation de l’espérance de vie féminine plus marquée aux Pays-Bas et au Danemark que dans d’autres pays riches car les femmes y ont commencé à fumer plus tôt et plus fortement. Puis l’espérance de vie a progressé de nouveau quand le tabagisme féminin a diminué.

Quelle innovation future ferait le plus gagner d’espérance de vie selon vous ?

Probablement les progrès pour traiter le cancer. C’est l’un des domaines où il y a le plus d’investissements et le plus de potentiel. Mais attention, il existe de nombreux cancers différents et il ne sera pas facile d’apporter une réponse thérapeutique à chacun d’entre eux.

Le démographe S. Jay Olshansky, l’un des plus grands spécialistes mondiaux de la longévité, affirmait dans nos colonnes que l’espérance de vie devrait plafonner autour des 87 ans. Vos travaux confirment-ils ce « mur biologique » ?

La différence entre les travaux de S. Jay Olshansky et les nôtres, c’est que nous avons une approche de statisticiens, et lui une approche déterministe, de mathématicien. Il estime qu’il existe une rigidité biologique qu’il ne sera pas possible de dépasser. Nous, nous regardons ce que les données du passé nous montrent et nous extrapolons au futur, sans poser aucune contrainte. Nos modèles n’ont donc pas de mur biologique intégré. D’ailleurs, quand nous estimons que l’espérance de vie pourrait atteindre 92 ou 94 ans en France, ce n’est pas une limite que nous nous imposons ni une certitude optimiste, c’est ce que les données statistiques suggèrent.

Quelles implications ce ralentissement de la progression de l’espérance de vie peut avoir pour les politiques publiques ?

Nos résultats diffèrent d’autres projections et cela a des implications sur deux points : sociétal d’abord, puisque cela peut bouleverser l’organisation des systèmes de pensions, de retraite, l’organisation du système de santé, etc. Si vous changez d’un ou deux ans les projections d’espérance de vie, cela impacte énormément les assurances par exemple.

Ensuite, il y a un changement de perspective individuel. Car notre étude peut aider chaque génération à mieux aborder le futur, par exemple à ajuster nos perspectives personnelles, nos décisions d’épargne et nos investissements.



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Author : Victor Garcia

Publish date : 2025-09-05 14:00:00

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